30/06/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

La culture du gan bei

01/10/2002
Au KTV, avec des « hôtesses », ou dans le dernier bar-lounge à la mode : l’alcool fait toujours partie du décor.
(Photos de Lien Chen-li et Cheng Chun-hua)

>>L’alcool fait de longue date partie de la culture taiwanaise, et si les goûts en la matière changent, les habitudes, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, perdurent

Les alcools étrangers les plus recherchés ont longtemps été les cognacs, les whiskys de grandes marques. Mais les boissons alcoolisées locales comme la Taiwan Beer ou le kaoliang de Kinmen, un alcool de sorgho, n’ont jamais perdu en popularité. Et depuis quelque temps, c’est le vin qui fait une entrée irrésistible, à tel point que les plus grands producteurs français ne manquent pas de se rendre chaque année à Taiwan pour y promouvoir leurs crus.

En 1996, les Taiwanais ont consommé plus de 1,3 milliard de bouteilles de boissons alcoolisées pour une valeur totale de 84,1 milliards de TWD (environ 2,5 milliards d’EUR), indiquent les statistiques officielles. Le fait que la consommation d’alcool de riz, en tant qu’ingrédient courant de la cuisine taiwanaise, compte pour une part importante de ces chiffres, ne suffit pas à expliquer qu’ils soient aussi élevés, si l’on n’admet pas qu’il existe un réel engouement des insulaires pour la boisson.

Si 58% des Taiwanais confient ne boire que durant les fins de semaine ou à l’occasion de fêtes ou d’événements particuliers, il s’avère qu’au cours des dix dernières années, la consommation de boissons alcoolisées dans l’île a tout de même progressé de 3% par an. Alors, quand on connaît ces résultats, ne peut-on pas affirmer que l’alcool fait vraiment partie de la culture à Taiwan ?

Tout un symbole

« Boire n’est pas seulement le reflet d’une culture, c’est aussi l’expression d’un certain nombre de valeurs et même d’un pouvoir symbolique », explique le critique Nanfang Shuo [南方朔] qui veut pour preuve le phénomène du vin rouge en France, lequel est, selon lui, lié au statut social. Autre exemple qu’il cite, celui de la noblesse polonaise qui a mis un point d’honneur à partir du XVIe s. à ne plus boire les bières communes, parfois en se convertissant au vin, pour seulement affirmer sa différence vis-à-vis des classes populaires.

Autrefois, la culture de la boisson à Taiwan a pu se résumer à ces quelques mots : « poésie, boisson, fête et chanson ». Dans un livre qu’il consacre au sujet, Nanfang Shuo lie la culture ancienne de la boisson à la littérature, en retraçant l’historique dans l’île depuis la fin de la dynastie Ming, au XVIIe s., et le bref règne de Koxinga [鄭成功] et de sa famille (1662-1683), avec un succès croissant sous la dynastie Qing, de 1683 à 1895, jusqu’à l’ère japonaise (1895-1945). Il s’agissait de composer des vers, en buvant en société. « En raison des changements politiques et culturels intervenus lorsque les Japonais étaient dans l’île, ce mode d’expression a pris de l’ampleur, dit-il, il existait plus de 200 cercles de poésie qui organisaient de nombreux concours de poésie-boisson. »

Avec l’apparition ensuite de la nouvelle vague littéraire taiwanaise dans les années 60-70, le monde insulaire de la plume s’est transformé. « Le style littéraire, les habitudes et la façon de boire découlaient des mêmes origines. Il a suffit que ce lien soit coupé pour que l’ensemble se décompose, affirme Nanfang Shuo. Lorsque la poésie n’a plus été autant à la mode, boire a perdu de sa sophistication. »

Pas de quoi « nourrir un petit poisson »

La poésie n’existait plus, mais la chanson prenait sa place :

Buvez !
Ne laissez même pas au fond du verre de quoi « nourrir un petit poisson ».
Que le destin le veuille ou non, rejoignons-nous, soyons tous amis.
Faites chauffer l’alcool et portons des toasts !

