« Un cheval au galop dans les cieux », telle est l'expression chinoise décrivant par métaphore l'imagination humaine.
Nombreux sont les artistes chinois qui à travers des siècles de peinture ont exprimé dans leurs œuvres les plus lointaines limites de l'imagination. Un artiste contemporain de la République de Chine à Taiwan a combiné dans la sienne la puissance de l'inspiration créatrice et le « cheval céleste » en une même œuvre. (A droite, seing de l'artiste.)
M. Yeh Tsui-pai [葉醉白], général en retraite de la République de Chine, a commencé à forger sa formidable réputation de peintre il y a quarante ans. Aujourd'hui, il apprécie le succès international de son œuvre concentrée sur un seul thème : les chevaux.
L'énergie chevaline, symbole de la force suprême qui vainc tous les obstacles.
Mais quels chevaux! Un seul regard jeté sur l'une de ces audacieuses, mais gracieuses silhouettes chevalines emporte l'observateur dans un monde transcendant. M. Yeh Tsui-pai transforme le cheval en une entité divine qui impose le respect à la ressemblance du dragon, tant aimé des Chinois.
Ses chevaux, galopent certes allègrement à travers champs, comme on peut s'y attendre, mais volent légèrement entre les nuages ou descendent merveilleusement des cieux. D'autres, se dressent nimbés de gloire au-dessus des cimes montagneuses. Dans toutes les compositions, les chevaux sont brossés par des traits de pinceau épais et spontanés. Muscles et museaux sont, de cette manière, suggérés et non décrits en détail, rappelant les œuvres des peintres chinois des siècles passés, profondément influencés par le bouddhisme et le taoïsme.
Les points de vue des critiques d'art contemporains sur les créatures imaginaires de M. Yeh Tsui-pai divergent, mais tous s'accordent sur le fait que sa technique incontestablement impressionniste est l'expression de sa force spirituelle. Cependant M. Yeh Tsui-pai ne prête guère attention à leur jugement. Seule le préoccupe l'inspiration qui guide sa main lorsqu'il crée une œuvre. Et c'est le fruit de cette inspiration que finalement on appréciera. Confucius avait une fois dit que la vertu chez les hommes était telle un pur sang parmi les chevaux. Les chevaux de M. Yeh Tsui-pai sont aussi rares et précieux pour les collectionneurs que le sont les plus beaux étalons de pur sang pour les cavaliers.
Jeune, rien ne prédestinait M. Yeh Tsui-pai à suivre une carrière artistique. Né dans la province du Tchekiang le 1er octobre 1909, il vécut la fin de l'empire, l'installation de la République et les troubles causés par les seigneurs de la guerre en Chine continentale. Plus tard, il vit le continent chinois occupé par les troupes japonaises, puis spolié par les communistes chinois. Bien que son grand-père lui eût enseigné la calligraphie chinoise et développé son goût pour l'art, M. Yeh Tsui-pai n'eut guère le temps de manier le pinceau durant toutes ces années de violence. Le jeune homme répondant à l'appel aux armes comme ses millions d'autres compatriotes s'engagea dans l'armée nationaliste.
Elégance. Cheval à l'assaut de l'irréel. (69 x 28 cm)
M. Yeh Tsui-pai se fit une réputation de bravoure et d'initiative au combat. Ses exploits successifs contre les Japonais, dans les années 30, lui valurent une rapide promotion. Il sut alors impressionner le généralissime Tchang Kaï-chek pour ses qualités de chef. De commandant de régiment, M. Yeh Tsui-pai gravit les grades successifs jusqu'à celui de général en 1948. A 42 ans, c'était l'un des plus jeunes militaires de ce grade en Chine.
Après la reddition du Japon, M. Yeh Tsui-pai se trouva à nouveau en campagne contre les communistes chinois. En effet, les soldats nationalistes ont passé la plus grande partie de leur temps à combattre la guérilla communiste, repliée dans le maquis. M. Yeh Tsui-pai dut patrouiller dans des régions reculées, à travers la Chine, sur des terrains où des véhicules motorisés ne pouvaient opérer. Dans ces contrées sauvages, dépourvues de voies de communication, le cheval était le moyen de locomotion le plus pratique pour les déplacements militaires. A la tête de ses hommes, pendant sept mois, au milieu d'une nature sauvage, M. Yeh Tsui-pai parcourut des milliers de kilomètres. C'est à ce moment-là que naquit son amour pour les chevaux.
