18/07/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Artistes oui, mais autodidactes

01/09/1999
Dans l'Atelier, autoportrait, aquarelle

A l’âge de quatre-vingt sept ans, Max Chi-wai Liu mène toujours une vie très active, que ce soit dans le domaine de la peinture, de l’écriture, des conférences, de la traduction ou dans celui de l’enseignement. Il fait également des recherches sur le terrain, touchant à l’art et à l’anthropologie. Ses aquarelles révèlent une personnalité pleine d’humour et d’innocence. Ni empreintes de rigueur académique ni entravées de contraintes techniques absolues, ses œuvres trouvent aujourd’hui acquéreurs pour plusieurs millions de yuans taïwanais. Bien qu’il proclame toujours modestement ne pas être un artiste et ne considérer la peinture que comme un passe-temps (et, plus important encore, une façon de gagner sa vie), il jouit d’une reconnaissance certaine dans les milieux artistiques et culturels de Taïwan.

Critique d'art et peintre lui-même, Lin Hsing-yueh considère que ce qui distingue Max Chi-wai Liu de la plupart des autres peintres, c’est qu’il aborde son support avec un pinceau dans une main et un stylo dans l’autre. Au fil des ans, il a contribué à faire connaître l’art occidental à Taïwan grâce à un savoir qu’il ne cesse d’enrichir et à sa parfaite maîtrise de la langue anglaise. Parallèlement à sa collaboration à des magazines, à ses écrits sur l’évolution de l’art occidental et à des études comparatives entre les peintures chinoise et occidentale, il a aussi publié plusieurs livres dont Les Plaisirs de l’art, Réflexions sur l’art, L’Aquarelle, et Théories de base de la peinture moderne.

Comment ce personnage aux talents multiples a-t-il fait pour devenir un éminent artiste? Bien avant qu’il ne se mette aux pinceaux, à un âge déjà assez avancé, Liu était fasciné par l’art. « J’aimais beaucoup la peinture, mais je n’avais jamais suivi de formation technique. A l’époque où j’étais à l’école, seuls ceux issus d’un milieu aisé étudiaient la littérature, la musique et la peinture. » Comme sa famille n’était pas riche, il a su très tôt qu’il lui fallait envisager son avenir de façon pratique.

A l’université, il a opté pour l’ingénierie électrique, principalement parce que cette spécialité lui permettrait ensuite de trouver un emploi facilement. Il a donc travaillé en tant qu’ingénieur à Taipower, puis à Taisugar. Fasciné par la visite d’une exposition d’aquarelles de Hsiang Hung en 1949, il décida alors de consacrer son temps libre à la peinture. Il venait d’avoir trente-sept ans.

N’ayant jamais eu de mentor, Liu commence alors par étudier dans les livres d’art, et à fréquenter de nombreux artistes, érudits et experts en art pour apprendre à leur contact. Un an après s’être lancé dans la peinture, une de ses œuvres est sélectionnée pour participer au Ve Salon des beaux-arts de Taïwan, et c’est en 1951 qu’il présente sa première exposition personnelle.

Mais comment les artistes deviennent-ils des artistes? «Pour être artiste, il faut d’abord être animé par une certaine bonté et avoir une noble personnalité, la création artistique relevant du spirituel et non du matériel, estime Liu. Ce n’est qu’empli de compassion que l’on peut créer un travail artistique empreint de sensibilité, et à même de susciter des émotions de la part d’autrui. » Liu ne pense pas que les techniques utilisées par l’artiste aient une grande importance. Ce qui compte surtout, dit-il, c’est que les œuvres dégagent des pensées et des émotions sincères qui touchent et inspirent le public.

Pour ces raisons, Liu estime qu’étudier dans une école spécialisée n’est pas essentiel. « Les gens peuvent apprendre à peindre dans les livres et en étudiant les œuvres de grands maîtres. De plus, en apprenant par eux-mêmes, les artistes ont une plus grande liberté pour orienter leur démarche, et sont amenés à se documenter plus intensément pour étendre leurs horizons, et ensuite créer leur propre style. » Liu ajoute que les artistes autodidactes ne sont pas influencés par les traditionnels fondements académiques des écoles, alors que ceux qui suivent la filière classique peuvent rencontrer certaines difficultés à exprimer librement et pleinement leur art.


