Grand-mère Kao Ting Huei-chen est âgée de 86 ans. Elle n'avait jamais pensé que le passe-temps favori de son enfance lui permettrait d'élever sa famille de cinq personnes après leur fuite du continent chinois en 1949.
Née en 1912, issue d'une famille aisée de Rizhao, dans la province du Shantung, Grand-mère Kao a pour parent Samuel Ting, lauréat du Prix Nobel de physique en 1976. Alors qu'elle était âgée de douze printemps, Kao Hui-chen décida d'offrir à son petit frère un cadeau pour son premier anniversaire. « J'avais déjà vu des adultes faire des chaussures de toile et cela ne m'avait pas paru très difficile », se souvient-elle dans son fort accent du Shantung. Elle se procura alors du tissu et confectionna en grand secret des chaussons pour son petit frère. C'était sa première paire.
Avant l'apparition des chaussures de cuir en Chine à la fin du XIXe siècle, tout le monde portait des chaussures de toile. Les riches portaient des chaussures de satin brodées, les gens du commun des chaussures en tissu ordinaire et les pauvres des sandales en roseau. Les plus démunis allaient pieds nus. Avant l'ère de la production en série, les chaussures, tout comme les vêtements, étaient fabriquées par des femmes cousant à la maison.
« Si une jeune fille voulait se marier, elle devait être capable de coudre une bonne paire de chaussures », rappelle Hui-chen. « Votre belle-mère inspectait votre travail pour juger de votre maniement de l'aiguille ». Durant l'enfance, elle apprit l'art et les techniques nécessaires à la confection de chaussures, de vêtements et de tout autre ouvrage de couture. « Pas une seule femme de mon village natal n'était meilleure que moi à l'aiguille », affirme-t-elle avec un geste de la main pour appuyer son propos. «Vous m'entendez, pas une! » insiste-t-elle avec un large sourire sur son visage ridé encore plein de charme.
A 23 ans, elle épousa Kao You-san, également issu d'une famille riche et respectable et le couple donna naissance à trois enfants, deux garçons et une fille. Les choses allaient bien pour Hui-chen, jusqu'au jour où survint la guerre. Tout le monde fut alors logé à la même enseigne, et la famille fut contrainte de quitter la vie tranquille et prospère du nord-est de la Chine. Les biens, le personnel, la terre et la maison luxueuse, tout fut perdu. Hui-chen avait 39 ans lorsqu'elle et sa famille fuirent la Chine communiste pour se réfugier à Taiwan.
La vie à la fin des années 1950 était difficile, surtout pour les nouveaux immigrants, et Hui-chen ne fit pas exception : « Mon mari gagnait seulement quelques yuans par mois à cette époque. Comment pouvions-nous élever une famille avec ça? » Sur la suggestion de l'un des collègues d'armée de son fils, elle commença à confectionner des chaussures de toile, travaillant sans relâche pour achever une paire dans la journée. Avec ces revenus supplémentaires, elle permit à sa famille de joindre les deux bouts.
Grand-mère Kao Ting Huei-chen : « J'avais déjà vu faire des chaussures de toile et cela ne m'avait pas paru trop difficile. Je me suis procuré du tissu et j'ai confectionné des chaussons pour mon petit frère. C'était ma première paire! »
Comme leur nom l'indique, ces chaussures sont intégralement composées de toile, aussi bien la semelle que la partie supérieure qui sont cousues ensemble par du fil de chanvre. « Vous pouvez utiliser toutes sortes de tissus. Si ce dernier est fin, vous collez trois couches pour faire une semelle. S'il est assez épais, deux suffisent. Vous pouvez même assembler quatre couches, elles dureront plus longtemps. Une fois la semelle terminée, elle doit être mise sous presse, sous un objet très lourd, une bille de bois par exemple. Ensuite, il faut la laisser sécher intégralement jusqu'à ce qu'elle soit comme du carton. Vous percez alors des trous dans la semelle et la cousez très fermement au moyen de fil de chanvre. Pour la partie supérieure, vous découpez le tissu et le collez dos à dos avec une pièce de lin puis vous devez immédiatement la repasser. Si vous ne repassez pas, les deux pièces n'adhéreront pas correctement. Enfin, vous assemblez la semelle et la partie supérieure. Une fois ce travail terminé, vous pouvez retourner la chaussure ».
