>> Eminent spécialiste de l’écriture primitive chinoise, le père Lefeuvre est arrivé en Chine en 1947 et a rejoint Taiwan en 1952. Il est l’un des rares experts au monde à savoir déchiffrer les idéogrammes sur carapaces de tortue et omoplates de bœuf
L’étroite pièce où reçoit le père Lefeuvre déborde de livres empilés sur de nombreuses étagères qui entourent un petit bureau fourmillant de lettres et de bouquins. Un vrai capharnaüm situé au second étage du centre de langues Aurora, à Taipei. Un appareil auditif dans chaque oreille, le jésuite se laisse aller à quelques confidences sur l’histoire de certains ancêtres qui ont marqué sa famille originaire du Maine. Comme cet ermite mayennais possédant quelques pouvoirs de sorcellerie ou le premier maire républicain de son village natal, Chemiré-le-Gaudin, un village de la Sarthe abritant 800 âmes. « A la Révolution, cet homme a pris la tête des paysans de la région de Chemiré pour s’approprier les terres, propriété des châtelains. »
Aujourd’hui encore, le bourg est administré par un Lefeuvre. « Mon grand-père et mon père ont été élus maire, mon frère a pris le relais et maintenant c’est au tour de mon neveu. J’étais destiné à occuper cette fonction », dit-il, mais la vie l’a détourné de la chose politique pour le conduire vers le sacré.
« Dieu était un personnage important »
Aîné d’une fratrie de quatre enfants, Jean-Almire Lefeuvre, 83 ans, raconte avec passion ce qu’il considère être à l’origine de sa vocation. « A 6 ans, je suis entré à l’école laïque du village. J’avais une grande estime pour mon instituteur ». Ce « hussard noir » de la République, « qui représentait la Science », était profondément athée. « Pour lui, la religion n’était que superstition. »
Et puis il y avait son père, catholique pratiquant à qui il vouait également une grande admiration. « Tout gosse, je me trouvais entre les deux. Mais j’avais compris une chose : Dieu était un personnage important. Alors, j’ai décidé de devenir prêtre pour étudier cette question et aider ensuite les gens à y voir plus clair. »
Il choisit la Compagnie de Jésus contre l’avis de son père qui le voyait prêtre diocésain. Jean Lefeuvre étudie à Paris, se prend de passion pour l’Empire du Milieu grâce à un livre d’Osvald Siren sur l’art chinois, et demande à exercer en Extrême-Orient. « C’est par un cousin jésuite que mon père a appris que je partais en Chine. Il était furieux mais il s’est rendu compte que j’étais aussi têtu que lui ! »
En Chine en 1947
Le jeune Lefeuvre quitte Paris pour l’Italie et embarque à Naples sur un bateau qui rejoint la capitale chinoise alors sous le contrôle du Kuomintang de Tchang Kaï-chek. Nous sommes en 1947, et le séminariste n’a que 25 ans.
A l’université nationale de Pékin, où il perfectionne son mandarin, il se lie d’amitié avec trois Chinois. Un jeune philosophe « qui traduisait Platon en chinois d’après l’original » ; un passionné de Bergson « qui deviendra plus tard, sous le régime communiste, le “Mao Zedong” de tous les étudiants chinois » ; et un membre du Parti communiste. « Ce dernier voulait que je lui traduise l' Humanité. J’avais demandé à mes parents de m’envoyer le quotidien. Ils m’ont cru fou ! »
Jean Lefeuvre quitte Pékin pour entrer en théologie à Shanghai. Il est ordonné prêtre en 1952, année où les ecclésiastiques sont expulsés. Il trouve refuge à Taiwan où il se lance, sur ordre de son supérieur, le père Yves Raguin, dans ce qui sera l’œuvre de sa vie : l’étude des jiaguwen [甲骨文], les inscriptions chinoises primitives.
Il laisse de côté ses recherches sur la philosophie chinoise et le taoïsme ancien pour se plonger dans l’analyse de ces inscriptions oraculaires sur écailles de tortue ou omoplates de bœuf. Il a publié deux livres sur le sujet et a surtout largement collaboré à la rédaction du Grand Ricci (voir encadré), le couronnement d’une vie entièrement dédiée à une culture qui le fascine toujours autant. ■
L'aventure du grand ricci
N.R.
