17/07/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Un nouveau-né sur le marché

01/07/1990
De succulentes préparations...(Photo : Chung Yung-ho)

Le bétel*, que l'on nomme par déri­sion à Taïwan « chewing-gum taïwanais », est devenu un sujet très controversé. L'augmentation rapide et notable de plantations d'aréquier et surtout de la consommation de son fruit, la noix d'arec, ont soulevé quelque émoi chez de nombreux organismes d'Etat. Les percepteurs d'impôts sont fâchés de voir les vendeurs de bétel glisser en douce des millions de yuans taïwanais sans aucune imposition sur ce commerce. Les responsables de l'agriculture sont préoccupés de constater que la superficie plantée d'aréquiers croisse si rapidement alors que l'agriculture traverse une crise économique rurale aiguë qui réclame des subventions devant la surproduction et la chute des prix. Même les autorités de la santé publique ont hurlé contre son usage parce que la noix est fourrée d'une préparation stimulante qui, à la longue, a des effets nocifs, comme le cancer de la bouche. D'autres organisations sociales se plaignent de l'importance grandissante de mâcheurs de bétel qui crachent leur produit mastiqué rougeâtre dans les rues et sur les trottoirs d'une marque indélébile.

D'une manière générale, ces préoc­cupations sont assez justifiées. Le bétel vendu dans le commerce et prêt à la consommation se présente en une noix d'arec entaillée dans le sens de la lon­gueur et fourrée d'une pâte de chaux vive et d'une tranche du fruit du lao-hua [荖花], une plante tropicale cultivée avec soin à Taïwan, ** mélangée à de l'oxyde de calcium (chaux vive) en poudre pour en corser le goût. Parfois, la noix d'arec sera farcie d'un morceau de ce fruit de couleur vert pâle, saupoudré de chaux vive et d'herbes aromatiques chinoises. Le tout est enveloppé dans une feuille de lao-hua (bétel) pour avoir plus de goût. Lors de la mastication, les alcaloïdes contenus dans cette prépara­tion activent les glandes salivaires et les voies intestinales. Ils dilatent également les vaisseaux sanguins, et sont générale­ment perçus comme un stimulant doux. Contrairement aux habitudes des popu­lations du Sud-Est asiatique et des abori­gènes de Taïwan, le bétel n'est consommé à Taïwan que par les hommes probablement parce que les femmes sont réticentes au dégage­ment de la forte haleine qui distingue tant les mâcheurs de bétel et à la couleur qui teint les lèvres et les dents.

Noix d'arec. (Photo : Huang Chung-hsin)

Le prix ordinaire du bétel prêt­ à-manger est de 5 yuans taïwanais (l dollar américain vaut environ 27 yuans taïwanais), et les consomma­teurs vont jusqu'à dépenser de 50 à 100 yuans taïwanais par jour selon leurs habitudes. D'après sa haute qualité, une noix d'arec peut coûter quatre à six fois plus hors saison.

Selon des études médicales, il semble bien que la mastication continue du bétel augmente les risques du cancer non seulement de la bouche, mais aussi de la gorge et de l'estomac. Malgré cette menace qui plane sur la santé, des rap­ports dignes de foi indiquent que 24 de terres cultivées de Taïwan sont plantées d'aréquier en 1988, soit beaucoup plus que les 1 de 1974! Cette hausse stupéfiante s'ajoute aux préoccupations existantes. Cela explique pourquoi les autorités de l'impôt s'en in­quiètent puisque la récolte de ces planta­tions trouve ses débouchés vers quelque 70 000 échopes non patentées et non im­posables de l'île. On estime la vente de ces produits à 72,8 milliards de yuans taïwanais en 1988, soit un revenu annuel moyen non imposé de 1,02 million de yuans taïwanais par vendeur ou près de 40 000 dollars américains!

Fruit du bétel (lao-hioh). (Photo : Huang Chung-hsin)

Diverses mesures ont été proposées pour faire face à la popularité montante du bétel, depuis la campagne éducative sur le danger de la mastication continue de ce produit aux efforts redoublés d'im­poser le commerce du bétel. Mais il n'y a pas de débat public sur le problème fon­damental de la popularité croissante du bétel. C'est en effet une habitude nui­sible à la santé et sans grand apport esthé­tique et une pratique qu'on trouve princi­palement chez les ouvriers et paysans du sud de l'île. Mais avec l'urbanisation et la modernisation de Taïwan, ainsi que l'élévation du niveau d'instruction, on pourrait s'attendre que l'usage du bétel soit en régression.