Artistes oui, mais autodidactes

La Plénitude de la Voie, bronze et or, 22 x 26 x 48 cm, Wu Ching

Un autre artiste local, Wu Ching, abonde en ce sens. « Le risque pour les artistes qui ont suivi une école est de conjuguer sans fin les créations des générations précédentes », dit-il. Wu est connu pour ses sculptures sophistiquées en bois et en or de fourmis et d’ailes de cigales. Ses travaux, qui s’inspirent principalement de la nature sauvage et sont imprégnés des philosophies et cultures d’Asie de l’Est, lui ont valu éloges et reconnaissance. « Ce que je fais est le résultat d’une démarche par tâtonnements. Je n’ai pas suivi de formation artistique spécifique. Dès lors que je sens que tel arrangement ou telle combinaison de formes et de matières peut dégager de la puissance, je vais de l’avant. »

Les œuvres de Wu sont régulièrement exposées dans des musées et des centres culturels, tant à Taïwan qu’à l’étranger, notamment au Japon et aux Etats-Unis. En 1993, le Musée national du Palais a acquis l’une de ses œuvres, Descendants prospères. Cette sculpture représente des melons amers et 238 fourmis grandeur nature, ainsi que d’autres insectes et plantes. Cette démarche sans précédent du musée a fait de Wu le premier artiste à voir, de son vivant, une de ses pièces intégrer les collections de cette institution abritant le patrimoine et les trésors artistiques de la nation.

Beaucoup de gens se demandent quel parcours lui a permis d'atteindre une si bonne maîtrise de son art et de mériter un tel honneur. Né en 1956 dans le hsien (district) de Chiayi, dans le Sud de Taïwan, Wu ne s’est pas embarrassé avec les études. L’école n’était vraiment pas son fort, et il en a quitté les bancs après la classe de troisième. A dix-huit ans, il a eu l’occasion d’observer un ami qui sculptait un objet artisanal sur bois, et ça l’a intéressé. Dès lors il s’est exercé par lui-même, se documentant dans les livres et voyageant à travers l’île pour visiter des musées et admirer le travail de sculpteurs déjà reconnus.

Dans le même temps il a également mené d’intenses recherches sur les techniques traditionnelles de sculpture, les outils, le travail spécifique de matières telles que le bois, l’or, l’argent et le bronze, tout en s’exerçant sans relâche afin de se perfectionner. Lorsqu’il a visité le Musée national du Palais pour la première fois, il a été fortement impressionné par l’ensemble des collections. Il s’est dit au fond de lui-même que si son travail pouvait un jour en faire partie, il aurait alors réellement accompli quelque chose dans la vie. La durée de vie d’un être humain peut aller jusqu’à une centaine d’années, mais les pièces d’un musée peuvent vivre pendant des centaines, voire des milliers d’années.

C’est animé par ce noble idéal et aussi par son incroyable enthousiasme pour la sculpture, que Wu s’est lancé dans une quête sans relâche de progrès et d’idées neuves. A ses débuts, il a beaucoup lu sur l’évolution des arts tant en Occident qu’en Orient, et a été particulièrement sensible à la créativité et à l’originalité. Il s’est donc sérieusement penché sur le concept de la créativité et sur ce que devrait être son style de travail. « Créer signifie faire ce que nul autre n’a fait auparavant, ou faire ce que d’autres aimeraient faire sans en être capables. Ce constat est devenu la base de mes créations artistiques.»

Pour être artiste, il faut avoir un sens développé de l’observation, de l’ouverture d’esprit et de la finesse. Ces dons sont héréditaires et ne se trouvent pas dans les livres. En plus de leur talent, les artistes doivent ressentir un réel intérêt pour ce qu’ils font et s’impliquer totalement dans leur travail. Wu ajoute que la méditation Zen et l’étude des Ecritures bouddhiques lui ont permis de se concentrer sereinement sur son travail, sans se laisser distraire. Ses propres recherches et interrogations sur le mystère et le sens de la vie, et son intérêt pour toutes les créatures de l’univers, le poussent constamment à chercher de nouveaux concepts créatifs. Pour Wu, chaque œuvre représente un voyage de la pensée et de l’esprit.

Au cours de ces vingt dernières années, il s’est consacré de tout son cœur à la sculpture, contraint à la solitude et aux privations, et subissant d’innombrables échecs. Il lui faut parfois trois à quatre ans pour achever certaines œuvres. Il travaille souvent jusqu’à des heures avancées de la nuit, rappelé seulement à la réalité par des douleurs aux yeux, à force de les plisser. Au début de sa carrière il a vendu le seul bien qu’il possédait, un petit lopin de terre qu’il avait hérité de son père, pour s’assurer le minimum vital et se consacrer à la sculpture. Déjà au cours de cette période, la vie avait un sens pour Wu. Sa soif de découvertes le poussait à aller toujours de l’avant, contribuant ainsi à rendre sa vie riche et sublime. A ce jour, il a réalisé une soixantaine de sculptures en bois et plus d’un millier en or.