Les plus anciennes inscriptions oraculaires remontent à la dynastie Shang (fin XVIe-fin XIe s. avant J.-C.). A cette époque, les Chinois pratiquaient de façon courante la pyromancie et interprétaient les fissures provoquées par l’application d’une tige enflammée sur les écailles de tortue ou les os. « Ils posaient des tas de questions à leurs ancêtres, explique Jean Lefeuvre. C’est pourquoi le contenu de ces inscriptions est riche. On apprend beaucoup sur leur mode de vie, la géographie, les guerres, les tribus. »
Reconnu dans le monde entier comme un éminent spécialiste des inscriptions chinoises primitives, Jean Lefeuvre a largement collaboré à la rédaction du Grand Ricci, dictionnaire encyclopédique chinois-français, œuvre monumentale, fruit d’un labeur de 50 ans. De nombreux sinologues ont participé à cette formidable aventure mais, comme le souligne Jean Lefeuvre avec humour, il est « le seul survivant de la première équipe du grand dictionnaire ! »
Les 300 000 définitions et 13 500 caractères répertoriés, dont 2 000 anciens, donnent à cet ouvrage (sept volumes) sorti en 2002 et qui s’ouvre largement aux grandes branches du savoir (les sciences, le droit, la finance, les arts, la littérature, etc.) un caractère exceptionnel. Il remplit le rôle d’une véritable encyclopédie de la langue, de l’histoire, des coutumes, de la culture et de la pensée de la Chine depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. ■
La culture chinoise et l'évangile
Le père Lefeuvre est à l’origine de groupes de réflexion catholiques dont l’objectif est d’échanger, à la manière chinoise, l’esprit du Christ. Pour le jésuite, la philosophie chinoise sur la vie est la plus proche du christianisme
« Il y a environ 50 ans, cinq laïcs du groupe Vie Chrétienne m’ont rendu visite, raconte le père Lefeuvre. Tout en acceptant la tradition des Christian life communities, ces cinq jeunes, étudiants à l’époque, étaient déçus sur un point : ce groupement, en soi excellent, venait de l’étranger et ne les aidait pas à développer une foi chrétienne qui serait également authentiquement chinoise. Les prêtres nous parlent de l’esprit du Christ sans mentionner la Chine, m’ont-ils dit. Ils voulaient voir le Christ avec des yeux de Chinois. Je les ai approuvés et encouragés à développer ce concept. » Ces cinq Taiwanais ont tout d’abord rassemblé plusieurs amis intéressés par leur projet. Dans un premier temps, ils ont demandé à quatre prêtres de prendre part, à tour de rôle, à leurs échanges. « Ce n’est que plus tard qu’ils m’ont proposé de devenir leur aumônier », indique le père Lefeuvre. Créée en 1962, cette « petite communauté chinoise de l’esprit du Christ » compte aujourd’hui 250 membres à Taiwan et aux Etats-Unis. Elle publie une revue semestrielle de 200 pages rédigée par des laïcs.
« A chaque instant, la parole de Jésus »
Professeur d’ingénierie en travaux publics à l’université nationale de Taiwan, à Taipei, Wu Wei-teh [吳偉特] a rejoint la communauté en 1965. « Les cinq fondateurs avaient été touchés par le message de l’Evangile et la parole d’amour du Christ. Ils voulaient fonder ce groupe avec l’espoir d’approfondir leurs connaissances sur le christianisme », rappelle-t-il.
Aujourd’hui, ces chrétiens taiwanais ou américains vivent intensément leur foi catholique. « Nous essayons de vivre avec à l’esprit, à chaque instant, la parole de Jésus, souligne l’universitaire. Nous demandons aux membres de la communauté d’essayer de déceler la présence de Dieu dans le quotidien et d’être parfaits à Ses yeux. Pour ma part, je suis heureux de cette vie très fervente. »
La réflexion chinoise, proche du christianisme
Selon Jean Lefeuvre, l’église catholique, trop occidentale, a du mal à percer en Asie. « Notre théologie est basée sur la philosophie grecque, Platon, Aristote. Mais selon moi, ces philosophes sont très loin de l’Evangile du Christ. En Chine, dès l’époque des Shang, les Chinois croyaient en un seul Seigneur au-dessus des ancêtres. »
Pour le prêtre français, les pensées taoïste et confucéenne sont en revanche très proches de l’Evangile. « La réflexion chinoise sur la vie est la plus proche du christianisme, et je pense qu’un approfondissement de ces deux courants de pensée permet de découvrir le Christ. »
Wu Wei-teh adhère totalement à ce discours. « Dans la culture chinoise, l’idée d’un dieu sauveur existe depuis toujours ! Sous la dynastie Shang, les gens l’appellent Shangdi (l’empereur suprême), sous Laozi, il prend le nom de Chang Dao (la voie éternelle) et sous Confucius, il est Shang Tian (le ciel suprême). En Occident, l’Ancien Testament est une préparation au Nouveau Testament. Il annonce la venue du Christ. Chez nous, les œuvres de la pensée traditionnelle chinoise sont, d’une certaine façon, notre Ancien Testament. »
Le « testament » du père Lefeuvre
Pour prendre pleinement conscience de cette richesse de la culture chinoise, les membres de l’association incitent les nouveaux venus à approfondir leurs connaissances dans tous les domaines : philosophie, arts, folklore, histoire, morale, religion, sciences… « Les chrétiens chinois doivent prendre au sérieux cet héritage culturel », ajoute le professeur Wu Wei-teh qui espère avoir entre les mains, un jour, un évangile « plus chinois » pour le présenter aux non-croyants et ainsi les mener sur le chemin du Christ.
Dans un prochain ouvrage, en cours de rédaction, Jean Lefeuvre va développer une idée qu’il n’a véritablement formulée que depuis un an. « Comment la culture chinoise débouche sur le Christ, ce sera le thème de mon testament ! », conclut-il avec un petit sourire en coin. ■