« J'ai vécu nuit et jour à cheval, se rappelle-t-il avec sourire. J'ai mangé, dormi et travaillé avec ces animaux. Mon admiration pour leur grâce, leur force et leur courage a peu à peu grandi. C'est alors que j'ai commencé à peindre des chevaux. »
Pendant les opérations, les ouvrages de lecture ou autres distractions ne faisaient pas partie du ravitaillement. C'était un luxe pour ainsi dire inconnu. Pendant les moments d'accalmie, M. Yeh Tsui-pai passa de longues heures à peindre sur du papier fait de pulpe de bambou ses chevaux tant aimés. Une fois en 1947, comme ses hommes se trouvaient cantonnés dans un village de la province du Chantong, les forces communistes attaquèrent brusquement de toutes parts. L'assaut dura trois jours sans qu'aucun des deux camps ne parvint à gagner du terrain. Le quatrième jour, le feu cessa. Les attaquants voulurent alors changer de tactique pour venir à bout de ces soldats obstinés qu'ils venaient de cerner. M. Yeh Tsui-pai et ses hommes ne pouvaient donc qu'attendre l'offensive des attaquants.
La grâce, la force et le courage sont exprimés dans les Etalons jumeaux. (115 x 69 cm)
Le général prit son pinceau et se mit à peindre. Les chevaux qui évoquaient en lui la dignité et le courage qu'il admirait tant réussirent à maîtriser son impatience. Au bout de six jours, deux de ses officiers firent une entrée solennelle dans son quartier général pour lui rappeler immanquablement que les vivres et les munitions se faisaient rares et que le temps pressait. Il lui fallait prendre une décision importante. Comme les attaquants communistes étaient assez mal équipés, ils ne seraient certainement pas assez fous de venir perdre des hommes dans une bataille qu'ils étaient pas sûrs de gagner. De plus, le manque de vivres et de munitions les obligerait bien à abandonner sous peu la partie. Il ordonna donc à ses officiers de ne point s'inquiéter et de conserver les positions tandis que les communistes quitteraient les lieux d'ici trois ou quatre jours. Et il se remit à peindre.
Quelques rafales provenant des lignes ennemies brisèrent le silence. Mais trois nuits plus tard, le calme complet revint à nouveau. A l'aube, plus un seul soldat communiste n'était en vue. C'était bien la preuve que M. Yeh Tsui-pai avait vu juste. Comme dans le choix de chevaux à peindre, M. Yeh Tsui-pai avait pris, une fois de plus, la bonne décision.
Doué d'une habileté et d'un sens de l'esthétique acquis pendant son adolescence sous l'œil sévère de son grand-père et affinés durant ses campagnes militaires, M. Yeh Tsui-pai essaya différentes techniques. Mais ce n'est qu'en 1957 qu'il découvrit le catalyseur de son inspiration dont il avait besoin pour faire éclater son talent. Une œuvre du peintre Liang Kaï [梁楷], de la dynastie des Song, intitulée Taches d'encre féériques lui fit forte impression. La découvrant par hasard en feuilletant un nouvel ouvrage sur l'art, il s'exclama aussitôt en frappant du poing la table : « Voilà mon maître! »
La liberté d'expression de Liang Kaï reflétait exactement ce que M. Yeh Tsui-pai recherchait en lui-même pour créer. Au style traditionnel, il introduisit bientôt une source d'inspiration contemporaine. Peu après avoir vu l'œuvre de Liang Kaï, il assista à un spectacle de patinage artistique. Il observa avec attention le jeu des jambes sveltes et gracieuses des exécutants glissant en douceur sur la glace. Il comprit alors que ses chevaux pourraient bondir et même voler avec autant d'élégance.
En fait, M. Yeh Tsui-pai ne peint jamais ses chevaux selon la réalité, car il se reconnaît une mauvaise mémoire des détails. Mais dès que l'inspiration lui vient, il peint des créatures prises hors du réel, des chevaux imaginaires, de rêve, qui s'élèvent au-delà du temps et de l'espace et dégagent une énergie intérieure. Le peintre essaie également d'y exprimer l'essence de la culture chinoise tout en laissant une place à sa propre personnalité, ce qui rompt avec la tradition.
