Tai-gu Tales Dance [太古踏] : The life of Mandala, une chorégraphie de Lin Hsiu-wei [林秀偉]
Dans l'obscurité, l'on devine trois immenses demi-cercles de papier, en guise de décor. Au bord de la scène, un sage en méditation semble puiser l'énergie d'une flamme vacillante posée devant lui. Ses poignantes psalmodies ─ des incantations? ─ épaississent l'air opaque. Dès les premiers instants, l'on est captif de cette mélopée sombre, profonde, comme venue d'un autre âge.
Qui est ce moine seul au monde, comme émergé du néant? Cette flamme qu'il contemple, qu'il absorbe du regard, est-ce ? ou plutôt l'Esprit?
L'air prend une teinte glauque, le violet prenant lentement la place du noir pour une aube intemporelle. Des ombres apparaissent à l'horizon. Des alignements de pierres informes sortent de terre, lentement, tel un Carnac déserté par les druides. Armée invisible, les pierres s'avancent imperceptiblement, tandis que résonne une sorte de murmure cosmique, étranger au monde terrestre.
Puis viennent le tonnerre, la pluie, la vie. Les pierres se font choses animées : plantes aquatiques balancées par les ondes nouvelles; arbres tordus poussant leurs branches malingres vers le ciel sans soleil; animaux errants; et enfin, presque-humains sans visage.
Le mythe originel prend forme. Débarrassés des scories de la terre, de leur écorce rugueuse et torturée, hommes et femmes regardent le monde. Ils se découvrent, se cherchent, se mêlent dans une danse sexuelle et sensuelle, puissante, paroxystique. Dans cette cavalcade effrénée pour le sexe, pour la domination par le sexe, s'établit une légende sacrée. La femme devient déesse de la vie et de la mort, déesse aux mille bras, cruelle et vengeresse.
Alors, la flamme une fois disparue, happée par les ténèbres, le chaos fait rage. C'est la guerre, le tumulte de la vie humaine qui s'organise en société. Génies ou guerriers, les danseurs sautent et jaillissent comme des éclairs.
Enfin, du calme morbide suivant le chaos émergent des prêtres en robes aux couleurs du corail et du lait. Leurs mouvements très purs s'accompagnent d'une musique liturgique. Ils dansent en rond autour du sage, qui est en position de prière : la roue du Mandala se referme sur la spiritualité.
Comment exprimer la force, l'extrême profondeur des sentiments qui exsudent des corps, envahissent l'atmosphère lourde de cette nuit des temps?
Il faut tout oublier de la danse telle qu'elle se pratique en Occident. Où sont les muscles, les fins tendons, les attitudes, les élancements classiques? Les danseurs sont sanglés dans d'épais drapés et des cordelettes. Ils sont terre, caillou, branche, avant d'être humains. Dans les premiers instants de cette danse envoûtante et magique, on croit deviner une évocation des sorcières de Macbeth, elles aussi sorties de terre comme de vulgaires cailloux moussus, prêtes à répandre la guerre et le crime.
Puis les danseurs se dénouent, se dégrossissent. Acteurs-acrobates de formation, les danseurs donnent du relief à la danse, tandis que les danseuses, puissantes et sans pudeur, lui confèrent un pouvoir hypnotique. Hormis les bonds spectaculaires des danseurs, la plus grande partie du spectacle se déploie au contact du sol, comme s'ils étaient enchaînés à la terre qui les a engendrés.
La cohésion entre eux ne se relâche pas un instant. Comme les particules tourbillonnantes d'un atome, ils gravitent autour du sage, lui donnent vie, poids et force.
Un souffle puissant anime ces êtres issus du silence originel. L'on sent dans l'art de Lin Hsiu-wei l'influence du chi kung, qui extrait cette vigueur des corps tout d'abord recroquevillés et inertes. Une profonde intensité, une exaltation, qui sont assurément la marque d'une grande chorégraphe.
Entretien
Lin Hsiu-wei, sculpteur des corps
libre : Vous avez été invitée à Poitiers en 1992 pour danser L'envers de l'au-delà, puis en 1993, vous vous êtes produite au Théâtre de à Paris. Cette année, M. Pierre-Jean de San Bartolomé vous a demandé de participer au festival Asie-Occident de Saint-Florent-Le-Vieil, dont il est directeur artistique... A votre avis, à quoi tient le succès de vos chorégraphies en France?
Lin Hsiu-wei : M. de San Bartolomé a vu deux fois ce spectacle, lors de son passage à Taipei en janvier [1995]. Il avait entendu parler de moi par les journaux. Les critiques soulignent en général ma vision différente et personnelle des choses. En cette fin de XXe siècle, l'Occident a un peu perdu ses repères. La société occidentale est très stressée, on y attache une importance énorme à l'économie, à la science. Les gens se sentent vides, perdus... M. de San Bartolomé m'a dit avoir trouvé l'espoir et un amour très puissant dans ma chorégraphie. Je crois que c'est justement ce que les Européens aiment dans mes spectacles.
