>> Les news sur Internet et Apple Daily ont déboulé dans le paysage de la presse insulaire comme un chien dans un jeu de quilles
«Mordez-y une seule fois, et vous serez accro », dit une célèbre actrice de Hongkong, lascivement allongée dans une mer de pommes rouges, son corps nu partiellement couvert par le fruit interdit. Cette publicité et d’autres du même genre pour la version taiwanaise d'Apple Daily – un quotidien publié par le groupe de Hongkong Next Media –, ont inondé Taiwan au début de 2003, annonçant l’arrivée d’un concurrent d’un style nouveau. Le succès du sulfureux journal en couleur a bouleversé la donne dans le secteur de la presse écrite qui souffrait déjà du recul des ventes sous le coup de la concurrence de la télévision et des médias électroniques.
Les lecteurs avaient déjà eu l’occasion de goûter au style sensationnaliste du groupe hongkongais avec Next Magazine, un hebdomadaire arrivé deux ans plus tôt sur le marché taiwanais. La publication avait immédiatement été critiquée pour son goût du scandale – mais tout le monde ou presque la lit.
Le même tollé accueillit le quotidien Apple Daily, qui titille le lecteur avec des images de corps dévoilés ou ensanglantés. « Lorsque nous sommes arrivés, l’atmosphère était plutôt hostile, confirme Tu Nien-chung [杜念中], le directeur de la publication. Je ne nie pas qu'Apple Daily joue sur le côté sensationnel, mais ce n’est absolument pas l’essentiel du journal. »
Ce qui est certain, c’est qu'Apple Daily a exploité un champ laissé libre par la presse écrite insulaire, et on lui reconnaît le mérite d’avoir secoué un secteur manquant particulièrement de dynamisme. Selon une enquête réalisée par ACNielsen auprès de 7 500 personnes âgées de 12 à 60 ans, l’année dernière, le quotidien était avec Liberty Times le plus lu à travers l’île. « Je ne dirai pas que nous avons atteint nos objectifs, mais au moins avons-nous un pied dans la place », dit Tu Nien-chung modestement. Apple Daily se vend à environ 480 000 exemplaires par jour.
Réponse à la morosité
L’ascendance fulgurante du quotidien à la pomme n’est que le dernier épisode d’une saga qui a largement suivi les évolutions politiques du pays. Avant janvier 1988, une interdiction pesait sur l’ouverture de nouveaux organes de presse, et, pour survivre, ceux qui étaient en circulation prenaient bien soin de ne pas dépasser les limites dans leur critique socio-politique. China Times et United Daily News régnaient en maîtres. L’année même où les restrictions furent levées apparut Liberty Times qui ouvrit ses colonnes à des opinions longtemps réprimées. Le nouveau quotidien rejoignit rapidement les deux autres en tête des ventes. Ces trois titres restèrent pratiquement sans rivaux jusqu’à l’entrée en force d'Apple Daily.
Yang Chih-hung [楊志弘], le doyen de l’Institut de communication de l’université Ming Chuan, à Taipei, pense qu’avant l’arrivée du titre hongkongais, la presse insulaire souffrait d’un certain engorgement – en ce qui concerne les titres généralistes du moins. Cela n’a pas empêché le nouveau venu de trouver rapidement des lecteurs. « Apple Daily n’a pas seulement pris des clients à ses rivaux, il a également séduit des gens qui, jusque là, n’avaient pas pour habitude de lire un quotidien. »
La grande force du journal a été de se démarquer de la concurrence en se concentrant moins sur les nouvelles politiques et plus sur les faits divers, les divertissements et le monde du spectacle, ou encore les sujets « consommation ». Les trois concurrents, poursuit Yang Chih-hung, traînent un certain bagage politique. « Leurs propriétaires voient ces titres comme des porte-voix de leurs opinions sur la politique et la société, alors qu'Apple Daily a été conçu avec l’unique intention de répondre à la demande. Il ne promeut aucune idéologie politique particulière. »
Tony Liu [呂東熹], ancien président de l’Association des journalistes de Taiwan, prend pour exemple la rubrique immobilière du quotidien. « On y trouve toutes les informations concernant les propriétés à vendre ou à louer, mais aussi des photos des intérieurs, ce qui la rend beaucoup plus agréable à consulter que celles de la concurrence. Personne ne fait cela aussi bien. »

Apple Daily se distingue entre autres par une iconographie particulièrement abondante.
