La mondialisation force en effet des gens et des sociétés d'horizons très divers non seulement les journalistes et les éditeurs, mais aussi une large portion du secteur des médias et des loisirs à produire un travail de traduction de qualité. De même, toute société commerciale ambitionnant sérieusement de pénétrer les marchés internationaux doit au minimum préparer des versions en plusieurs langues étrangères de ses brochures et contrats. Enfin, les évolutions démographiques et sociales ont également entraîné un besoin de traducteurs pour des langues telles que l'indonésien ou le thaï par exemple, dans le cadre du recrutement à l'étranger d'ouvriers, de garde-malades ou de gens de maison.
Pour se procurer des traductions, les entreprises ont chacune leur façon de procéder, il n'y a pas de règle. Certaines chaînes de télévision ont par exemple leur propre équipe de traducteurs. Le plus souvent, le travail est cependant sous-traité, et la soixantaine de sociétés de traduction appartenant à l'Association de traduction et d'attestation de Taïpei (TAAT), créée en 1992, tirent le meilleur parti de l'explosion du marché. Pearl Hsieh, la présidente de Today's Trans lation Service, qui fait également partie du comité de direction de la TAAT, parle d'expérience. Son agence, qui est spécialisée dans les procédures administratives concernant le commerce et l'immigration, est divisée en plusieurs départements : services linguistiques, actes notariés, saisie des textes, services informatiques et dossiers d'étudiants candidats à l'expatriation. L'agence, dit Mme Hsieh, emploie une vingtaine de personnes à plein temps et fait travailler une cinquantaine de traducteurs free lance. Les autres membres de la TAAT sont spécialisés sur un secteur économique particulier, comme l'édition par exemple.
Actuellement, l'anglais et le japonais sont ici encore les langues les plus demandées, suivies du français, de l'allemand et de l'espagnol. Autrefois, la demande allait toujours dans le même sens : les clients commandaient des traductions depuis une langue étrangère vers le chinois. De nos jours, la partie « chinois vers une langue étrangère » du business est en forte progression. « Avec de bonnes compétences linguistiques, on peut résister à tout, même à une crise économique », dit Mme Hsieh.
C'est peut-être là une vision un peu optimiste des choses. Si pour les agences, les affaires sont excellentes, les traducteurs indépendants ont en général du mal à joindre les deux bouts. Un traducteur spécialisé dans la réalisation de sous-titres en chinois pour des longs métrages étrangers est en général payé moins de 100 TWD (3,25 USD) la minute de film. Dans l'édition, les traducteurs sont payés entre 0,5 et 0,8 TWD (entre 2 et 3 cents) du caractère chinois, un livre de taille moyenne en contenant environ 150 000. Ces taux peuvent augmenter de 50% environ si la traduction est effectuée du chinois vers une autre langue.
Un traducteur travaillant à domicile peut espérer des émoluments supérieurs au revenu moyen annuel (soit plus de 15 000 USD). Néanmoins, malgré les dernières innovations en matière de traduction assistée par ordinateur, on pourrait sans conteste classer la traduction dans les activités à forte consommation de main-d'oeuvre et c'est un métier exténuant.
Il n'est donc pas surprenant que les étudiants diplômés en langues étrangères soient peu nombreux à opter pour cette carrière. Selon Mme Hsieh, les plus talentueux préfèrent continuer leurs études à l'étranger, chercher du travail dans le commerce ou rentrer dans les affaires étrangères. La qualité générale des traductions s'en ressent. A Taïwan, à l'exception de l'interprétation orale, qui jouit d'un certain prestige, la carrière de traducteur n'est toujours pas reconnue comme une carrière à part entière. Pour l'instant, il n'y a tout simplement pas assez de gens doués qui entrent dans la profession. La faute en incombe sans doute en partie aux maisons d'édition et aux télévisions qui, jugeant les travaux de traduction comme secondaires, se contentent encore souvent d'amateurs pour réduire leurs coûts.
Il faut dire que ce ne sont pas les amateurs qui manquent, dans ce domaine. Les traductions sont souvent confiées à des gens dont les compétences linguistiques sont approximatives: lorsqu'ils ont des connaissances étendues dans le domaine concerné, ils ne maîtrisent pas forcément l'art ou la science de la traduction. «Si je suis obligé de choisir entre quelqu'un qui a des connaissances spécialisées et un traducteur expérimenté, je prends le second sans hésiter, dit Chen Ying-ching, le directeur éditorial des éditions Owl Publishing House. Un traducteur doit être capable de sentir la spécificité et les nuances d'un travail de traduction, quelle que soit l'étendue de son savoir.»