« La loi bouddhisque de causalité m’a convaincu que j’étais destiné à la sculpture, estime-t-il. C’est là ma mission et ma responsabilité sur cette terre. » Son vœu le plus cher est de trouver un abri permanent pour ses œuvres. Grâce aux efforts de quelques amis et érudits, un projet de création de musée de la sculpture commence à prendre forme. « Je considère que ces œuvres d’art ne sont pas miennes. Elles devraient plutôt appartenir à l’héritage culturel commun de l’humanité tout entière », dit-il.


Artistes oui, mais autodidactes

Caravane de Chameaux dans le Désert, aquarelle, Yu Chin-chang

Tout le monde connaît l’histoire du lièvre et de la tortue. Bien que se déplaçant avec une lenteur extrême, grâce à sa ténacité, la tortue arrive finalement la première au but. Yu Chin-chang, peintre amateur, se compare à la tortue de la fable, s’efforçant par tous les moyens de réaliser ses idéaux. « La création artistique nécessite une certaine dose de talent, dit Yu, mais la détermination et un travail acharné jouent un rôle encore plus important. On dit que c’est en forgeant que l’on devient forgeron. La seule manière de réussir est donc de travailler sans relâche, sans crainte des difficultés et des échecs. Cela s’applique à tous les domaines, y compris la création artistique.»

Yu est né dans le hsien de Taïpei en 1934, dans une famille pauvre qui comptait quinze enfants. Après seulement quatre années dans le primaire, les bouleversements apportés par la Seconde Guerre mondiale l’ont contraint à quitter l’école. A la fin de la guerre, il a étudié le mandarin pendant un an. Une fois encore il a dû interrompre ses études, la situation financière familiale devenant de plus en plus précaire. A treize ans, il a suivi son père pour travailler à la mine, puis est devenu apprenti forgeron. Grâce aux recommandations d’un parent, à dix-huit ans, il a pu entrer chez Taipower. «Aux premiers temps de la société taïwanaise, la vie était bien difficile. La première préoccupation des gens était de travailler dur, pour simplement survivre. Les loisirs et la création artistique étaient considérés comme un luxe. »

Yu a travaillé en tant que technicien à Taipower jusqu’en 1979. Un contrat avec une société privée d’ingénierie l’a ensuite amené à passer six années en Arabie Saoudite, sur un projet d’infrastructure. Après le travail, peu de loisirs ou de distractions étaient disponibles. Il ne pouvait passer quelques moments avec des amis autour d’un verre, l’un de ses passe-temps favoris, du fait de la loi islamique prohibant l’alcool. Yu trouvait la vie à l’étranger ennuyeuse et solitaire. Lui qui avait toujours aimé dessiner lorsqu’il était petit, décida alors de reprendre crayons et pinceaux pour fuir l’ennui et se défaire de son mal du pays.

Dès qu’il avait du temps libre, il se mettait à faire des esquisses de paysages et de personnages locaux. Il transposa méticuleusement sur le papier différentes scènes de la vie locale, des paysages uniques, de vieux châteaux à l’architecture bien particulière, jouant avec les effets d’ombre et de lumière du soleil dans le désert. C’était en quelque sorte un journal intime en images. Après son retour à Taïwan en 1985, il a commencé à exploiter les esquisses accumulées les années précédentes en les travaillant sur de grands formats, à l’aquarelle ou à l’huile. Il a peint une série de travaux délicats et réalistes représentant des méharistes et leurs montures, de vieux châteaux et des femmes voilées.

Alors âgée de quatre-vingt-dix ans, la mère de Yu s’asseyait souvent près de lui pour le regarder travailler. Un beau jour elle lui demanda pourquoi, étant de retour à Taïwan, il ne dessinait pas des scènes locales au lieu des paysages d’un lointain pays arabe. La remarque de la vieille dame lui rappela qu’il y avait bon nombre de thèmes liés à son enfance, à ses expériences personnelles et à la vie à Taïwan, qui n’attendaient que lui pour témoigner du passé. A partir de ce jour, les thèmes abordés dans ses peintures ont radicalement changé. Ce sont maintenant des mineurs travaillant dans un puits, des pêcheurs sur un radeau en bambou ou des ouvriers dans une usine métallurgique, ou encore des scènes typiques de la vie rurale telles que le repiquage du riz, les élevages de poulets ou la garde d’animaux de fermes dans les campagnes. « Lorsque je me laisse prendre par le jeu de la peinture, les souvenirs du passé redeviennent vivants, je ne peux plus m’arrêter. » La nostalgie de Yu pour son enfance et ses expériences antérieures emplissent ses œuvres de chaudes et douces couleurs. « Tous mes sentiments sont là, projetés dans mes peintures. »

Yu utilise des pinceaux très fins pour dessiner et peindre couche par couche à l’aide de couleurs nuancées. En conséquence il lui faut plus de temps qu’à d’autres artistes pour achever une œuvre, mais le résultat est unique. Il commence souvent à travailler très tôt le matin, pour s’arrêter tard dans la nuit, ne s’accordant que de brèves pauses pour les repas. « Je peins très lentement et il me faut au moins trois à cinq mois pour finir un tableau. C’est comme une jeune femme travaillant sur une broderie. Pour les gens qui contemplent mon travail, la première impression est celle de délicatesse. Et je suis fier d’avoir un style bien à moi.