Si cette rubrique a son utilité pour les lecteurs, l’effet recherché dans les pages « people » et « faits divers » est assez différent. Le journal s’aventure parfois sur des terrains que d’autres préfèrent éviter. « Comme le patron, Jimmy Lai [黎智英], vient de Hongkong, il n’est redevable à personne à Taiwan, ce qui fait que le quotidien a davantage de liberté pour couvrir les scandales, quelles que soient les personnes impliquées », dit Yang Chih-hung.
Ce genre de sujets, poursuit-il, est aussi adapté à l’utilisation très large que le journal fait des photos et graphiques. « C’est comme à la télé. S’il n’y a pas d’images, il n’y a pas de nouvelles. » Apple Daily n’hésite pas à mettre les éléments visuels en avant, le texte se réduisant souvent à quelques lignes de légende. Même les titres sont écrits en très gros caractères, de façon à attirer le regard lorsque le journal est dans les bacs à côté d’une douzaine d’autres. Le quotidien a établi que les lecteurs consacrent entre 30 et 60 mn par jour à la lecture des journaux. Apple Daily s’est donc présenté dans un format facile à feuilleter rapidement.
Ses racines hongkongaises lui ont apparemment donné un autre avantage : si le personnel est dans sa grande majorité taiwanais, il compte aussi des maquettistes et graphistes venus de l’ancienne colonie britannique, afin de garder à la publication son originalité. Le journal s’est aussi doté d’un centre de veille sur l’actualité, le premier du genre à Taiwan, inspiré de celui de Hongkong. Résultat, les nouvelles semblent tomber beaucoup plus vite chez Apple Daily que chez ses concurrents…
« Nous avons des gens qui quadrillent les grandes villes jour et nuit, dit Tu Nien-chung. Je ne voudrais pas faire honte à la police mais, parfois, nous sommes sur les lieux [du crime] avant eux. »
Aujourd’hui, il est difficile de dire lequel des quatre grands quotidiens insulaires finira en tête, mais Apple Daily progresse. « En général, on paie deux mois d’abonnement, et on en a un gratuit. Mais quand on achète au détail, il n’y a pas de réduction. » Yang Chih-hung en déduit qu’en termes de chiffre d’affaires, Apple Daily, qui est distribué totalement dans les magasins de proximité, a déjà dépassé Liberty Times, qui fonctionne lui beaucoup par abonnements.
Adieu aux journaux du soir
Comme la concurrence est rude entre les quatre grands titres de la presse quotidienne, les journaux à faible tirage ont vu leurs ventes baisser, et certains ont même dû mettre la clé sous la porte. L ’exemple le plus significatif est celui de China Times Express, le journal du soir qui était publié par le groupe China Times. Il a fermé en octobre 2005, et depuis, United Evening News est le seul à paraître dans l’après-midi. En février, Great Daily News, un quotidien spécialisé dans l’actualité du monde du spectacle créé en 1990, a également cessé de paraître. Si le lancement d'Apple Daily a là encore joué un rôle dans ces disparitions, c’est l’ascension des médias électroniques qui a eu le plus de répercussions sur la presse imprimée en général, analyse Tony Liu.

La presse électronique change progressivement les habitudes. Les livreurs de journaux ne font plus autant de tournées qu’autrefois.
