>> Pour la génération issue de la politique de l'enfant unique, la priorité c'est de s'amuser. Et au grand dam des autorités chinoises, les divertissements viennent de plus en plus de ce côté-ci du détroit
En Chine, en ce XXIes. débutant, le capitalisme n'est plus un poison : il est présenté comme un « remède » qui peut aider les Chinois à échapper à la pauvreté. Le pouvoir a revu ses directives pour autoriser les divertissements « bourgeois », reclassés dans la catégorie des loisirs politiquement corrects. Le fossé entre les riches et les pauvres continue de se creuser, mais les masses ne rêvent plus que de « suivre la tendance » Elevés pendant l'ère de l'enfant unique dans les années 80 par des parents en adoration qui les ont traités comme des petits princes, les jeunes Chinois d'aujourd'hui sont très différents de la génération précédente, et ils n'ont pas peur de clamer leur soif d'amusements.
C'est l'unité de travail qui paye
La profonde révolution qui est en marche en Chine est évidente dans les habitudes de consommation d'une jeune génération dont le budget loisirs est particulièrement élevé : il faut savoir que les billets pour les concerts au Capital Stadium ou au Park Stadium, à Pékin, se vendent en général entre 180 et 800 CNY (ou renminbi) (1 EUR = 9,15 CNY). Et bien que les prix se soient envolés par exemple pour le dernier concert des F4 (*) à Shanghai, à 2 000 renminbi la place, les billets se sont arrachés comme des petits pains.
« Pour un salarié ordinaire, 800 renminbi ça n'est pas rien, remarque un agent artistique s'exprimant sous le pseudonyme de Chen Shan [陳珊]. Mais dans les grandes villes, il y a des tas de gens qui ont de l'argent. » S'ils n'ont pas les moyens d'acheter eux-mêmes leur billet, explique-t-il, ils se débrouillent pour utiliser des fonds de l'entreprise. Dans tous les cas, la société peut se servir des souches pour demander un abattement fiscal
Toujours est-il que la demande est forte. Des villes comme Shanghai, Pékin et Canton exploitent toutes sortes d'événements médiatiques comme les remises de prix organisées par les chaînes musicales pour inviter des cohortes de stars taiwanaises ou hongkongaises.
Le marché des grands classiques de la variété est lui aussi considérable, étant donné qu'il s'adresse à un public très vaste. Des tubes comme Love Song 1980 et Zhi Hu Zhe Ye, qui datent des années 80, sont encore aujourd'hui si populaires que le chanteur taiwanais Luo Ta-you [羅大佑] à qui on les doit fait encore salle comble chaque année à Pékin et à Shanghai. L'année dernière, la célèbre Tsai Chin, une Taiwanaise elle aussi, s'est produite plusieurs fois à Shanghai, gagnant, avec ses airs des années 30, les cœurs d'un public nostalgique.
Mini-paraboles
Concerts mis à part, le public chinois a trois grands moyens à sa disposition pour suivre les tendances du show-biz taiwanais : les chaînes de télévision satellite, la radio et les CD piratés.
Il est difficile de donner une estimation fiable du nombre de foyers disposant d'une mini-parabole pour recevoir les émissions satellite, mais dans les grandes villes de la côte est, ils sont à n'en pas douter très nombreux, et les chaînes taiwanaises diffusant en mandarin sont très suivies. Ce qui explique que quelqu'un comme Da Zhangwei [大張偉], le chanteur du groupe chinois Flower, puisse ouvertement parler de son admiration sans borne pour l'animatrice taiwanaise d'émissions de variétés Tao Ching-ying [陶晶瑩] - et être compris de son auditoire.
« En Chine, dès que vous emménagez quelque part, votre boîte aux lettres se remplit de prospectus faisant de la réclame pour les "guozi" », dit Li Ming [黎明] - un pseudonyme -, un professionnel du secteur des médias basé à Shanghai. [NDLR : Les guozi ou wok sont ces poêles profondes très évasées qu'on trouve dans toutes les cuisines chinoises et dont la forme rappelle celle des antennes satellite.] Tout cela se fait ouvertement bien que l'installation de paraboles illégales soit passible d'une amende 5 000 renminbi pour les utilisateurs et de 50 000 renminbi pour les sociétés qui les vendent. « Je n'ai jamais entendu dire qu'on avait condamné quelqu'un pour cela, dit Li Ming. Tout le monde en a une, et personne ne dénonce personne. Et de toute façon, on peut toujours couvrir sa parabole pour la mettre à l'abri des regards sans que ça gêne la réception »
Pour les jeunes qui habitent les régions rurales de la Chine non couvertes par les émissions satellite, il reste les programmes radio conçus et émis depuis Taiwan spécialement pour les auditeurs de langue chinoise, sur le continent et ailleurs dans le monde.