Des plus anciennes aux plus modernes, de nombreuses chansons ont trait à la boisson, beaucoup exaltant l’alcool et incitant à trinquer au son d’un retentissant « gan bei » [cul sec], pour que plus une goutte ne reste au fond du verre, pas même pour « nourrir un petit poisson » comme on aime ici à le répéter.

Toute une série de proverbes populaires que l’on peut entendre de part et d’autre du détroit de Taiwan montre qu’en matière de boisson, les différences ne sont pas si grandes et que la réunification serait plus rapide, s’il ne s’agissait pas tant de politique.

C’est à l’université ou durant le service militaire que les capacités à ingurgiter s’établissent. En tant que psychologue, Wang Hao-wei [王浩威] sait qu’il est important de créer des liens entre les personnes, par le biais notamment de rituels collectifs auxquels on ne peut refuser de se plier au risque d’être exclu du groupe, et boire en est un. « Si vous refusez de boire, cela peut signifier que vous n’êtes pas un ami, explique-t-il. Cela peut aller jusqu’à la provocation délibérée, si l’on s’entend dire : « Es-tu un homme, oui ou non ?”. Dans de telles conditions, il devient évidemment très difficile de refuser. »

Wang Hao-wei, qui tient bien l’alcool, a eu l’occasion de boire beaucoup dans le passé, en tant que « substitut » de certains membres de sa famille, lorsqu’il était au collège ou à l’occasion de cérémonies qui, comme les mariages, les fêtes familiales ou religieuses, rythment la vie sociale à Taiwan. A l’université, les occasions ont été encore plus nombreuses, et tout pouvait être bu, avoue-t-il, jusqu’aux cocktails improvisés d’alcool de riz avec des boissons énergétiques et, parfois même, avec des Yakult, une sorte de yaourt à boire local.

Effectuant comme beaucoup d’autres son service militaire à Kinmen, l’île qui a longtemps été un camp militaire avancé à proximité du continent, il a bien connu aussi la spécialité locale, le kaoliang, un alcool de sorgho dont les gens du coin raffolent. Difficile dans de telles conditions d’éviter la perpétuation d’une culture de l’alcool !

Une démonstration de force

Alors qu’il était gouverneur de la province de Taiwan, Lin Yang-kang [林洋港] - lui-même un bon buveur - a ainsi décrété : 1- A moins qu’il y ait une raison de santé ou d’ordre religieux, il est nécessaire de trinquer en toute sincérité 2- Entre l’hôte et l’invité, peut importe celui qui porte un toast en premier, le cul sec s’impose pour exprimer le partage des valeurs 3- Il ne faut pas tenter de s’en tirer avec des doses plus petites. Quand il s’agit de boire, on ne doit laisser aucune goutte dans le verre, pas même de quoi « nourrir un petit poisson ».

N’oublions pas que Taiwan est une société à l’origine complètement rurale dans laquelle la boisson a tenu une place importante, comme dans les autres sociétés du même type. Cela n’a pas empêché la culture de la bouteille d’accompagner le « miracle économique », c’est-à-dire l’industrialisation rapide de l’île dans les années 70-80, pour se fixer dans les milieux d’affaires. Il est fréquent de voir à Taiwan la signature d’un contrat fêté avec moult gan bei. Dans ce genre de soirée, la boisson coule à flots, et les femmes ne sont pas loin.

Mais l’économie traversant une récession ces dernières années - et aussi parce qu’on se préoccupe davantage de sa santé -, les gens ont commencé à moins boire. Si les changements sont réels dans les habitudes, l’alcool reste néanmoins un phénomène social important à Taiwan.

Wang Hao-wei croit qu’une des raisons qui font de l’alcool un élément significatif des relations personnelles est qu’il constitue une forme de compensation à l’absence d’une réelle communication dans la culture masculine insulaire. « Lorsque le verre est rempli jusqu’en haut, explique le psychologue, cela signifie la puissance, l’endurance du buveurC’est ainsi, dans les compétitions lancées un verre à la main pour voir jusqu’où l’autre continuera de boire, que l’homme peut se rassurer et, pour un moment, se prouver qu’il est un homme. »

Des vagues sur le fleuve Jaune

Bien que la tradition de la boisson dans la poésie appartienne désormais au passé, les gens de littérature ont aujourd’hui gardé un contact étroit avec la bouteille. Boire est une activité florissante dans les cercles littéraires et artistiques, l’un de ces groupes, parmi les plus fameux, s’étant même baptisé le Parti de la boisson.