Pearl Hsieh suggère d'encourager les étudiants des différentes facultés qui sont intéressés par la traduction à suivre ensemble un séminaire de formation et à se constituer en équipe aux talents multidisciplinaires. Ensuite, après une période de probation, ces traducteurs spécialisés pourraient entrer dans une agence de traduction ou travailler en free lance. «La TAAT serait heureuse de subventionner ce genre d'initiative. Nous pourrions leur verser l'équivalent de ce qu'ils gagnent durant leur période probatoire.» Une solution imaginative, qui hélas n'existe encore que sur le papier.
Ces dernières années, sur le marché du livre, les traductions se vendent mieux que les oeuvres écrites en chinois. Dans les librairies, plus de la moitié des ouvrages présentés sur les étagères marquées «nouveautés» sont à coup sûr des traductions. «C'est la façon la plus facile d'entrer sur le marché pour une nouvelle maison d'édition, explique l'éditeur Chen Ying-ching. Mais le contrôle de la qualité reste problématique.»
En effet, les maisons d'édition taïwanaises ne se soucient guère, en général, de réviser les traductions page par page, comme ils le feraient pour un manuscrit en chinois. M. Chen, qui travaille dans l'édition depuis plus de dix ans, affirme que les jeunes éditeurs font beaucoup d'erreurs avant d'acquérir l'expérience nécessaire pour faire leur travail correctement. Il est donc essentiel pour un éditeur d' «accumuler les ressources», par exemple en dressant une liste de traducteurs de confiance avec lesquels il travaille depuis longtemps. Il faut se souvenir que durant leur période d'essai, les traducteurs moins expérimentés ont toutes les chances de produire des versions douteuses, nécessitant une relecture attentive.
Quoi qu'il en soit, M. Chen Ying-ching fait confiance aux forces du marché. «Si les lecteurs faisaient savoir qu'ils veulent des traductions de première qualité, les éditeurs chercheraient des traducteurs au top niveau, et la sélection naturelle permettrait d'éliminer les plus mauvais.» L'éditeur insiste sur la nécessité pour les maisons d'édition de faire leur possible pour éviter les erreurs. La multiplication des critiques littéraires consacrées aux traductions serait un pas dans la bonne direction. Celles-ci ont d'ailleurs commencé à faire leur apparition. En août 2000, le journal en ligne tTimes a par exemple publié un dossier critique méticuleux et particulièrement virulent intitulé «Les livres traduits en question». L'auteur de l'article ne limite pas ses flèches aux traductions elles-mêmes: le choix des livres traduits est lui aussi contesté. «La traduction est mauvaise, et l'avant-propos, écrit par deux universitaires en guise d'introduction pour les lecteurs, l'est encore plus, s'indigne le critique à propos d'un des ouvrages qu'il condamne. Mais le pire, c'est que l'original était un fiasco. Comment un éditeur peut-il s'humilier à ce point ?»
Cette plume acerbe n'était autre que celle de Wang Daw-hwan, anthropologue et chercheur à l'Institut d'histoire et de philologie de l'Academia Sinica. M. Wang se sent particulièrement concerné par la qualité des traductions d'ouvrages de vulgarisation scientifique, qui sont très en vogue actuellement dans le marché du livre congestionné de Taïwan. Pour protéger les lecteurs des traductions de mauvaise qualité, le chercheur suggère aux éditeurs d'inviter des universitaires et autres experts du domaine considéré à se constituer en comité de lecture chargé d'évaluer les ouvrages et leur traduction. «Il faut que cela vienne du monde de l'édition, dit M.Wang. Si un outsider comme moi s'en mêle, ceux qui sont concernés perdront la face.» Une suggestion rejetée par M.Chen, qui pense que toute interférence extérieure serait sans effet, «tandis que les forces du marché sont irrésistibles.»

La commission d’Etat de la culture soutient la traduction en langues étrangères d’œuvres écrites en chinois, sous la forme de subventions.
L'anthropologue et l'éditeur s'accordent cependant sur un point, à savoir que le lectorat devrait jouer un rôle plus actif dans la recherche de la qualité. M. Chen encourage les lecteurs à téléphoner à l'éditeur lorsqu'ils trouvent des erreurs dans un ouvrage. «Un appel téléphonique représente souvent l'opinion de centaines de lecteurs silencieux.L'éditeur en est conscient et il ressent donc une pression considérable. »
M. Wang va plus loin en appelant à l'adoption d'une réglementation qui obligerait les éditeurs à retirer des rayons, sur ordre d'un comité d'experts, les livres contenant de graves erreurs de traduction. «Il faut que nous responsabilisions les lecteurs, sinon cela en fait des complices des maisons d'édition qui écoulent impunément des produits défectueux.» Ne serait-il pas difficile de définir en quoi consiste une mauvaise traduction? M.Wang rappelle qu'il ne s'occupe que des ouvrages scientifiques, pour lesquels il devrait être assez simple de trouver des critères objectifs.