Les exploitations commerciales tra­ditionnelles et la nature de l'économie de Taïwan peuvent expliquer le phéno­mène. Contrairement aux autres nou­veaux pays industrialisés d'Asie. Ce sont les petites et moyennes entreprises qui ont largement contribué au progrès éco­nomique de Taïwan de ces trente der­nières années. Comme l'entreprise fami­liale fut pendant tout ce temps le canal sommaire de la mobilité sociale et de l'amélioration du statut économique de l'individu, il n'est pas rare de trouver aujourd'hui quelqu'un qui ne rêve pas de devenir un lao-pan [老闆], ou un « patron ». C'est pourquoi, il existe un courant constant d'apports à l'industrie et le commerce qui, au départ, ont de petites assises financières.

Noix d'arec fourrées. (Photo : Huang Chung-hsin)

Le commerce de détail du bétel a été longtemps un commerce idéal des gens à faible revenu parce qu'il leur offrait de grands espoirs d'amélioration de leur statut économique. Les vendeurs potentiels n'ont besoin que d'un petit capital, suffisant pour acheter des noix d'arec aux intermédiaires en semi-gros qui se fournissent chez les producteurs­ planteurs du sud et du centre de l'île. Les noix d'arec sont alors préparées par les vendeurs de détail qui utilisent effica­cement leur emploi du temps en combi­nant plusieurs fonctions, depuis la prépa­ration du produit à la vente du produit consommable. Mais au lieu de recher­cher le client, les vendeurs tiennent un point de vente à sa disposition sur la voie publique.

Dans le temps, les points de vente étaient un simple comptoir ambulant de cigarettes ou de journaux, voire une simple table placée sur le trottoir ou au coin d'une rue. Le pannonceau annon­ceur assez typique inscrivait des carac­tères grossièrement tracés à la main tandis que le produit était disposé sur de vieux journaux, les pages usagées d'un vieil annuaire du téléphone ou dans des sachets en plastique qu'une étiquette identifiait. Mais aujourd'hui, si les bases de ce commerce demeurent inchangées, les choses ont bougé.

La croissance de la clientèle, l'indus­trialisation et la perte générale des va­leurs sociales traditionnelles ont accéléré la formation d'une classe ouvrière coin­cée entre les impératifs de la vie mo­derne urbaine et la nostalgie de la culture rurale traditionnelle et de ses symboles. Pendant que tous ces ouvriers partagent la fascination générale de la mode ac­tuelle qui a également pénétré les autres couches de la société, ils s'enthousias­ment toujours sur les symboles qui res­taurent des attaches au passé rural, en partie pour surmonter l'incertitude et l'impersonnalité de la vie urbaine. Et mastiquer du bétel qui est originaire du sud rural est en quelque sorte un de ses symboles.

Dans le même temps, les hommes qui œuvrent dans un chantier de construction, une chaîne industrielle, les chauffeurs de taxi et les autres travail­ leurs dans les métiers dits inférieurs vivent dans une haute incertitude écono­mique et ont un statut social moindre. Mastiquer du bétel offre un moyen de concevoir une idée de fermeté, de force et d'indépendance qui leur est psycholo­giquement utile pour accepter et respec­ ter la société. En bref, l'homme au bétel est pratiquement le même que l'homme à la cigarette. Le bétel lui est aussi utile, car il est lié à la fois à l'effort physique de la vie rurale et au monde sous-jacent d'insatisfaction et de danger. Même si le mâcheur de bétel ne possède pas de statut social défini ou d'aisance, le bétel et le groupement qui l'associe lui com­mandent de respecter la société et, sous certains aspects, de la craindre puisqu'il en reçoit une image plutôt médiocre.

Le public a un grand pouvoir de re­groupement entre le monde des loisirs et celui de la politique. Quelques person­nalités locales ont mâché du bétel pour redorer leur image. La mastication leur a projeté un aspect plus fort, plus vigou­reux et leur a établi un certain crédit chez les ouvriers qui sont importants pour une victoire électorale et les son­dages télévisés.

Aux élections parlementaires de dé­cembre 1989, Mme Hsu Hsiao-tan, par exemple, une politicienne quelque peu excentrique mais de bon sens et d'esprit libre, candidate malheureuse du Parti du Travail, s'était mise à vendre du bétel à quelques-uns de ses partisans dans le sud de l'île. Cette femme qui, dans le contexte social en place, ne peut mâcher du bétel a sûrement chercher à inclure ce symbole dans sa campagne. Elle a offert une grande crédibilité au puissant attrait et au symbolisme du produit auprès des ouvriers.