« L’alcool est notre seule boisson ; l’alcool est comme les vagues sur le fleuve Jaune », entend-on chanter les membres du groupe lorsqu’ils interprètent leur hymne composé par les poètes Ya Hsuan [亞弦] et Tseng Yung-yi [曾永儀]. Chaque vendredi, ce parti un peu spécial tient sa réunion de comité central, c’est-à-dire que l’on se met à table pour manger et boire.

Le grand poète chinois Li Bo [李白] (701- 762) était expert sur les questions de boisson et sur les « vertus de l’ébriété ». Il a ainsi écrit : « Dans les temps anciens, les vertueux étaient bien isolés ; seuls les grands buveurs ont laissé leur nom à la postérité ».

Pour beaucoup d’autres, boire n’est peut-être pas aussi spirituel, et il s’agira pour eux d’une affaire d’argent. Boire cul sec quelques verres d’un précieux et cher cognac est bien un moyen d’afficher sa réussite sociale, en d’autres termes sa richesse personnelle. Ceci est inévitable dans une société d’immigrants comme celle de Taiwan, affirme Nanfang Shuo, un point sur lequel le rejoint Wang Hao-mei qui concède que la beauté et l’art de découvrir les choses en prenant son temps n’ont jamais été des notions très enracinées dans la culture taiwanaise.

La façon dont les Taiwanais apprécient les arts, continue le psychologue, tient plus du proverbe « Admirer les fleurs en chevauchant au galop ». Tout le monde semble à Taiwan être toujours pressé. Alors qu’en Occident, le cognac est dégusté avec art, il est ingurgité ici à coup de gan bei, verre après verre. « Nous avons besoin d’une culture qui nous apprenne à ralentir un peu ! », remarque avec passion Wang Hao-wei.

Boire mais pas trop

Il est clair cependant que la boisson est de plus en plus associée à la détente, et parfois même à la santé. Si l’on sait bien dans l’île que boire à l’excès comme mâcher du bétel ou fumer est un facteur de maladies dangereuses, on entend dire aussi souvent - les Chinois ont toujours aimé les potions médicinales - que l’alcool avec modération est bon pour le corps, sans compter l’effet relaxant pour l’esprit alors que l’on vit dans un monde professionnel tendu par la compétition.

Alors, peut-on boire de façon détendue sans craindre de mettre en danger sa santé ? Les policiers ont pour le moment le dernier mot. Confrontés au problème croissant de l’alcool au volant - et au guidon, n’oublions pas que Taiwan compte 20 millions de deux-roues -, les gardiens de l’ordre public appliquent depuis le début du mois de septembre des lois renforcées : à plus de 0,25 g d’alcool par litre de sang, vous êtes officiellement en état d’ébriété, les amendes ont, elles, explosé et les permis de conduire sont révoqués pour un an. Au royaume du gan bei, il va falloir choisir. ■


L’alcool chez les aborigènes :aujourd’hui un fléau

L’alcool est indispensable au succès de certains rites religieux aborigènes.(Photo de Hsueh Chi-kuang)

« Chez les Tsou, une tribu du centre de l’île, on buvait de l’alcool dès l’âge de quatorze - quinze ans, que l’on soit fille ou garçon, et souvent jusqu’à un état d’ébriété avancé pour célébrer une fête, un événement quelconque... », lit-on dans un livre consacré aux aborigènes autrefois. « Les Paiwan utilisaient souvent une double coupe taillée dans le bois pour boire l’alcool à deux personnes, parfois à trois, en se tenant côte à côte », voit-on dans un autre ouvrage en commentaire d’une ancienne photo.

