L’année dernière, les exportations taiwanaises d’edamames (une variété de fèves de soja immatures, de couleur verte, très populaires au Japon, à Taiwan et en Corée) ont atteint 30 000 t, générant 60 millions de dollars américains de revenus. Rien n’aurait été possible sans la révolutionnaire transformation de cette industrie dans l’île. En particulier, la variété Kaohsiung no9, connue sous le nom de « cristal vert », est devenue une véritable légende, battant ses concurrentes chinoises, thaïlandaises, indonésiennes et américaines.
Le mois de février marque le début du cycle des récoltes de printemps pour l’edamame qui peut être planté à n’importe quelle saison de l’année et être récolté deux fois par an. Deux arrondissements de Kaohsiung, dont celui de Qishan, et huit arrondissements du district méridional de Pingtung ont été désignés par l’Agence pour l’agriculture et l’alimentation (AFA) comme zones spéciales d’exportation de l’edamame. L’ensemble représente plus d’un milliard de dollars taiwanais de revenus annuels.
Hou Zao-bai [侯兆百], qui a juste 37 ans, est déjà un vétéran de la culture de l’edamame. Grâce à un programme pilote développé en 2002 par la Station de recherche agricole de la municipalité spéciale de Kaohsiung, il a loué un terrain de 220 ha à la société Taiwan Sugar pour un loyer annuel de 50 000 dollars taiwanais l’hectare, transformant ainsi sa ferme en une exploitation gigantesque en comparaison avec les autres, qui font un hectare arable en moyenne.
Une exploitation à cette échelle a permis de donner un coup de pouce décisif à la productivité et à la compétitivité de l’industrie insulaire de l’edamame au plan international.
Les bienfaits de la mécanisation
« Le territoire de l’or vert », qui s’étend autour de la commune de Ligang, dans le district de Pingtung, emploie 19 fermiers, comme Hou Zao-bai, en charge de l’exploitation de larges surfaces pouvant aller jusqu’à 400 ha. La plupart d’entre eux ont moins de 40 ans. En s’attaquant à ce type de culture, pourtant peu prestigieuse, ces jeunes fermiers ont réussi à générer de confortables revenus si l’on en juge par les luxueux véhicules avec lesquels ils inspectent leurs champs.
« On se sent vraiment libre sur des exploitations de ce type. On n’est pas enchaîné à un bureau quelque part », s’exclame Hou Zao-bai qui, avant de se lancer dans l’agriculture, a d’abord été distributeur de graines de soja, puis a travaillé dans la bijouterie de son beau-père pour enfin créer une entreprise de conditionnement de pousses de bambou. Aujourd’hui, il est en charge de l’ensemble de l’exploitation et doit apporter un soin particulier à la manière dont pousse l’edamame, ainsi que veiller à tous les besoins en termes de replantage, d’irrigation et de recours aux engrais et pour ce faire, il est à la tête d’une équipe de dix personnes. L’edamame pousse en deux cycles annuels, la récolte de printemps débutant en janvier pour se terminer en juin tandis que celle d’automne commence en août pour se terminer en janvier. Hou Zao-bai explique que les périodes où il faut planter et récolter sont très fatigantes, mais les employés peuvent tabler sur des revenus mensuels allant de 40 000 à 50 000 dollars taiwanais, avec un bonus annuel de 50 000 dollars pour ceux qui ont une spécialité dans la maintenance des machines agricoles. Ces équipements, tels que les semoirs, les moissonneuses-batteuses, les repiqueuses etc., sont très coûteux à l’achat. Une simple moissonneuse s’acquiert à pas moins de 10 millions de dollars taiwanais, qu’elle soit importée ou non, prête à l’emploi ou en pièces détachées. Et pour une récolte sur 100 ha, c’est 30 millions de dollars taiwanais qu’il faut investir rien qu’en équipements agricoles mécanisés.
Hou Zao-bai explique qu’en plus du coût de la location des terres, les coûts de production se chiffrent à 80 000 dollars taiwanais par hectare. Avec un rendement de 7 à 8 t d’edamame par hectare, les prix de vente doivent atteindre au moins 200 dollars taiwanais le kilo pour que les fermiers puissent espérer faire une marge.
La guerre de 20 ans
On compte aujourd’hui dans l’île huit sociétés qui travaillent dans le conditionnement de l’edamame, ce qui est peu par rapport à l’époque où on en comptait 34. Mais entre-temps, Taiwan en tant qu’exportateur d’edamame a connu des temps difficiles.
Les statistiques montrent que les exportations d’edamames congelés ont connu un pic en 1987, avec 42 000 t. A cette époque, toutes les exploitations à Taiwan qui cultivaient des graines de soja avaient une taille modeste, n’étaient pas mécanisées mais il n’existait aucun concurrent sérieux sur le marché de l’edamame surgelé au Japon, Taiwan étant pratiquement l’unique exportateur.