Artistes oui, mais autodidactes

Wang Yeh, qui n’attribue jamais de titre à ses œuvres, utilise des couleurs vives et lumineuses

Un réel intérêt pour les arts, du talent, un travail assidu, de la force morale, que faut-il donc encore pour devenir artiste ? « Pour être artiste, vous devez avoir le courage de vous lancer dans l’aventure, même au risque de votre vie, déclare Wang Yeh, autre artiste autodidacte. Durant les phases de création, un artiste ne doit avoir peur de rien, et au contraire être prêt à endurer les privations.» Une totale dévotion et une réceptivité permanente à tout ce qui peut stimuler la création peuvent favoriser inspiration et imagination. Wang estime que cela donne de l’élan à la création artistique, et peut aider un artiste à créer une œuvre unique et personnelle.

Wang se rend souvent dans les musées et les centres culturels pour admirer et comparer les travaux des grands maîtres. Il lui arrive de passer deux ou trois heures à contempler le même tableau. Il consacre également beaucoup de temps à la lecture, va au cinéma et suit les programmes télévisés pour favoriser l’apparition de nouveaux concepts qui contribueront à son propre travail.

A la recherche de l’inspiration, il a par le passé vécu en ermite dans une région montagneuse reculée. Au cours de cette période d’isolement qui a duré sept ans, son obsession fut de rechercher de nouvelles formes de création artistique. Wang se contentait souvent d’un seul repas quotidien et ne se lavait pas pendant plusieurs mois d’affilés. Il aimait à sortir et à observer les changements d’une saison à l’autre, à explorer les mystères de la nature. Il lui arrivait aussi de se balader le long des sentiers de montagne ou dans des cimetières, sous les orages ou en pleine nuit. Il découvrit avec étonnement que dans un tel cadre désolé et lugubre l’inspiration lui venait, et que son imagination devenait galopante.

Parfois, il s’autorise des excès d’alcool pour se mettre dans un état second, arguant que cela l’aide à se libérer des contraintes de la réalité et à errer dans l’univers intérieur de son subconscient. Toutes ces démarches ou expériences ont apporté des changements radicaux à sa peinture et aux thèmes qu’il aborde. Ses œuvres sont dominées par des couleurs vives et lumineuses. Elles traitent des religions et mythologies traditionnelles de Taïwan dans un dédale d’images symbolisant les aspirations les plus communes de la société : le pouvoir, l’argent, le sexe et la célébrité. Son travail est aussi empreint de mystère et de fantasmes, et dégage une sensation de nervosité et d’anxiété. Le style peu commun et fantasmagorique de Wang a suscité un intérêt croissant et lui a valu une reconnaissance certaine.

Avant de se consacrer pleinement à la peinture à partir de la cinquantaine, il a travaillé pendant plus de vingt ans à la décoration de temples. C’est au cours de cette période qu’il a appris à peindre quantité de choses dont des divinités taoïstes, des personnages de légende, des animaux, des plantes, des poissons et des scènes de la nature. Cette expérience a beaucoup enrichi son art.

Son enfance difficile lui a aussi donné une vision plus aiguë des dures réalités de la vie. Ses parents sont morts alors qu’il était tout petit. Il a vécu dans un état d’extrême pauvreté. Errant d’un endroit à l’autre, lui et ses frères subvenaient à leurs besoins en vendant des glaces. « Les conditions difficiles de mon enfance et toutes les privations que j’ai dû subir au fil du temps ont eu une énorme influence sur mes créations artistiques par la suite. Ces expériences et ma propre observation du monde séculier se sont transposées dans mes œuvres. »

Wang ne semble pas disposer d’un seul instant de répit. « Jour et nuit, je réfléchis sur la façon de progresser et de faire évoluer mon travail, souligne-t-il. Même lorsque je me repose, mon esprit continue à travailler, envahi par de nombreuses pensées. » Son caractère changeant, dû notamment à l’abus d’alcool et aux différentes épreuves endurées, le rend parfois irritable et instable. « Bien que le processus de la création artistique soit souvent assez douloureux, ma joie et ma satisfaction sont indescriptibles lorsque je vois une de mes œuvres achevée, conclut Wang. Mon unique souhait est de pouvoir jouir d’une bonne santé et de vivre longtemps pour continuer à peindre et laisser encore plus d’œuvres derrière moi. »

Les plus lus

Les plus récents