25/07/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Rêve dans le pavillon de thé

01/07/1996
Le thé, toute une tradition, toute une culture : celle de l'intelligentsia savourant le temps qui passe, philosophant autour d'une tasse de thé...

A Taiwan, la mode est aux maisons de thé. Il est aussi facile — et tout autant dans le vent — de passer quelques heures paisibles dans un cadre agréable autour d'une théière de pu-erh ou de oolong de première qualité que de boire un petit crème dans l'un des innombrables cafés qui ont éclos à travers l'île ces dernières années.

Jusque dans les années 70, c'était pourtant une toute autre histoire. Quand un homme annonçait qu'il allait dans une maison de thé, il pouvait s'attendre à des regards goguenards et des clins d'œil entendus. En ce temps-là, les maisons de thé étaient officiellement classées parmi les huit activités commerciales prohibées car intimement liées avec le monde de la prostitution. Cette méprise était due à une associa­tion d'idées malheureuse entre les respectables maisons de thé et les moins bien famés « salons de thé ». Hérités de l'occupation japonaise (1895-1945), ces derniers étaient en réalité des maisons de rendez-vous où les hôtesses faisaient plus que servir le thé : elles offraient ce qu'il était coutume d'appeler, doux euphémisme, des « services personnels spéciaux ».

Les stigmates du commerce char­nel des années passées ont rendu difficile la réhabilitation des maisons de thé. Cela fait maintenant près de trente ans que Fan Tseng-ping, le directeur de l'Association chinoise de la tradition du thé, à Taipei, observe les développements de la passion des Taiwanais pour le thé. Il se souvient d'une de ses amies, qui travaillait comme secrétaire dans une maison de thé de la capitale, dans les années 70. « Sa mère appelait plusieurs fois par jour, juste pour s'assurer que l'endroit était res­pectable », raconte-t-il en riant. Pour couronner le tout, la police faisait souvent des descentes impromptues. Afin d'écarter des soupçons infondés, certains patrons ont alors eu l'idée ingénieuse de demander deux licences, explique M. Fan : « L'une pour la vente de thé en feuilles, et l'autre pour celle de boissons non alcoolisées. »

Comme beaucoup d'autres, Fan Tseng-ping avait à cœur de faire renaître de ses cendres « l'art du thé », une ex­pression évoquant l'époque révolue où les lettrés chinois savouraient leur thé sous les ombrages, au bord de l'eau, en contemplant la nature et en parlant art et littérature.

On était loin de l'attitude des lettrés japonais envers le thé. Si les Japonais utilisaient un thé en poudre plutôt qu'en feuilles, c'était bien la moindre des différences : la célèbre « cérémonie du thé » japonaise était bien trop solennelle et ritualisée pour être appréciée des Chinois. M. Fan souhaitait au contraire faire revivre un style de maison de thé où l'on ne vienne pas seulement pour apprendre à déguster le thé, mais aussi pour converser entre personnes cultivées dans une atmosphère détendue, et développer un état d'esprit qui s'imprimerait ensuite dans la vie quotidienne.

Le rêve de M. Fan n'est pas loin de se réaliser : de nos jours, les maisons de thé sont vues comme des endroits à la mode où passer une soirée reposante. Et pourtant, la route fut longue et ardue.

Les maisons de thé créées dans les années 70 et au début des années 80 ne servaient que du thé chaud. Le premier établissement de ce genre, créé en 1973, s'appelait, de façon fort appropriée, « Maison de thé chinoise »; il fut cependant contraint de fermer au bout de deux ans. Les clients, les jeunes en particulier, n'étaient pas assez nombreux pour maintenir l'affaire à flot. « Les jeunes n'étaient pas prêts à adopter ce qui était encore considéré comme un passe-temps de la vieille génération », dit M. Fan. « Et la décoration luxueuse de la Maison de thé chinoise leur semblait étouffante. Ils étaient tellement occupés à maîtriser les techniques de la préparation du thé qu'ils n'arrivaient pas à se détendre suffisamment pour apprécier leur boisson. »

La fin des années 70 a toutefois vu la renaissance de la culture traditionnelle. Les étudiants et les intellectuels partaient en quête de leur racines. L'art ancien de la préparation du thé à la chinoise redevenait une activité respectable, et même en vogue. Quel meilleur endroit que les maisons de thé pour renouer avec les vieilles traditions?

Les maisons de thé furent finalement légalisées en 1983, après plusieurs années d'une active campagne de promotion de l'authentique « art du thé ».