Liu Kuei-ping [劉貴坪], pdg de Young Sun Frozen Foods, se souvient qu’avant 1990, les parts de marché de la Chine continentale dans ce secteur ne dépassaient pas 2%. Il n’aurait jamais cru que cela pourrait changer aussi rapidement.
En 1989, le gouvernement autorise les sociétés à investir sur le continent chinois. Sur la trentaine de sociétés de produits alimentaires surgelés ou conditionnés que compte l’île, seule une petite dizaine sautent le pas, attirées par les bas coûts de production et implantent en Chine la culture de l’edamame avec les graines apportées de l’île. Les sociétés taiwanaises s’arrogent les plus belles parts du marché jusque dans les années 90, et en 1991, les exportations vers le Japon atteignent des sommets avec 41 000 t. Mais progressivement, après ce pic, les commandes japonaises commencent à décliner et en 1995, elles tombent à 27 000 t.
En 1996, la guerre que se livrent désormais Taiwanais et Chinois pour le marché nippon de l’edamame connaît un tournant : les exportations chinoises dépassent celles de Taiwan, qui tombent encore, à 25 000 t. Endormies sur leurs lauriers et persuadées que leur domination sur le marché nippon était acquise, les entreprises taiwanaises ont eu un réveil difficile. En 2000, les exportations chinoises s’arrogent plus de 50% du marché japonais de l’edamame et pour la première fois en 2001, relèguent la production taiwanaise à un petit 29% alors que les Chinois caracolent en tête avec 58%.
C’est justement cette année-là que Chou Kuo-lung [周國隆], chercheur associé et chef du laboratoire d’agronomie de la Station de recherche agricole du district de Kaohsiung, reçoit une mission de recherche et développement portant sur les nouvelles variétés de graines de soja. Il s’adresse alors à Liu Kuei-ping, qui est à cette époque le directeur de l’Association régionale des producteurs de produits surgelés et de fruits de Taiwan qui lui dit la vérité : « Taiwan a cinq ans de retard dans la production de l’edamame ».
Dans les quatre heures qui suivent la récolte, les edamames sont congelés et conditionnés, un gage de qualité pour le consommateur japonais. Ici, les équipements de la société Young Sun Frozen Foods. (JIMMY LIN / TAIWAN PANORAMA)
Derrière les lignes ennemies
Chou Kuo-lung et Liu Kuei-ping décident d’unir leurs forces pour sortir de l’impasse. Ils s’allient avec un groupe d’investisseurs et vont inspecter, dans les provinces chinoises du Zhejiang et du Fujian, les productions de soja qui s’étendent sur des centaines d’hectares. Ils sont époustouflés.
Perspicace et observateur, Liu Kuei-ping se rend toutefois vite compte que la mécanisation de ces exploitations n’est pas parfaite, certains maillons de la chaîne de production fonctionnant avec du matériel totalement obsolète, voire sur des méthodes non mécanisées d’un autre âge, et que la gestion des équipes est laxiste. Il se doute qu’une telle organisation générera un jour ou l’autre un problème. Mais brusquement, une idée lui vient à l’esprit : « Taiwan Sugar dispose d’immenses terrains dans le sud de l’île, entre Kaohsiung et Pingtung, pourquoi ne nous les louerait-elle pas ? »
A leur retour à Taiwan, les deux hommes obtiennent le soutien du ministère de l’Agriculture, et le ministère de l’Economie parvient finalement à convaincre Taiwan Sugar de louer les terrains. Dans le même temps, Chou Kuo-lung insiste pour un modèle de production uniquement mécanisé et à une grande échelle, comme ce qui existe dans les exploitations d’Amérique du Nord ou du Brésil. Il persuade les petits producteurs de créer de grandes exploitations travaillant sous contrat avec des distributeurs de produits surgelés. Hou Zao-bai est l’un des premiers à s’associer au projet.
Une fois les équipements agricoles acquis, une opération financière qui se révèle particulièrement coûteuse avec notamment une moissonneuse achetée en France pour la rondelette somme de 13,5 millions de dollars taiwanais, l’armée des cultivateurs insulaires d’edamames est enfin sur pied. A l’automne 2002, les hostilités sont lancées grâce à une exploitation de 1 000 ha.
En 2003, les rapports de force changent radicalement. L’année précédente, on trouve dans les exportations chinoises d’épinards surgelés vers le Japon une présence anormalement élevée de résidus de produits chimiques. La confiance des consommateurs japonais dans les produits chinois s’écroule, tout comme les ventes.