L'usage symbolique croissant du bétel a accru sa popularité au-delà de tout ce à quoi on pouvait s'attendre dans une société urbaine moderne. Aujour­ d'hui, ce qui fut autrefois un commerce marginal pour les désespérés s'est trans­formé en une industrie qui brasse des milliards de yuans taïwanais. A l'aide de jeeps importées et de haut prix, beau­coup de planteurs du sud de Taïwan ré­coltent maintenant des noix d'arec et, hormis les recoins les plus reculés, les points de vente primitifs et sans hygiène ont tous disparu pour faire place à des comptoirs élégants, tout brillants et chromés, aux enseignes lumineuses étin­ celantes. Des chaînes de distribution sont même apparues.

Cette transformation rapide et pleine de succès n'a pu se faire sans les services des imprimeurs de Taïwan ni l'initiative savante des vendeurs qui ont su développer un art de l'emballage. Comme la publicité tapageuse n'a visi­blement pas été sélectionnée à cause de son coût exhorbitant, ce sont presque tous les petits entrepreneurs du com­merce du bétel qui se sont lancés dans l'art graphique de l'emballage. Un peu comme les grandes agences de publicité, ils ont essayé de lancer des marques et de cibler les vulnérabilités psycholo­giques d'éventuels clients.

A cause de la structure de l'industrie de l'imprimerie de Taïwan, leurs services avaient besoin pour ce nouvel art com­mercial qu'il soit tout prêt. Quoique d'in­nombrables petits ateliers d'imprimerie aient un équipement d'impression et d'emballage techniquement avancé pour un travail compliqué, le gros de leur commerce consiste encore à une marche limitée d'entreprise naissante. Leurs années d'expérience dans le traitement des commandes les rendent dispos pour offrir des emballages imprimés de qua­lité, même au plus petit commerce de bétel. Les sachets et boîtes normalisés produits avec les couleurs existantes fournissent des emballages convenables alors que les presses modernes et la pa­tience pour de petites commandes assu­rent une impression attractive à bas prix. Toute l'opération est une application créative de la technolgie moderne dans le contexte de la promotion de la vente de petite envergure.

Mais l'art de l'emballage a été prati­quement laissé aux revendeurs de bétel. Comme ils manquaient de ressources pour engager des spécialistes du mar­chéage ou des artistes de la commerciali­sation, ils se sont fiés à leurs connais­sances personnelles et intuition pour ce qui existait dans l'esprit de leur clientèle de travailleurs afin de créer des formules attractives. Puisque leur propre bagage socio-économique est dans la plupart des cas peu éloigné de leur clientèle, les re­vendeurs ont eu la tâche plutôt aisée. En fait, ils ont pu utiliser leur science intime des croyances, des aspirations et des fan­taisies de l'ouvrier taïwanais pour mode­ler un des arts de l'emballage les plus vi­vaces que l'on puisse trouver dans l'île, y compris celui des artistes de cette in­dustrie de l'emballage si active à Taïwan.

En peu d'années, les revendeurs de bétel ont poli un art pour transformer des formules génériques élémentaires d'un produit en en faisant grimper les ventes sous une différentiation inouïe de marques. Des scènes de vie rurale tradi­tionnelle, des personnages de bandes dessinées favoris et des thèmes qui abor­dent la vie sexuelle ont tous pour but de tromper l'éventuel client pour qu'il achète une marque donnée de bétel.

Le fruit de tant d'ingéniosité de tous ces revendeurs indépendants a créé un art pictural populaire de la classe labo­rieuse de Taïwan. Beaucoup d'images ne trouveront jamais de place dans un musée d'art moderne, mais elles n'en re­flètent pas moins la vie de tous les jours, les aspirations d'une grande partie de la population de Taïwan et le dynamisme des chefs d'entreprise qui en mènent l'économie.

Un grand nombre de revendeurs de bétel ont soigneusement choisi de mettre l'accent sur le paysage rural de l'île et la vie dans les campagnes pour imager leurs emballages. Le thème qui revient le plus souvent est certainement l'aréquier lui-même. Il est dessiné d'un ou plusieurs traits de couleur verte sur les paquets, les boîtes et le papier d'em­ ballage que l'on insère dans des sachets en plastique. Les dessins des illustrations 1, 2 et 3 sont les archétypes. Ils ont sans doute l'intention d'insister sur la verdure de l'environnement et d'offrir un aspect de fraîcheur et peut-être le goût men­tholé de cette préparation de bétel.

