Si l'on se pose la complexe question de savoir quelle est l'identité de Taiwan, il existe deux façons fort différentes de répondre.
L'une, simple, souvent utilisée, est de définir un Taiwanais par ses origines. Il est Aborigène [原住民], Hakka [客家人], Minnan [閩南人], ou continental des diverses autres provinces de Chine [外省人] arrivé après la rétrocession de l'île de Taiwan à de Chine en octobre 1945. Cette présentation peut avoir à première vue le mérite de la rationalité, en présentant l'identité d'un habitant de Taiwan comme étant automatiquement celle du groupe ethnique auquel il appartient. Mais elle oublie du même coup la différence de ceux des Hakkas, des Minnan et des Continentaux qui ne se reconnaissent plus dans cette division ethnique, devenue en bonne partie surannée après plusieurs décennies de vie en commun. En outre, cette présentation a l'inconvénient de donner des arguments trop simples à ceux qui cherchent à exploiter politiquement ces tensions.
Une autre façon de répondre consiste à voir dans l'histoire complexe de Taiwan, et particulièrement dans celle de ces cent dernières années, la réponse à la question posée. Par le Traité de Shimonoseki [馬關條約], cède bien à contrecœur, après cinq sessions de négociations, l'île aux Japonais. La terre chinoise perd alors peu à peu ses marques culturelles, après l'apaisement de la rébellion contre l'occupant étranger, qui resta sur l'île pendant cinquante ans. La suite est mieux connue de tous : l'accueil chaleureux fait aux Nationalistes en octobre 1945, les événement de février-mars 1947 [二二八事件], l'arrivée du Gouvernement central le 7 décembre 1949, le rêve de la reconquête du Continent, la menace de l'invasion communiste, la dictature, la libéralisation, les élections libres, mais avec toujours ce qui n'a pas changé depuis l'hiver 1949-1950 : la menace de continentale. Cette histoire tourmentée n'est certes pas de nature à forger une identité commune et rigoureusement identique pour tous les groupes ethniques de l'île. Mais savoir ce qu'est Taiwan aujourd'hui nécessite évidemment d'analyser ce patrimoine historique commun, dont les éléments divers ont suscité chez les groupes concernés des réactions tour à tour identiques et différentes. La question de savoir si la réunification du pays est opportune, même à long terme, fait l'objet sur l'île de discussions parfois vives. Mais l'opposition à l'attitude impériale et militariste de , elle, fait l'objet d'une quasi-unanimité. Cette seconde approche ne vise en rien à feindre d'ignorer les différences ethniques qui demeurent, mais cherche à voir dans l'histoire, plutôt que dans la race, les vrais fondements de la richesse de l'identité de l'île.
Et c'est l'approche qui nous semble avoir été adoptée par les auteurs de cet ouvrage collectif : A l'ombre de : développements politiques à Taiwan depuis 1949. L'ouvrage fut édité à Londres et Honolulu en 1992, puis à Hong Kong en 1993, sous la direction de Steve Tsang, chercheur associé au Saint Anthony's College d'Oxford. A l'ombre de regroupe les contributions de sept des meilleurs universitaires spécialistes de Taiwan, avec en outre une contribution de Ma Ying-jeou [馬英九], l'actuel ministre de , rédigée alors que celui-ci était encore vice-président et porte-parole de la commission d'Etat aux Affaires continentales [大陸委員會]. Depuis la publication de l'ouvrage, un certain nombre de choses ont changé, avec par exemple l'émergence du Nouveau Parti Chinois [新黨], l'emploi plus fréquent de références aux qestions ethniques dans les discours électoraux, l'achèvement du processus constitutionnel de démocratisation avec la réforme de pour permettre l'élection directe du président de , et avec l'élection directe des maires de Taipei et de Kaohsiung, ainsi que du gouverneur de de Taiwan, le 3 décembre 1994. De nouvelles étapes douloureuses sont aussi survenues dans les relations entre les deux rives, comme le massacre de 24 touristes taiwanais sur le lac des Mille îles [千島湖] en mars 1994, ou encore les pressions de continentale auprès du Comité olympique asiatique pour exclure Taiwan de la place qui lui revient, à l'automne 1994 (affaire des Jeux d'Hiroshima) ou en mai 1995 (concurrence entre Pusan et Kaohsiung pour la désignation de la cité olympique de 2002). Des étapes plus sereines, aussi, furent celles des nombreuses rencontres entre l'ARATS et , les deux organismes semi-officiels continental et taiwanais chargés de négocier un rapprochement pacifique entre les deux rives du détroit de Taiwan. L'analyse va assez en profondeur, dans les limites du format de l'ouvrage, à la rencontre de l'histoire de de Chine depuis 1949, pour s'accommoder fort bien des développements qui ont suivi sa parution.