Wang Daw-hwan se souvient d'avoir un jour appelé un éditeur pour lui signaler des erreurs. «Les problèmes de traduction sont partout, dans ce secteur, lui répondit sèchement l'éditeur. Nous ne pouvons pas résoudre le problème tout seuls, nous ne sommes pas responsables.» Cette cinglante réponse contient, il faut bien le dire, une petite parcelle de vérité.
Vu le statut de la traduction dans les cercles académiques, on comprend que les traductions médiocres soient la règle plus que l'exception. «Il y a encore beaucoup de gens qui refusent de reconnaître l'importance de la traduction en tant que discipline universitaire», dit Hu Yao-heng, qui est professeur au département de langues et littératures étrangères à l'Université nationale de Taïwan (NTU) et directeur du département d'Etudes théâtrales de cette même université.
Le professeur Hu travaille actuellement à une traduction en chinois de pièces classiques en grec ancien, dans le cadre d'un projet de la commission d'Etat des Sciences démarré l'année dernière, qui vise des oeuvres majeures dans les diverses disciplines universitaires arts, économie, philosophie C'est la première fois que la commission, qui ne soutenait jusqu'ici que les travaux de recherche pure, subventionne un projet de ce genre.
C'est le système éducatif local qui est sensé former des traducteurs compétents. Malheureusement, les établissements universitaires du premier cycle montrent peu d'intérêt pour le rôle qu'on veut leur faire jouer. Le professeur Hu se souvient qu'il y a une dizaine d'années, ses collègues de NTU étaient même opposés à la création d'un institut supérieur de traduction. «Dans les cercles académiques, les gens adorent parler de théories, mais la théorie et la traduction sont à l'opposé l'une de l'autre. Quand vous traduisez, l'essentiel est de saisir les aspects significatifs du contexte et de la culture d'origine.» M. Hu pense que les enseignants doivent aider les étudiants à se concentrer sur ces deux pierres angulaires de la traduction, plutôt que de se lancer dans des conjectures et des théories échevelées.
La traduction est en outre un outil pédagogique indispensable, dans la mesure où elle permet aux étudiants d'acquérir des connaissances essentielles et d'accéder aux classiques étrangers dans leur langue maternelle. Il s'ensuit que le peu d'importance attaché à la traduction suggère une certaine indifférence à la qualité du système éducatif dans son en semble. «Si les Américains peuvent étudier dans leur langue maternelle, pourquoi pas nous? Des quantités de chefs-d'oeuvre ont été écrits dans des langues autres que l'anglais. Pourquoi sommes-nous obligés de les lire dans leur traduction anglaise, qui n'est pas toujours de bonne qualité? Pourquoi n'est-il pas possible de les lire en chinois? Mais évidemment, qui se soucie de planter des arbres qui feront de l'ombre à ceux qui viendront après?»

La commission d’Etat de la culture soutient la traduction en langues étrangères d’œuvres écrites en chinois, sous la forme de subventions.
Wang Daw-hwan acquiesce, notant qu'au Japon et en Chine, les étudiants peuvent s'instruire dans leur langue maternelle jusqu'à la fin du second cycle sans que cela ait une influence sur la qualité de leurs études. «L'un des problèmes les plus épineux du système éducatif taïwanais aujourd'hui est le manque de supports pédagogiques [en chinois] valables.»
Les professeurs d'université sont encouragés à faire de la recherche, ce qui fait que l'enseignement devient secondaire. La production d'un bon mémoire de recherche peut permettre d'obtenir une subvention ou une promotion, alors que la traduction tombe dans la catégorie du dilettantisme, et ne vaut aucune reconnaissance au professeur. Mais l'autre côté de la médaille, selon M. Wang, est que «ceux qui s'engagent dans la voie de la traduction peuvent en faire une vertu et ainsi éviter de voir leur travail critiqué.Dans les cercles académiques insulaires, l'atmosphère est en effet plutôt défavorable à la traduction.»