Les critiques d'art prétendent que son génie militaire donne à son œuvre un mouvement, une action, une force. Les uns la qualifient de sublime expression de l'esprit, les autres veulent y saisir une tentative d'assimilation des techniques impressionnistes dans l'art chinois. Enfin, il y a ceux qui ont l'impression que ses chevaux sont « nés » sur le papier.
M. Yeh Tsui-pai affirme que son pinceau est guidé par le concept taoïque de « créer à partir du néant ». Il ne conçoit pas l'œuvre elle-même, explique-t-il, il suit tout simplement l'inspiration et le mouvement du pinceau sans savoir exactement où ils le conduisent. La force qui guide sa main n'est jamais deux fois la même, aussi se refuse-t-il à reproduire une composition.
En 1958, il tint sa première exposition publique à la demande du Centre culturel américain de Taipei. Un photographe d'une agence de presse de New York y prit des photos des œuvres exposées. Leur présentation enthousiasma des amateurs d'art américains. Deux ans plus tard, une agence de presse ouest-allemande envoya deux photographes faire un reportage exclusif sur son œuvre. Malgré son grade de général et sa position sociale respectable, M. Yeh Tsui-pai décida de se retirer cette même année afin de mieux se consacrer à la peinture et à la promotion de la culture chinoise à l'étranger.
Depuis, la réputation de M. Yeh Tsui-pai grandit chez les amateurs d'art du monde entier. Il a également profité d'expositions de ses œuvres à l'étranger pour lancer un appel à la paix dans le monde. En outre, il considère le robuste cheval comme un meilleur symbole de paix que la fragile colombe. « On fait généralement de la colombe un symbole de paix parce que c'est un animal doux, explique-t-il, mais, en Chine, le cheval est pour sa force, sa beauté et sa noblesse un symbole de chance. On lui attribue aussi les vertus de bienveillance et de sérénité. »
En mai 1988, M. Yeh Tsui-pai se rendit en Allemagne fédérale, aux Pays-Bas et en Espagne pour une tournée parrainée par l'Office d'Information du gouvernement de la République de Chine. Il fut reçu avec beaucoup d'intérêt dans les trois pays, mais l'accueil des Espagnols fut particulièrement chaleureux et positif. El País, organe officiel du parti socialiste espagnol et premier journal d'Espagne, publia un long article sur son exposition intitulée « Yo soy el caballo » (Je suis le cheval), selon les propres paroles du peintre. C'était la première fois que ce journal faisait paraître un article sur la République de Chine.
L'harmonie de groupe. M. Yeh Tsui-pai considère le cheval comme le symbole de la paix. Paix céleste. (34 x 131 cm)
Pendant sa tournée en Espagne, M. Yeh Tsui-pai fit une démonstration de sa technique devant les caméras de la télévision espagnole. Au bout d'une courte pause, il entra soudainement en action, parcourant une grande feuille de papier de son pinceau. Les téléspectateurs fascinés purent voir apparaître la tête, le corps, les quatre pattes et les sabots d'un cheval. D'un mouvement continu et rapide, il saisit alors un pinceau plus épais le faisant glisser, s'incliner et se coucher sur le papier pour faire apparaître la queue et la crinière. En moins d'un instant, l'œuvre était achevée.
M. Julio Cesarnández, directeur de la principale chaîne de télévision madrilène et peintre renommé, assista à la démonstration stupéfait. Et une vive amitié naquit entre les deux hommes. Elle s'est traduite par la suite par de nombreux « spots » présentant le peintre chinois dans les programmes en espagnol. M. Yeh Tsui-pai avait également atteint son but de promouvoir la culture chinoise à l'étranger.
M. Yeh Tsui-pai a fait plus qu'assurer la continuation d'une tradition ancienne. Il a insufflé un dynamisme nouveau à la peinture chinoise. Adaptant successivement d'anciens modèles à son propre style, il s'est fait une place respectée parmi les grands artistes chinois. L'exergue le plus juste sur l'ancien « général à cheval » a sans doute été écrit sur le livre d'art offert par M. Cesarnández peu avant qu'il ne rentre en Chine : « A Maître Yeh Tsui-pai, stratège, philosophe et peintre du cheval céleste. » Un hommage à l'inspiration jaillissante du peintre chinois.
Photographies de Tang Ken-li.