Un grand nombre d’acheteurs nippons d’edamames se tournent alors vers les producteurs insulaires. Dès lors, 47% du marché revient aux Taiwanais, contre 29% aux Chinois : la tendance s‘inverse. En 2005, l’Etat se jette dans la bataille et décide de classer un terrain de 2 500 ha « zone spéciale de production à l’exportation pour l’edamame » et soutient un plan d’investissements. En 2008, les Taiwanais confortent leurs positions sur le marché nippon au-dessus de 40%, leurs adversaires chinois oscillant aux alentours de 30%. En 2011, le nombre d’hectares consacrés à la production d’edamame passe à 4 800.
La bataille de la qualité
Une des autres clés de la guerre du haricot réside dans le fait que les sociétés insulaires spécialisées dans les produits surgelés ont également investi dans des équipements modernes et des chaînes de conditionnement afin de prendre définitivement pied dans la zone stratégique de « la fenêtre d’or des quatre heures », celle qui garantit la fraîcheur des produits surgelés parce que le conditionnement se fait dans les quatre heures qui suivent la récolte.
En conséquence, les labels « produit à Taiwan » et « Kaohsiung no9 », qui s’étalent de manière bien visible sur les emballages, ont acquis sur le marché nippon une réputation solidement établie et sont désormais synonymes de fraîcheur, sans conteste possible !
Aucun autre légume importé sur ce marché n’a remporté autant de succès que l’edamame taiwanais. Interrogé sur sa recette, Liu Kuei-ping estime qu’elle réside dans la capacité à lier la recherche et développement, la production, le conditionnement et le marketing, d’autant que le marché nippon est régi par des normes particulièrement strictes.
Liu Kuei-ping définit la stratégie du succès par un principe simple : « Le consommateur sur le marché fixe la norme, qui est 100, et nous lui offrons 101 ». Lorsqu’on rentre dans le bureau de Hou Zao-bai, on tombe sur une immense affiche montrant les noms des différents engrais rédigés en chinois, en anglais et en japonais. « Les autorités japonaises utilisent une approche positive des méthodes à utiliser en matière de gestion des engrais, et plutôt de dire ce qu’il ne faut pas faire, ils nous disent que ce nous devons faire, les composants chimiques que nous devons employer et dans quelles proportions. Si on détecte un autre produit, vous êtes refoulé », explique Liu Kuei-ping qui souligne que cette charte est désormais devenue « les dix commandements » des agriculteurs.
Mais cela n’est pas suffisant. Après la mise en cause des légumes chinois en 2002, Young Sun a dépensé des sommes considérables pour la mise à niveau des dispositifs de contrôle de qualité et de détection des pesticides. En d’autres mots, les contrôles de qualité internes sont extrêmement stricts et c’est sur ce plan que les producteurs taiwanais veulent se battre, quelle que soit la direction que prend le marché.
Forts de leurs succès nippons, les producteurs insulaires commencent à regarder au-delà, et lorgnent le marché des Etats-Unis. Et les conditions sur ce marché semblent être favorables depuis 1998, date à laquelle l’Agence fédérale américaine de l’alimentation et du médicamenteux (FDA) a publié un rapport soulignant les bienfaits pour la santé de la consommation d’edamames. Aujourd’hui, la part de marché de Taiwan ne représente que 2 200 t sur les 40 000 t d’edamames surgelés qu’importent chaque année les Etats-Unis. Liu Kuei-ping explique ceci par le fait que les consommateurs américains ne savent pas encore comment juger clairement de la qualité des différents edamames et les produits à bas prix en provenance de Chine et de Thaïlande s’arrogent pour le moment les plus grosses parts de marché. Malgré tout, avec la hausse des coûts de production à l’œuvre en Chine et les faiblesses de la mécanisation des exploitations, on s’attend à ce qu’un nombre conséquent de commandes passent aux mains des agriculteurs taiwanais.
Quoi qu’il en soit, pour le moment, la situation des producteurs taiwanais n’est pas encore réellement stabilisée puisqu’ils ont mis tous leurs œufs dans le même panier : le marché japonais. « Je ne suis pas vraiment inquiet, explique Liu Kuei-ping, l’évolution de la situation économique n’a qu’un impact de l’ordre de 10% sur le secteur agroalimentaire, et quoi qu’il arrive, les Japonais continueront de consommer au moins 50 000 t d’edamames importés chaque année. » Plus encore, l’edamame taiwanais se vend beaucoup plus cher au Japon (soit 398 yens les 400 g alors que celui importé de Chine ne passe pas la barre des 100 yens) et Liu Kuei-ping a été jusqu’à refuser des commandes américaines, ces deux dernières années, pour satisfaire la demande sur le marché japonais. « C’est vraiment malheureux, il n’y en a pas assez pour tout le monde », remarque Liu Kuei-ping.