L'ouvrage, à travers sa structure collective, met en évidence les différentes dimensions de l'identité de Taiwan. Mais s'agit-il de celle que l'île s'est construite, ou de celle à laquelle elle a droit? Les deux à la fois, à l'évidence. On ne pense souvent qu'à la première. A l'ombre de ─ et particulièrement la contribution de Thomas B. Gold ─ met en lumière le rôle dans la définition de l'identité de Taiwan de cette contrainte tout sauf extérieure qu'est la présence à l'ouest de l'île de l'encombrant voisin continental. L'ombre de est un jeu d'ombres chinoises. De 1949 à 1987, aucun rapport officiel n'a été établi entre les deux rives, et pourtant jamais la Chine ne s'est absentée du paysage politique et identitaire de Taiwan. C'est toujours aussi vrai aujourd'hui, ceux qui pensent à l'indépendance étant bien forcés de dire de qui ils veulent s'émanciper.
Gold définit trois dimensions à « l'ombre de ». La première est géographique, et c'est celle qui a permis à de gagner sur les Japonais une bataille bien antérieure à la fin du XIXe siècle pour la colonisation humaine et culturelle d'une île qui à l'origine n'était ni chinoise (sauf sur le plan géomorphologique), ni japonaise, puisque peuplée de tribus malayo-polynésiennes. Les deux autres dimensions sont historico-politiques, à savoir la présence à Taipei depuis 1949 du Gouvernement central de de Chine, qui dans le combat idéologique qui l'opposait à son rival continental, et sa revendication de la légitimité à recouvrir la souveraineté du Continent, fut conduit à une surenchère culturelle chinoise, pour prouver que Taiwan était le vrai sanctuaire de la culture chinoise à l'heure où des hordes enragées de gardes rouges détruisaient allègrement les trésors historiques sur le Continent. Enfin, la simple présence de communiste et l'alternance des chauds et froids qu'elle a soufflés et continue de souffler sur les relations dans les deux rives du détroit de Taiwan est, comme on l'a dit plus haut, un facteur de première importance dans la définition d'une identité sur l'île de Taiwan. Pour être complet, il faudrait rajouter une quatrième dimension aux trois mises en évidence par Thomas B. Gold : l'ombre de , quand celle-ci est réellement absente, mais que son prestige culturel et historique continue d'attirer les élites. Nous parlons bien sûr des cinquante années de colonisation japonaise, qui se sont heurtées à trois décennies au moins de révoltes ─ fortes puis résiduelles ─ jusqu'à ce que le système administratif et scolaire du Japon impérial appliqué à Taiwan socialise l'élite taiwanaise dans un sens plus tolérant à l'égard du Japon. En août 1945, néanmoins, le retour de Taiwan dans le giron continental fut un événement attendu du côté taiwanais, et en octobre, les premières troupes nationalistes furent accueillies dans l'émotion. Si, plus tard, les choses se sont gâtées, cinquante années d'occupation japonaise, achevées par une guerre sino-japonaise se traduisant sur l'île par un contrôle très strict de l'information sur et par une politique d'assimilation rapide des Taiwanais dans l'empire nippon, n'avaient pas poussé l'élite de l'île à penser son identité autrement que comme une province chinoise. On retrouve, aujourd'hui encore, plus que des traces de cette quatrième dimension de l'ombre de , notamment à travers la vision qu'ont les Chinois de Taiwan venus du Continent entre 1945 et 1949, ainsi que leurs descendants de la seconde génération [外省子弟], de ce que doivent être de Chine et la politique nationale de réunification.
Ce cadre posé par Gold, les sept autres textes énumèrent et analysent quelques-uns des principaux facteurs de l'identité de Taiwan, celle, cette fois, que l'île s'est donnée elle-même depuis 1949. Chiu Hong-da examine l'histoire constitutionnelle du régime; Steve Tsang essaye de déterminer si et quand Chiang Kai-shek a renoncé au rêve de reconquête du Continent; Hermann Halberstein replace les réformes politiques dans le cadre d'un réajustement de aux réalités de l'île; Tien Hong-mao et Fu Hu dressent un tableau des forces, notamment électorales, qui ont stimulé les réformes; Jürgen Domes retrace la naissance de l'opposition et sa transformation en parti politique; et Ma Ying-jeou délivre la vision de Taipei des relations entre les deux rives, reflet de la perception qu'à Taiwan de son identité.
─ Stéphane Corcuff