L'aréquier apparaît parfois en soli­taire ou en groupe qu'accompagne des petits oiseaux. Ainsi, l'illustration 4 met l'accent sur le calme et l'espace relative­ment ouvert de la campagne taïwanaise, des qualités qui attirent les gens vivant à l'étroit dans les agglomérations urbaines enveloppées d'une brûme grise. Les oi­seaux ne sont pas les seuls à transmettre cette idée. L'illustration 5 note un plan­ teur récoltant des noix d'arec. Sa pré­sence décèle un soupçon de fraîcheur dans le produit enveloppé et rappelle les relations étroites du bétel avec la vie rurale.

L'importance de ces relations est peut-être plus explicite dans l'illustration 6, techniquement plus élaborée. Ici, la marque « Ts'ao-té-Iang » (en pék. tsao­-ti-jen) , une expression dialectale taïwa­naise qu'on peut traduire par « l'homme de la campagne », manifeste l'intention du vendeur en faisant appel à la vie rurale et en offrant au client éventuel le sentiment d'y revenir. Et avec les cou­leurs brossées sur le dessin, des mon­tagnes reposantes, des oiseaux et des palmes au vent, qui pourrait douter de la valeur commerciale ou même de sa capa­cité de transporter l'acheteur dans l'at­mosphère familiale de sa campagne?

Doigts agiles du revendeur de bétel. (Photo : Chung Yung-ho)

L'illustration 7, sous la marque « Ts'oa-ké » (pék. ts'ai-tchya), fait un pas de plus dans ce sens en pénétrant di­rectement dans le giron familial symbo­lisé par la silhouette d'une maison. Les nuages vers la fin de la journée et la fumée qui s'échappe de la cheminée indi­quent peut-être que le souper déjà servi attend tous les convives et membres de la famille. L'usager pourra justement sa­tisfaire pour quelques yuans cette nostal­gie de la vie rustique.

La rivière dormante et le batelier de l'illustration 8 semble plonger l'observa­teur dans le calme de la campagne. Mais c'est ici le sujet d'une histoire. La scène campagnarde est assez identique au dessin des paquets de cigarettes « Nou­veau Paradis », en vente depuis les années 50 malgré le changement radical des couleurs de base, rouge, orangé et jaune pour des nuances dans le vert. Le dessin demeure néanmoins semblable et bien reconnaissable de nombreux habi­tants venant des zones rurales et qui se souviennent du sens de la vie rurale à travers l'image sereine d'un tabac bon marché qui a eu leur faveur. Pour ceux­ ci, ce même motif sur un paquet de bétel ne peut que leur rappeler un vieil ami de confiance.

C'est l'amitié qui fut le thème de l'illustration 9. L'accent est mis sur la cha­leur des liens sociaux dans la campagne et le plaisir grégaire. Dans le style d'une bande dessinée comique, des amis rient de se retrouver ensemble en train de mastiquer du bétel après une rude jour­née de travail dans les champs. Cette image est sans nul doute destinée aux travailleurs opprimés par un environne­ment urbain terne et hostile. Elle espère les convaincre que le bétel les récompen­sera et leur apportera une des joies de l'expérience sociale de la campagne que beaucoup souhaitent revivre. En fait, un poème apparaît sur le revers de l'enve­loppe expliquant que le partage du bétel avec des amis est une ancienne marque de l'hospitalité bien enracinée dans la tradition rurale.

Un grand nombre de revendeurs ont choisi de dépendre presque entièrement de motifs de antique qui encou­ragent le commerce et renforcent l'asso­ciation d'idée entre le bétel et la société traditionnelle. L'illustration 10 est typique de cette approche. L'enveloppe du jou-yi, un ancien sceptre de cérémonie que symbolise la notion de prospérité et de longévité, veut émettre le souhait « à votre convenance ». Même aujourd'hui à Taïwan, il est universellement reconnu dans ses représentations stylisées que l'on peut voir des vêtements ou des tapis à la décoration intérieure ou la bijouterie. Son emploi sur un paquet de bétel veut replacer le contenu dans la tradition en même temps qu'il est un moyen pour le vendeur de présenter ses vœux de pros­périté et de longévité à l'acheteur. Pour accroître l'efficacité des ventes, des chauves-souris très stylisées qui sont le symbole du bonheur (en chinois les deux termes sont homophones) sont ajoutées aux quatre coins du dessin. C'est un message visuel très positif et heureux pour les initiés de la tradition.