« Même lorsque les parasites et le brouillage rendent nos émissions presque inaudibles, ils restent l'oreille collée au poste, dit Wu Yun [吳雲], un animateur radio de la station taiwanaise Voice of Han. Ils économisent sur leur argent de poche pour payer les timbres nécessaires à l'envoi d'un bulletin de participation à un tirage au sort dans l'espoir de gagner un CD. Et ils trouvent tout naturel de faire des dizaines de kilomètres pour aller dans un cybercafé qui soit connecté au réseau rapide, afin d'écouter à leur aise leurs émissions préférées sur Internet. » Voice of Han reçoit un courrier très abondant et les animateurs radio ont pratiquement autant de fans que les idoles de la pop qu'ils présentent.

La superstar de la pop taiwanaise Coco Lee en tournée triomphale à Shanghai, un concert sponsorisé par la firme taiwanaise Eastern Broadcasting. (Aimable crédit de Eastern Broadcasting Corporation)
Des DVD pirates pour les « bourgeois »
La culture pop en provenance de Taiwan finit toujours par échapper à la censure officielle via les DVD reproduits dans des ateliers clandestins et vendus sous le manteau. « Les DVD, pour la « bourgeoisie », c'est un nouveau phénomène social qui a émergé il y a deux ans environ, dit Chen Shan. Même les plus mauvaises copies peuvent être décodées par les lecteurs de DVD fabriqués en Chine. Un DVD pirate ne coûte que 10 renminbi. Il y a des tas de gens qui ont une collection de plus de 1 000 DVD -- des films et des feuilletons américains, européens, japonais, taiwanais et hongkongais. »
Un vent glacial souffle dehors tandis qu'une étudiante du nom de Sun choisit des CD dans une rue de Shanghai. A 5 renminbi le disque, la jeune fille peut s'en offrir quatre avec la menue monnaie qu'elle a en poche. « Les paroles sont imprimées exactement comme dans les pochettes des CD originaux, et en plus, à l'intérieur, il y a souvent quelques vieux tubes en cadeau, alors ça vaut vraiment le coup », explique-t-elle. Le seul inconvénient, c'est qu'on ne peut pas faire dédicacer un disque pirate par son chanteur préféré...
L'Internet est également une des principales sources d'informations pour les jeunes Chinois sur les tendances de la mode ou les derniers potins concernant les stars taiwanaises. Si l'accès à certains sites d'information comme ceux des quotidiens insulaires China Times et United Daily News est parfois bloqué par les autorités chinoises, comme récemment à l'approche du XVIe Congrès du Parti communiste chinois, les portails en chinois tels que Yahoo Kimo, Sina.net et Yam.com restent en général accessibles depuis le continent.
« L'Internet est une bonne illustration du contrôle tantôt lâche, tantôt strict, que le pouvoir exerce sur le flux des informations concernant ce qui se passe à l'extérieur du pays », commente Li Ming. Les instances dirigeantes pensent parfois qu'il est plus sûr de serrer la vis. Le sachant, avant et après un Congrès du PCC, les professionnels des médias prennent soin d'utiliser un pseudonyme lorsqu'ils répondent aux interviews de la presse de Taiwan ou de Hongkong, même sur un sujet apparemment anodin et apolitique comme la culture pop en Chine
L'impression d'inconstance que donne l'attitude des autorités chinoises vis-à-vis de la culture populaire taiwanaise a récemment encore été confirmée par l'interdiction de diffusion qui a visé la série télévisée taiwanaise Meteor Garden(*) l'année dernière, à la demande de téléspectateurs s'offusquant de « l'influence néfaste » sur leurs enfants des « valeurs bourgeoises » véhiculées par la série.
Sans doute la libéralisation s'accompagne-t-elle dans la société chinoise d'une soif de divertissements populaires que le show-biz taiwanais a dans une certaine mesure les moyens d'étancher. Mais il serait excessif de parler d'« invasion culturelle ». Et puis il y a aussi des idoles à 100% chinoises comme Vicki Zhao [趙薇] et Lu Yi [陸毅] qui ont conquis des milliers de jeunes Taiwanais. Peut-être qu'un jour, lorsque la Chine sera une démocratie et que la société y sera plus ouverte aux influences extérieures, les échanges entre les deux rives dans le domaine des divertissements se feront aussi dans les deux sens. ■
(*) voir Taipei Aujourd'hui octobre 2002