Voilà qui est bien dommage, parce que du point de vue des ressources pédagogiques et de leur accessibilité, la traduction a peut-être plus d'intérêt que la recherche pure, en particulier depuis que l'on reconnaît la part de réelle créativité qui y entre. En outre, ainsi que le souligne Wang Daw-hwan, «Comparé à une thèse de recherche qui ne touche qu'un nombre limité de lecteurs, un texte classique traduit dans un chinois fidèle et bien écrit aura beaucoup plus d'influence. Mais n'espérez pas que cette île produise quoi que ce soit de véritablement créatif dans le domaine académique.»
Il n'entre pas de sarcasme dans ce commentaire de M. Wang, qui se contente de souligner que Taïwan est un petit pays qui ne peut ni ne doit se donner des objectifs irréalistes. Pour tirer le meilleur avantage de ressources pédagogiques limitées, dit le chercheur, il faut que la traduction reçoive autant de considération que l'enseignement et la recherche. Ceci inciterait les personnes les plus qualifiées à s'y intéresser.
En ce qui concerne les traductions du chinois vers l'anglais et les autres langues, la situation semble plus encourageante. Depuis 1990, la commission d'Etat de la culture (CCA) subventionne un Programme de traduction de la littérature chinoise, en partenariat avec diverses maisons d'édition et presses universitaires étrangères. Jusqu'ici, quelque quatre-vingts oeuvres d'une trentaine d'écrivains continentaux et taïwanais, contemporains ou non, ont été traduits du chinois dans le cadre de ce programme, afin de donner la possibilité aux lecteurs étrangers de mieux comprendre la Chine et Taïwan l'accent étant désormais plus mis sur Taïwan. Mais les traducteurs rencontrent dans leur travail des difficultés particulières dues aux innombrables nuances de la culture locale.
Le programme a bénéficié d'une publicité indirecte en octobre dernier, lorsque Gao Xingjian est devenu le premier Prix Nobel de littérature d'expression chinoise. A l'annonce de l'événement, Taïwan s'est prise à espérer qu'un jour, un auteur taïwanais soit honoré pareillement. Intellectuels et écrivains s'accordent pour dire que la traduction dans une ou plusieurs langues étrangères majeures est capitale si les écrivains taïwanais veulent espérer prendre la place qui leur appartient dans le cercle littéraire mondial. «C'est un peu exagéré d'associer ce programme avec l'ambition de couver un Prix Nobel taïwanais, reconnaît la présidente de la CCA, Tchen Yu-chiou. Il s'agit plutôt de la suite logique des efforts que nous consacrons au renforcement de l'identité nationale de Taïwan et de sa position dans la communauté internationale.»
Mme Tchen est tout à fait consciente de l'étendue des compétences et du talent requis dans les travaux de traduc tion. «Je considère ce métier comme une profession spécialisée. Ce dont elle a besoin est un système unifié qui puisse englober des codes culturels uniques.» Le précédent gouvernement a effectivement tenté de réglementer la profession. En mars 1996, le ministère de la Justice a organisé une conférence afin de discuter une proposition de loi réglementant la profession de traducteur, avec la participation des agences de traduction, des universités et du gouvernement lui-même. «Cette conférence s'annonçait comme un événement extrêmement important, et je m'y suis rendue avec beaucoup d'espoir, dit Pearl Hsieh. Malheureusement, mes attentes ont été déçues. Ce que j'ai vu est une collection d'agences gouvernementales hésitant à prendre leurs responsabilités.» Depuis lors, le projet est au point mort.
Quelles sont les mesures à prendre pour assainir la profession? Chen Ying-ching pense que Taïwan pourrait tirer quelques enseignements des échanges entre les éditeurs des deux rives, qui continuent à croître à une vitesse étonnante malgré les incertitudes politiques. Sa propre maison d'édition, Owl Publishing House, a récemment publié de nombreux classiques occidentaux L'Iliade et L'Odyssée par exemple traduits sur le continent.«Ils sont meilleurs que nous lorsqu'il s'agit de traduire des oeuvres sérieuses, dit l'éditeur, mais nous avons l'avantage pour ce qui concerne la littérature populaire.»
Taïwan publie également de nombreuses traductions continentales d'oeuvres écrites dans des langues autres que l'anglais et le japonais, après avoir fait les révisions syntaxiques ou idiomatiques nécessaires (le langage politique ou idéologique étant laissé intact).
Cette interaction a révélé d'intéressantes différences entre les deux cultures. Sur le continent, par exemple, toutes les grandes provinces ont leur propre association de traducteurs et leur revue professionnelle, parce que le métier de traducteur y est perçu comme une profession valorisante. Pour M. Chen, c'est exactement ce qui manque à Taïwan. Si son analyse est la bonne, il sera extrêmement difficile de trouver une solution au problème. Traduire les mots est une chose; transformer les mentalités en est une autre.