On retrouve ces mêmes chauves­ souris dans l'illustration 11. Elles ressem­blent plus à l'imagerie populaire et la transmission du bonheur est indispen­sable à ce dessin nettement occidentalisé dans sa conception. Le mérite de l'artiste ayant synthétisé les deux offre à l'ache­teur une chance de jouir du meilleur de ces deux mondes. Ce style occidentalisé n'est pas sans rappeler une formule so­ciale que l'on associe maintenant aux dessins de paquets de cigarettes alors que les animaux traditionnels chinois aux coins sont comme une ancre cultu­relle, donnant au possesseur le bénéfice et la protection que 'la tradition leur accorde.

Le dragon est un autre symbole culturel fréquemment utilisé par les ven­deurs de bétel sur leurs emballages, comme les illustrations 12 et 13. Tradi­tionnellement identifié avec le pouvoir céleste et l'autorité impériale, le dragon écarte, croit-on, le malheur et le danger. On comprendra que ses attributs laissent une marque visuelle qui en fait un favori de la publicité commerciale. La présence du dragon sur les paquets fait appel à une aide et une protection divine et suggère que le produit est digne d'une qualité toute impériale.

Quelques revendeurs se sont écartés des symboles traditionnels de la vie rurale pour se tourner vers des motifs plus immédiats et d'une importance pra­ tique pour les acheteurs éventuels. Ainsi, il est courant qu'une marque res­ pectable choisisse le lieu de travail ou le besoin quotidien de son public ciblé.

Cette approche provient de l'impor­tante part des ventes de bétel effectuée avec le concours d'autres commerces. Les propriétaires de petites entreprises, comme une laverie de voitures, un atelier de réparations automobiles, un entrepôt de pièces détachées ou de machines, placent aux abords de leur commerce un comptoir de vente de bétel afin d'accroître leur revenu. L'em­ballage du bétel ainsi vendu est souvent devenu un moyen à buts multiples. Il en­courage la vente du bétel et fait la publi­cité de la maison. Cela donne aux petites entreprises familiales qui n'ont pas les moyens de s'offrir les tarifs relativement élevés de la publicité dans les journaux, magazines et télévision un accès direct à leur public ciblé.

La boîte de l'illustration 14 fait la pu­blicité d'une laverie de voitures et du comptoir sis à proximité. Le dessin d'une voiture avertit les chauffeurs de taxi qui mâchent le bétel de la possibilité de se procurer du bétel pendant le lavage de leur auto.

Dans l'illustration 15, l'automobile au centre de l'illustration accompagné d'un texte tout aussi importante. Sur ce paquet rempli d'information, le posses­seur apprend qu'il peut également ache­ ter des cigarettes et des boissons à ce comptoir et même commander un cos­tume ou une chemise. Puisqu'aucune de ces activités n'ont de rapports avec l'au­tomobile, on comprendra en fait que la voiture sur le paquet est le lien commun. C'est son public qui ainsi ciblé: les chauf­feurs de taxi, les livreurs et les camionneurs.

Les autres motifs ne présentent pas tant d'efforts dans l'intégration du com­merce principal du propriétaire sur l'em­ballage du bétel. La publicité d'une marque de thé de l'illustration 16 sur tout le verso d'une boîte où s'étale le dessin exceptionnel d'une branche feuillue et un oiseau perché sur une théière. Ce revers de boîte a tout simplement été transformé en un placard publicitaire pour le commerce principal du proprié­taire. Il offre ainsi à l'acheteur une infor­mation de main qui le conduira inévita­blement aux meilleurs thés qu'il puisse jamais trouver.

Beaucoup de motifs d'emballage sont destinés à un groupe de personnes bien déterminés, comme les ouvriers de construction qui sont moins mobiles et ont certains besoins bien spécifiques. L’illustration 17 est une combinaison pro­motionnelle entre le bétel et les maté­riaux de construction, notamment des bandes adhésives antidérapantes à poser sur des marches d’escalier. La publicité d’un commerce principal recherchent de nombreux sous-traitants et journaliers qui sont embauchés sous contrat pour aller finir des travaux dans un immeuble de logements ou de bureaux. De tels ou­ vriers achètent eux-mêmes les maté­riaux dont ils auront besoin, et rien n’est mieux qu’une petite publicité sur un paquet de bétel que l’on met dans la poche d’une chemisette.