L’alcool n’est donc pas nouveau pour les aborigènes. Traditionnellement, outre l’absence de langue écrite, la chasse, la pêche, la culture sur brûlis, l’animisme et la sorcellerie, il y avait un autre trait commun essentiel à toutes les grandes tribus de Taiwan, à l’exception des Tao (anciennement appelés Yami) : il s’agissait de la production d’alcool à partir de grains fermentés. (Les Tao ne pratiquaient pas non plus la « chasse aux têtes », contrairement aux autres tribus.) Boire de l’alcool de millet, de sorgho ou bien de riz n’avait donc rien d’extraordinaire pour les premiers habitants de l’île.

Lorsque les hommes ne chassaient pas ou n’étaient pas aux champs, dans leurs moments de détente, il leur arrivait de boire, le plus souvent en groupe. L’alcool servait ainsi à promouvoir l’harmonie en facilitant le rapprochement entre amis ou parents. Il était d’ailleurs consommé pour sceller une alliance entre clans, ainsi qu’à l’occasion de nombreuses autres cérémonies. Il gardait aussi une dimension religieuse, comme le montre une habitude des Atayal qui, avant d’en boire, en jetaient quelques gouttes en l’air, afin de le partager avec leurs ancêtres.

Si cela était vrai en des temps anciens, la réalité est tout autre aujourd’hui. Certes, les aborigènes boivent toujours, comme tout le monde, pour se faire plaisir et pour partager un bon moment avec d’autres. Ce qui est différent, c’est la dimension prise par l’alcoolisme qui est devenu un véritable fléau dans leurs communautés.

Sans tomber dans les clichés, il est certain que l’alcool fait plus de ravages chez les aborigènes que chez les autres Taiwanais. D’autant plus que la tragédie commence très tôt. Une étude réalisée il y a quelques années a montré que chez les jeunes aborigènes, 23% des garçons de 13 à 18 ans et 18% des filles du même âge avaient déjà l’habitude de boire de l’alcool, avec toutes les conséquences que l’on connaît : la violence - pas seulement à la maison -, la prostitution, les maladies mentales avec, au bout, le suicide, la mort au volant ou une maladie de foie fatale.

Car, quelles sont les premières causes de mortalité chez les aborigènes ? En apparence, rien à voir : les accidents de la route et les maladies du foie. Pourtant, le coupable est bien souvent le même, il s’agit de l’alcool. Les routes de montagne deviennent particulièrement meurtrières lorsqu’on a trop bu et qu’on prend le volant. Quand au foie, on comprend bien les dégâts que peut produire sur lui l’abus d’alcool durant toute une vie.

Une explication souvent avancée est la marginalisation, notamment économique, des communautés aborigènes au sein de la société taiwanaise. A l’exception de quelques personnalités reconnues dans la chanson, comme la vedette de la mando-pop A-mei [阿妹], ou dans le sport, comme Chen Ching-feng [陳金鋒], le premier Taiwanais à jouer à un poste titulaire dans une grande ligue américaine de base-ball - chez les Los Angeles Dodgers -, les aborigènes qui ont socialement percé sont encore trop peu nombreux. Il y a bien quelques élus au Yuan législatif qui font parler d’eux régulièrement, des pilotes de ligne aborigènes qui se sont plaints de discriminations, de brillants universitaires....

Mais loin des feux de la scène et des salons de la ville, pour beaucoup d’autres aborigènes, surtout pour ceux qui sont restés au village dans les montagnes reculées, la vie sera difficile, parfois sans travail, et plus courte. Si le taux de chômage frappe ces communautés dans des proportions à 50% supérieures à la moyenne nationale selon certaines estimations, il en est de même pour les maladies, notamment celles du foie, dont l’incidence y est bien plus fréquente. De fait, l’espérance de vie d’un aborigène taiwanais s’avère être de huit à dix années inférieure à celle qui prévaut au niveau national (en moyenne 74 ans pour un homme, 76 ans pour une femme).

C’est vrai, l’exclusion, l’illettrisme et le chômage ne suffisent pas à tout expliquer. Néanmoins, sans parler d’une fatalité, cela compte. L’alcool tenait autrefois une place importante, jouant chez les aborigènes le rôle de ciment social. Aujourd’hui, beaucoup oublient de partager l’alcool avec leurs ancêtres. Normal, ils boivent seuls pour oublier leur mal de vivre. ■

Nicolas Grévot

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