Grand-mère Hui-chen a eu les pieds bandés lorsqu'elle était enfant, aussi n'achète-t-elle jamais de chaussures. Elle fait les siennes au fur et à mesure de ses besoins. Une paire dure environ trois mois. Un de leurs inconvénients est qu'elles sont rapidement trempées dès qu'il pleut. Mais cela ne gêne pas Hui-chen : « Et alors, elles sèchent, n'est-ce pas? »
Ce n'est pas une activité très lucrative, puisque plus de la moitié de ses gains partent dans le tiroir du commerçant qui vend ses chaussures au détail. « Je touche 60 NTD (2,20 USD) pour une paire de chaussures pour enfants mais dans une boutique, ils les vendent 150 NTD (5,45 USD). Et pour les chaussures pour adultes, le rapport se situe à 100 NTD (3,60 USD) contre 300 NTD (10,90 USD) », explique-t-elle d'une voix où pointe l'indignation. Pourquoi ne pas ouvrir sa propre boutique? Hui-chen répond que les clients ne comprendraient pas son accent du Shantung. A l'heure actuelle, elle ne travaille plus beaucoup pour la vente et lorsqu'elle sort des aiguilles, c'est plutôt pour passer le temps.
Il fut une époque où même les chaussures en satin brodé portées par les épouses des officiels et des hommes d'affaires comportaient des semelles en toile. La chaussure brodée, à portée de tous, a connu un renouveau ces dernières années. La boutique « La Chaussure du petit Jardin », fondée en 1946 à Shanghai et installée en 1949 à Taiwan, propose ce genre d'articles.
« La Chaussure du petit Jardin » était auparavant sise rue de Hsining dans le quartier de Hsimenting, qui était à cette époque le quartier le plus chic de Taipei. Il y a vingt ans, Franky Chen, diplômé en mécanique, a repris le commerce et déménagé dans un quartier plus calme.
Chen a développé de nouveaux styles, innovant même un genre de chaussures brodées à haut talon : « Mais elles ne durent pas, les orteils sont comprimés et elles s'usent plus rapidement que les chaussures plates ». L'affaire a été intégralement réorganisée sous sa direction et il y a encore quelques années, il recevait des commandes du Japon. Mais les clients japonais étaient difficiles et exigeants. Ils trouvaient toujours des défauts de fabrication et ne se gênaient pas pour renvoyer la marchandise quand leurs ventes étaient à la baisse. « Les chaussures brodées sont faites à la main, comment pouvez-vous espérer les standardiser? »
Même la semelle est en tissu. Elle est constituée de plusieurs couches collées, mises sous presse puis séchées, l'ensemble étant ensuite cousu avec du fil de chanvre.
Le commerce est assurément en déclin. Il fut une époque où il n'y avait pas moins de quatre boutiques de chaussures brodées à Hsimending mais à l'heure actuelle, « La Chaussure du Petit Jardin » est la seule rescapée. Selon Chen, de moins en moins de femmes portent le « qipao » (robe traditionnelle chinoise, fendue sur les côtés) et celles qui le portent recherchent généralement des chaussures de bonne qualité.
Chen a vu au moins un tournant important dans cette industrie. En 1961, il innova la technique des semelles en caoutchouc, qui étaient fabriquées à partir de vieux pneus de voitures. Le caoutchouc fit rapidement ses preuves face aux semelles en tissu qui ne sont pas vraiment adaptées à Taiwan : « Il pleut beaucoup ici, c'est différent du continent. Là-bas, seuls les gens riches pouvaient se procurer des chaussures brodées. Ils les portaient à la maison, et quand ils sortaient, ils étaient véhiculés en chaise à porteurs. En d'autres termes, leurs chaussures ne s'usaient pas rapidement ».
La demande constamment en baisse pose également un problème d'approvisionnement en matériaux. « Bien sûr, on peut trouver ce qu'on veut, mais je ne peux pas me permettre d'acheter en gros », explique Franky Chen. « Un mètre de satin permettra de faire six paires de chaussures ; dix mètres, soixante paires. Mais les fabricants de textile ne vont pas accepter de m'en vendre moins de cent mètres. Or, comment puis-je espérer fabriquer et vendre six cent paires de chaussures brodées dans d'aussi courts laps de temps? C'est impossible! » Il résoud généralement le problème en se rendant dans les magasins au détail de la rue Tihua où elle peut acheter les quantités désirées, mais au prix fort.
Deux couples de retraités, les Kuo et les Pan, sont sous contrat pour les travaux de broderie de « La Chaussure du petit Jardin » depuis plusieurs années. C'est l'une des raisons pour laquelle Chen ne ferme pas boutique : « C'est pour leur bien. Tant qu'ils font des chaussures, ils mobilisent leur cerveau et leurs mains, cela leur évite de contracter la maladie d'Alzheimer. Mais il faut se rendre à l'évidence, leur habilité n'est plus ce qu'elle était ».