Sans surprise, l’emballage du bétel à cibles multiples dépasse le monde du tra­vail. Une foule de petits commerces, comprenant le salon de patchinko, le centre de vidéojeux, la salle de billard, le débit de jus de fruit et le marchand de snacks nocturne ont également ajouté un comptoir de vente de bétel à leurs af­faires. Maintenant, le travailleur qui a plus de chance pourra même passer son temps libre dans des établissements qui lui indiqueront un paquet ou une boîte de bétel.

L’illustration 18 se double d’une pu­blicité d’une salle de billard. La promo­tion fournie par l’emballage du bétel est sans doute un véritable avantage pour le propriétaire, d’autant plus que ces éta­blissements sont généralement petits et, d’une manière générale, relativement mal considérés par la société.

Le bétel prêt-à-manger. La préparation est enveloppée d’une feuille de bétel (lao-hioh). (Huang Chung-hsin)

Ces emballages à double cible sont probablement d’un grand secours, car ils permettent à ces établissements de loisirs restés en marge de marcher. Leur publi­cité tend d’ailleurs à se saturer à cause du manque de ressources financières, mais c’est, dans quelques cas, le prétexte avancé pour une si mauvaise approche, car on y redoute les pleins feux qui attire­raient l’attention du percepteur ou de la police. Ainsi pour la plupart de ces éta­blissements, le bouche-à-oreille, l’en­seigne sur les lieux et le paquet de bétel sont les seuls moyens d’informer les éventuels clients sur les produits et les services qui, à la croisée des chemins, doivent passer totalement inaperçus au profane et demeurer à l’abri de tout soupçon.

Cependant on trouve parfois des motifs orientés sur le récréatif sur les boîtes de bétel. Ainsi, l’illustration 19 pré­sente la photo d’une vedette de la chan­son taïwanaise, Heï Pao, entre deux palmes d’aréquier. Bien que les attaches de cette célébrité du show-business restent encore mal éclaircies, la marque « Heï Pao» a rapidement fait le tour de l’île. Cela laisse supposer l’existence de quelques arrangements.

Quelles que soient ces relations, l’utilisation de la vedette, renommée pour son expression en taïwanais, est un bon choix. La collection complète de toute son œuvre fut un best-seller dans les kiosques des marchés de nuit qui par­sèment les zones industrielles de Taïwan. Elle fait également fureur chez les ouvriers qui achète une large portion du bétel mis en vente. Ainsi, ce genre d’action publicitaire confirme encore cette fois les liens entre la production d’un chanteur connu et une simple boîte de bétel.

L’emballage qui rend le sentiment du consommateur encore plus macho, élaboré et débonnaire constitue encore un autre élément dans le mélange de l’art de l’étiquette qui a permis de trans­former le bétel en une affaire lucrative. L’illustration 20 est un héros de la tradi­tion chinoise stylisé. Eau-yang Te, aussi connu sous le nom de Kouaï Hia, ou le chevalier original, car il porte une longue pipe et chevauche un âne. Héros popularisé dans une série télévisée il y a quelques années, le chevalier légendaire est fameux pour son humour habile dans divers styles de kong-fou (kung-fu), ainsi que sa force, sa vertu et son talent à prendre garde à lui. Cette associatlon de l’excentrisme social et de l’habileté phy­sique est sans aucun doute un appel aux divers travailleurs manuels du secteur tertiaire qui sont un peu en marge de la société et doivent souvent se débrouiller tout seul.

A cause de l’influence des pro­grammes audio-visuels et des films étrangers, des personnages étrangers ont également eu la faveur des emballages de bétel, de la même manière qu’Eou­yang Te. Après des années d’affichage de westerns américains, il est un peu normal que l’on veuille identifier aux personnages pris en grippe, comme le grand chef indien de l’illustration 21. Même s’il a une ressemblance étrange avec celui de la marque de bloc-notes Big Chief, si familière aux Etats-Unis pendant de longues années, il est associé à la fierté, la bravoure et l’indépendance dans l’esprit de mâcheurs de bétel taïwa­nais, car il représente après tout un indi­gène nord-américain luttant courageuse­ ment contre l’homme blanc pendant si longtemps sur les écrans de cinéma de Taïwan.