Il m'a également fait un compliment qui m'a beaucoup touchée : il dit que je ne suis pas seulement une chorégraphe, mais aussi un peintre, et un sculpteur des corps. J'aime tous les corps, quels qu'ils soient, animaux ou humains. La perfection plastique, esthétique, ne m'intéresse pas. J'aime les corps vigoureux et élancés.
Il aime également la façon dont j'utilise les corps, un peu comme Béjart, de manière très théâtrale. Il dit que mes chorégraphies lui rappellent Bob Wilson. Je ne peux pas juger parce que je n'ai vu aucun de ses spectacles.
La caractéristique de ma danse, c'est que tout vient de l'intérieur, ce n'est pas seulement un travail de surface, des muscles. De plus, la gestuelle asiatique est différente. D'où ce sentiment de nouveauté pour les Occidentaux.
Quels sont les problèmes que vous rencontrez?
Sur le plan financier... pour faire un nouveau spectacle, il faut un gros budget, or nous n'avons pas beaucoup de fonds. Une autre difficulté est le manque de temps, car nous travaillons tous pendant la journée. Nous répétons le soir. Parfois les danseurs sont si fatigués qu'ils s'endorment presque. Mais ils travaillent avec acharnement.
Ce sont tous des professionnels. La journée, les hommes sont acteurs d'opéra chinois, et les femmes sont professeurs de danse. Il faut bien qu'ils gagnent leur vie, et les représentations de Tai-gu Tales ne sont vraiment pas suffisantes de ce point de vue là.
J'envie les chorégraphes étrangers, ils ont beaucoup plus de moyens que nous. De plus, comme beaucoup d'artistes ici à Taiwan, j'ai l'impression d'être obligée d'aller à l'étranger pour obtenir la reconnaissance de mes compatriotes.
Où puisez-vous votre inspiration?
Certains critiques européens disent que je lis beaucoup d'œuvres philosophiques et que j'exprime cette philosophie au travers de ma danse. Moi je pense simplement que la danse me permet de grandir. La danse est quelque chose de difficile, mais je me sens très calme, sereine et lisse à l'intérieur. Ce qui m'intéresse, ça n'est pas d'avoir du succès, mais de donner le meilleur de moi-même, d'atteindre une certaine perfection dans ce que je fais. Les gens qui me suivent depuis longtemps disent que j'ai fait des progrès, mais j'ai conscience de pouvoir encore mieux faire.
Au début de votre spectacle The Life of Mandala, un spectateur occidental peut facilement s'imaginer contempler une fresque animée de la genèse. Est-ce une simple illusion? Quel sens donnez-vous à ce tableau?
Oui, il y a évidemment une idée de naissance, d'apparition de la vie et du souffle. En fait, j'essaie surtout de montrer comment le souffle s'infiltre dans votre peau et comment votre corps le digère et l'expulse. Le chi kung permet aux danseurs de se sentir sereins, sans aspérités. Ils oublient leur corps, ils deviennent herbe, pierre, eau... En Occident, il y a une logique différente derrière l'utilisation du corps, des mouvements.
Ce spectacle comporte une partie très explicitement sexuelle, où corps féminins et masculins se mêlent et s'imbriquent. Vos chorégraphies sont-elles considérées comme scandaleuses dans le contexte chinois?
Le sexe est à l'origine de toute vie, mais les Chinois n'aiment pas toucher à ce sujet. J'essaie de montrer que la femme est une matrice. J'exprime l'inextricable relation entre le corps et l'âme.
Irez-vous à Saint-Florent avec toute la troupe au mois de juillet?
Non, je vais danser en solo. Je ferai peut-être un duo avec mon mari, Wu Hsing-kuo. C'est un acteur d'opéra chinois et de cinéma, et aussi un danseur. Nous dansions souvent ensemble autrefois. Il a dansé à Châteauvallon.
J'espère rencontrer Susan Buirge(*) à nouveau en juillet. Je suis très contente de la connaître. Elle m'a découverte il y a cinq ans quand elle est venue à Taiwan chercher des artistes pour le festival de Poitiers. Elle a aussi découvert des danseurs en Allemagne, au Japon... En France, ce n'est pas comme ici, on sait reconnaître les bons artistes.
Propos recueillis par Laurence Marcout
(*) Chorégraphe d'origine américaine, Susan Buirge est, entre autres, directeur artistique du Centre européen pour depuis 1992.