Le commerce de Franky Chen n'est pas le seul dans l'île. Le patron de Tungtai, Hsia Yu-ming, affirme que le président Lee Teng-hui partage quelque chose avec ses prédecesseurs, les présidents Chiang Kai-shek et Chiang Ching-kuo — le plaisir de porter, lors de son temps libre, des chaussures de toile noire confectionnées par son entreprise. « C'est un peu comme si le président Lee Teng-hui avait chaussé les souliers des Chiang! », plaisante-t-il.
Un commerce riche en couleurs mais peu lucratif. Un artisan ne touchera que deux NTD pour une paire de chaussures pour enfant, alors que la boutique la commercialisera au moins deux fois plus cher.
Tungtai est installé dans un appartement modeste, niché entre une boutique de fruits et un restaurant de nouilles, au cœur du marché Chengchung dans le centre de Taipei. Hsia Yu-ming se vante d'avoir possédé le premier grand magasin de chaussures de toile, alors qu'il avait débuté avec un petit étal illégal sur le trottoir de Taipei en 1949.
A cette époque, les temps étaient particulièrement difficiles pour les familles immigrantes de soldats. Dans cet environnement inconnu, sans argent, sans terres, sans famille sur place, les hommes démobilisés étaient incapables de trouver du travail. Le père de Hsia était de ceux-là. Lorsqu'il quitta l'armée, il resta sans travail pendant longtemps. Sa mère, Hsia Chu Yu-chin, qui a maintenant 88 ans, se souvint alors de ses anciens talents et eut l'idée de les mettre à profit. Elle commença à faire des chaussures pour enfants, ce qui permit à la famille de vivre plus à l'aise.
A cette époque, le niveau de vie était bas. Il y a trente ans, les chaussures de sport n'existaient pas et tous les enfants portaient des chaussures en toile. « Les affaires marchaient bien, une paire pour enfant coûtait environ 50 cents et une paire pour adulte, 80 cents. Nous gagnions assez pour élever nos quatre enfants. Notre petit étal attirait les artisans en quête d'ouvrage et les plus expérimentés venaient travailler à mi-temps quand ils avaient besoin de revenus supplémentaires ». Arriva le jour où la police exigea de Tungtai la fermeture de l'étal et Hsia déménagea à son emplacement actuel dans le marché de Chengchung.
Il y a environ quinze ans, Hsia hérita du commerce maternel. « Ma mère cessa de faire des chaussures après le décès de mon père en 1981, mais il y avait encore des personnes qui continuaient et elle trouvait dommage d'arrêter ».
Tout comme Chen, Hsia fait ses courses au marché de Tihua et sous-traite le travail de broderie et le processus d'assemblage à six ou sept artisans. « Rares sont ceux qui souhaitent s'initier à cet artisanat. Vous n'avez pas de sécurité sociale ni de vacances dans ce métier. La plupart des artisans ont près de 70 ans. A l'heure actuelle, on recourt même à la programmation informatisée pour effectuer la broderie ».
Quand on lui pose des questions sur sa clientèle, le visage de Hsia s'illumine. « Le président Chiang Kai-shek et son fils Chiang Ching-kuo ont tous deux été de fidèles clients. Le président Lee Teng-hui est également l'un de nos habitués. Il envoie son personnel acheter des chaussures mais nous savons que c'est pour lui, car il prend la taille 84 (supérieure à la moyenne des Taiwanais). Madame Chiang kai-shek est également cliente, de même que le général Ho Ying-chin, qui venait auparavant en personne (le général Ho a reçu la capitulation des Japonais en 1945) ».
Hsia estime qu'environ 70% de ses clients sont bouddhistes. Les bouddhistes pensent que les animaux ne doivent pas être sacrifiés aux besoins humains. Porter des chaussures en cuir, fabriquées à partir de la peau des animaux, est synonyme de transgression d'un interdit. On relève aussi que certaines secrétaires apprécient les chaussures de toile car elles sont plus confortables que les chaussures à haut talons. Tungtai propose également des chaussures sur mesure pour un prix très raisonnable de 250 NTD, soit 9 USD. « Vous n'avez qu'à nous envoyer le tissu et on trouvera sûrement quelqu'un pour vous en faire une paire de chaussures ».
(v.f. : S. M.)
Photos de Huang Chung-hsin