L’illustration 22 est l’évidence d’un autre personnage quasi mythique sur les écrans argentés de Taïwan, l’agent secret 007. Par son indépendance et sa compé­tence dans toutes les formes de violence, James Bond est l’équivalent contempo­rain du chevalier traditionnel chinois avec cette dose saine et suave qu’a pro­jeté la complexité occidentale. L’attrac­tion et la puissance de l’agent 007 appa­raît dans l’illustration 23 avec une pleine lune derrière, un aréquier sur un fond violacé d’une nuit tropicale. On entrevoit déjà l’intrigue et la romance. Pour quelques yuans, le consommateur est transporté sur des rives exotiques et d’égale beauté que James Bond a tra­versé dans une aventure. C’est une pers­ pective séduisante pour ceux qui vivent dans une environnement terne et sans attrait ou sont occupés par un travail routinier.

L’illustration 24 avec le logo Playboy cherche à s’entourer d’une aura de com­plexité et de mondialité. Bien que ce symbole universellement reconnaissable a perdu beaucoup de son attrait commer­cial en Occident, il continue de jouir d’une grande popularité à Taïwan, comme le signe d’un risque bénin et de son pays d’origine. Les effets personnels ou les produits qui le portent indiquent que l’acheteur est un homme du monde, quelqu’un qui possède au moins une fa­miliarité passive avec le mode de vie li­béral et plus ouvert que la philosophie Playboy semble représenter.

Tandis que beaucoup de vendeurs usent de motifs qui offrent une image ru­dimentaire quoique élaborée, d’autres ont employé des figures féminines pour lancer leur marchandise. Ces dames de l’art de l’emballage du bétel manifestent divers genres depuis la jeune femme naïve et sage à celle libérée et aux mœurs douteuses. Elles sont également devenues des stéréotypes comme Eou­ yang Te ou James Bond.

Au fond conservateur de cet art, il y a la jeune villageoise portant un chapeau de paille, aux manches retroussés et au gentil sourire de l’illustration 25. C’est une fille qu’une mère peut aimer. Elle rappelle aimablement à l’éventuel ache­teur les bonnes choses de la société rurale traditionnelle. Même dans cet en­vironnement urbain triste, cette prin­cesse de la campagne dressée dans son meilleur atout est sûre d’attirer l’œil de l’acheteur de bétel.

Beaucoup de de ces starlettes sur les paquets de bétel sont pour le moins très mondaine. Celle de l’illustration 26 en est une. Son allure mélangeant la sévérité et la froideur qui est typique des femmes vivant et travaillant dans les centres ur­ bains impersonnels. Ne possédant pas les vertus de la jeune villageoise du modèle précédent, elle attire quand­ même l’attention de nombreuses gens de la classe ouvrière, un peu comme la jeune femme à la mode en ville où les médias l’ont diffusé comme l’idéale.

A partir de là, il n’y a qu’un pas à la provocation! L’esquisse de Marilyn Monroe de l’illustration 27 tente de ras­sembler tous ses atouts. Grâce à la fré­quente projection de ses films à Taïwan et à l’utilisation de son image dans des publicités de tout genre, l’actrice améri­caine continue de connaître une grande popularité. Elle passe encore pour la « déesse» de la beauté sensuelle et un personnage que l’on peut pratiquement vendre sur toute sorte d’article. Ces attri­buts, outre son origine occidentale, font d’elle l’icône idéale sur les paquets de bétel. Sa présence offre à l’acheteur une renommée internationale, de jolies jambes et une chance de participer indi­rectement à tous les mythes de la sensua­lité qui ont entouré sa carrière agitée.

L’illustration 28 est plus explicite et plus spécifique. La jeune femme vêtue d’une robe de cocktail qui ne couvre presque rien pose dans un coin supérieur gauche du paquet sur un fond imprimé sommaire. Sa présence est évidente pour suggérer à l’usager l’association la marque de ce bétel aux plaisirs les plus malfamés de la vie citadine. Aucun effort n’est nécessaire pour la parer de raffinements ou de la modestie tradition­nelle. Même si le mouvement de la jupe ressemble à celle de Marilyn Monroe dans une pose célèbre, elle ne peut pas être prise pour autre chose qu’une hô­tesse de dancing-club, de bar ou d’arrière-salle à lumière tamisée, des établissements où l’on peut se distraire pleinement en mâchant du bétel.