En fait, la débâcle des journaux de l’après-midi est en partie le résultat des changements intervenus dans la façon dont les informations boursières sont publiées. United Evening News et China Times Express ont été créés à la fin des années 80, lorsque la Bourse de Taiwan était en pleine expansion et que les boursicoteurs aimaient s’informer sur les cours du jour en fin de séance. Depuis les années 90, la télévision, puis les médias électroniques et l’Internet ont donné accès à des sources de plus en plus variées concernant les cours de la bourse et les informations financières stratégiques. « Les gens peuvent rester chez eux et regarder sur les chaînes câblées les émissions d’analyse des cours de la bourse à la télé, dit Tony Liu. Pourquoi acheter un journal du soir ? »
Le coup de grâce est arrivé en janvier 2001, lorsque l’heure de clôture de la Bourse de Taiwan a été repoussée, passant de 12 h à 13 h 30. Les journaux du soir durent retarder eux aussi leur parution afin d’intégrer les derniers cours de la journée, et plus d’un lecteur finit par renoncer à les lire.
Tous en ligne
Ces évolutions ont forcé la presse écrite à se donner de nouvelles stratégies. Le groupe China Times a certes fermé son journal du soir, mais il s’est dans le même temps lancé dans le monde de la télévision. Après avoir acheté CTI TV en 2002, dans les deux mois qui ont suivi la fermeture de China Times Express, le groupe a investi dans Broadcasting Corporation of China, dans China Television Company et dans Central Motion Picture Corporation – la radio, la chaîne de télévision et la société cinématographique vendues par le Kuomintang, le principal parti d’opposition. « Le défi Internet est un phénomène mondial, mais il se pose avec beaucoup plus d’acuité pour la presse taiwanaise », pense Lin Sheng-fen [林聖芬], le directeur de China Times. C’est qu’à Taiwan, 80% des foyers sont abonnés au câble, et les téléspectateurs ont le choix entre plusieurs chaînes d’information émettant 24 h sur 24. Les quatre grands titres de la presse écrite se sont aussi décidés à mettre leurs contenus en ligne gratuitement, afin de fidéliser leurs lecteurs autant que possible. Selon ACNielsen, au cours des quinze dernières années, la proportion des adultes lisant régulièrement un quotidien a ici baissé du tiers : de 76% en 1991, elle est passée à 50% de la population en 2005.
Pour conserver une part de ce lectorat en baisse, les journaux ont tenté de se singulariser. Liberty Times, par exemple, traite l’actualité de façon plus positive, dit son rédacteur en chef Roger Chen [陳進榮]. « Les autres quotidiens ont tendance à insister sur les mauvaises nouvelles. Nous avons choisi de parler des nouvelles positives et de raconter des histoires de gens ordinaires qui réussissent. »
Une autre stratégie consiste à offrir des suppléments. Depuis septembre 2004, United Daily News publie un encart de huit pages composé d’articles du New York Times, dont certains sont traduits en chinois. La formule plaît beaucoup, en particulier parmi les étudiants et les lecteurs qui veulent améliorer leur anglais.
China Times, dit Lin Sheng-fen, a pour ambition d’être un journal de référence en offrant des analyses fournies et un traitement en profondeur de l’actualité nationale et internationale. Le groupe China Times a par ailleurs diversifié ses activités hors du domaine des médias. Suivant le modèle du Yomiuri Shimbun, le plus grand quotidien du Japon, en 1999, il a par exemple ouvert une agence de voyage, China Times Travel Services.
Quoi qu’il en soit, les quatre grands titres de la presse quotidienne taiwanaise n’ont pas pu échapper à l’influence d'Apple Daily dans leur façon de travailler et de couvrir les événements, dit Tony Liu : qu’ils soient imprimés ou en ligne, ils publient aujourd’hui davantage de potins et d’histoires concernant la vie privée des célébrités.
Yang Chih-hung identifie un autre changement : « Vous ne trouvez pas qu’à la une, on lit davantage d’ articles concernant la protection des consommateurs que par le passé ? »
Garder sa personnalité est pour chaque titre la meilleure garantie de sa survie, conclut-il. « Il leur est impossible d’imiter Apple Daily, et ce serait de toute façon peu sage. Ils y perdraient leur identité et se retrouveraient en position instable. » ■