Si cette approche est assez éloignée d’une certaine morale, il convient de noter qu’elle s’associe à la vie d’une portion de la population de Taïwan. L’hôtesse d’un débit de boissons de l’illustration 29 et le nu de l’illustration 30 soulignent que les ventes du bétel par ces motifs touchent directement une autre face de la vie. La première est un dessin qui met l’accent sur le bon côté débonnaire que l’acheteur peut trouver dans de tels établissements pour satis­faire son côté sensuel. La seconde, en­tière nue, suggère les plaisirs que l’on peut atteindre au-delà du bétel qu’elle tient dans une main. Elle donne l’im­pression au mâcheur de bétel que son ha­bitude est bien considérée et est un signe de sa masculinité dans le monde de ce spectacle.

Bien qu’il y ait rien de profondément psychologique dans ces thèmes, ils per­mettent de définir les mâcheurs de bétel et de les situer dans la société. Malheu­reusement, les beautés stéréotypées qui peuplent ces étiquettes peuvent définir l’image que les usagers du bétel se font de la gent féminine. Elles semblent ras­surer les mâcheurs que leur habitude est plus désirable, un fait considérable devant l’aversion de la plus grande partie de la société pour cette pratique.

Malgré ces critiques, la communica­tion qui trouve refuge sur l’emballage du bétel est une dernière contribution du système de la libre entreprise de Taïwan et une marque de la grande vita­lité de son économie et de sa population. Où la plupart des chefs d’entreprise ont des possibilités limitées, des milliers de futurs entrepreneurs peuvent entrevoir une voie. Par une analyse tortueuse de leurs éventuels clients et en offrant un usage maximum des installations d’im­ primerie pour des petits emplois, ils sont parvenu à créer une industrie très rentable basée principalement sur l’art de l’emballage ciblé, au lieu de servir de la publicité médiatique ou d’autres tech­niques promotionnelles également onéreuses.

De plus, les milliers de sujets pro­duits dans cet effort est un exemple de plus du succès de l’art de l’emballage et de l’esprit d’entreprise. Il constitue un fait unique des valeurs et des motiva­tions de la classe ouvrière, une qui fut justement créée par ceux de la même tranche sociale. A partir de ce fait, il est possible d’acquérir une plus profonde compréhension des ouvriers de construc­tion, des chauffeurs de taxi, des camion­neurs et des innombrables autres qui sont souvent négligés par la société, tant en termes de marché qu’en ceux de leurs aspirations personnelles.

Le grand nombre de débouchés du bétel à Taïwan indiquent que le marché pourra bientôt parvenir à un point de sa­turation et que la production de ce nouvel et créatif art de l’emballage ira sur son déclin. Néanmoins, il n’y a pas de raison pour que les fans de cet art commercial ne désespèrent. Il faut avoir confiance en beaucoup de chefs d’entre­prise qui ont réussi à faire du bétel une industrie prospère. Ils cherchent déjà parmi les marottes des ouvriers et leurs tendances pour exploiter et renouveler l’emballage. Dès qu’ils auront trouvé l’article exact, on peut être sûr du résul­tat qu’une autre flambée s’embrasera avec ses signes lumineux, ses chromes étincelants et son art de l’emballage qui plaira et informera. La population de Taïwan peut seulement espérer que le prochain article ou service qu’elle déci­dera d’honorer sera plus sain et sociale­ment plus avantageux.■

Roger Meyer
Crédits photographiques de l’auteur.

*Bétel, du malayâlam (Inde du Sud) vettila, par le portugais vetel, betel. C’est une variété de poivrier grimpant (piper betet) dont les feuilles desséchées contiennent des éléments stimulants et astringents. Du fruit, on en fait une pâte, combinée ou non à d’autres condiments, pour fourrer la noix d’arec qui peut être enveloppée d’une feuille. Celte préparation porte également le même nom en français, et non « noix de bétel ». En effet, le bétel n’a pas de noix!

** Lao-hua, est une transcription pékinoise (!) men­tionnée par l’auteur qui ne l’accompagne d’aucun ca­ractére. En fait, il s’agit tout simplement du bétel, la plante, qui se nomme en pékinois kiu-tsiang. Tou­tefois, le nom courant dans le sud maritime de est lao-‘hioh (en taïwanais) ou lô-yap (en can­tonais). Il y a peut-être eu confusion. En Chine, la préparation se désigne d’après la noix d’arec, ou pin­long (en pékinois), pinn-neung (en taïwanais), alors qu’en Europe, on la baptise d’après l’autre principal composant. (NDLR)

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