Les propriétaires des maisons de thé ne considèrent pourtant cette reconnais­sance légale que comme une demi­-victoire. « A l'origine, nous voulions que les maisons de thé soient non seulement légalisées, mais aussi officiellement classées dans les activités culturelles », dit Fan Tseng-pin. « Encore aujourd'hui, elles ne peuvent être enregistrées que dans la catégorie des restaurants. » Entre autres conséquences concrètes, les maisons de thé continuent de payer des taxes professionnelles plus élevées.

Une maison de thé classique, avec son jardin chinois intérieur et se passerelles, dont le tracé tortueux ramène finalement le visiteur à son point de départ.

Quoi qu'il en soit, les maisons de thé ne tardèrent pas à fleurir à travers le pays, et avant peu, elles étaient devenues les derniers rendez-vous à la mode pour les jeunes. Car elles allaient plus loin en offrant un cadre de rencontre idéal pour les amateurs d'art, de littérature et de politique, un peu comme les « salons littéraires » de l'Europe du 18e siècle. Elles étaient dans une certaine mesure considérées comme le berceau des nouvelles idées. « En ce temps-là, l'atmosphère politique était très tendue », se souvient M. Fan. « Taiwan était encore soumise à la loi martiale, et les gens cherchaient le moyen de briser cet étau politique. » La légende veut que de nombreuses idées démocratiques ­— considérées comme séditieuses à l'époque — aient germé autour d'une théière fumante dans l'une de ces paisibles maisons de thé, la vénérable Tzu Teng Lu (Wisteria) étant sans doute la plus célèbre d'entre elles.

Si leur apparition avait à l'époque moins à voir avec la volonté de faire de sérieux profits qu'avec l'évolution de la société, les maisons de thé n'en ont pas moins attiré une bonne poignée d'entrepreneurs. Le contexte économique du moment était morose, et de nombreux jeunes diplômés, en particulier ceux issus d'une section littéraire, avaient du mal à trouver un travail intéressant. Ouvrir une maison de thé faisait partie des solutions envisageables. « En ce temps-là, si quelques amis pouvaient mettre en commun, disons 300 000 TWD [11 000 USD], c'était suffisant pour mettre sur pied une maison de thé, petite certes, mais accueillante », dit M. Fan.

Comme la plupart de ces établissements étaient dirigés par des gens cultivés, qui savaient gérer un budget, ils étaient d'un style très différent de leurs infructueux prédécesseurs. D'un aspect sobre et économique, mais arrangées avec goût, les maisons de thé cherchaient cette fois­-ci simplement à créer un environnement agréable pour les intellectuels.

Un certain nombre d'entre elles furent installées dans de vieilles maisons japonaises en bois, de plain-pied, donnant sur un petit jardin. Bien que souvent délabrées, les quelques maisons de ce style existant encore n'en ont pas moins beaucoup de charme. Une fois retapées, elles étaient redécorées avec des objets typiquement chinois, ou des objets caractéristiques de la vie à la campagne : œuvres calligraphiques, lavis, chapeaux chinois en feuilles de bambou ou encore poteries tradition­nelles. Certaines s'attachaient même les services de musiciens qui donnaient l'aubade aux clients sur des instruments chinois à cordes. « Tout ce qu'ils pouvaient dénicher de vieux et de typiquement chinois chez eux servait à la décoration » raconte en riant Fan Tseng-ping. « Certains mettaient même une vieille statue en pierre du dieu de la Terre à l'entrée. »

Puis l'économie insulaire décolla. La loi martiale fut abrogée en 1987. Les entrepreneurs commencèrent à investir le secteur en développement des ser­vices, et les maisons de thé subirent un changement de style architectural. Le moment était venu pour la première maison de thé d'envergure. Le lieu? La ville de Taichung. Son nom? Keng Tu Yuan (littéralement « Le jardin de l'agriculture et de la lecture »).

Chun Shui Tang se distingue par son classicisme : boiseries sculptées, calligraphies et ouvertures en forme de lune sont les principaux leitmotive de sa sobre décoration intérieure.

Chang Wen-chang, le fondateur de Keng Tu Yuan, ne sortait pas du même moule que ses prédécesseurs. Il avait planifié sa carrière sur le long terme. Néanmoins, il désirait s'impliquer dans une entreprise à caractère culturel. Une étude attentive lui permit d'arriver à la conclusion que les maisons de thé souffraient d'un grave défaut : elles étaient trop petites. « Il s'est dit que pour que les Chinois apprécient véritablement le thé chinois, il leur fallait plus d'espace et un environnement qui leur rappelle le style de vie de la Chine d'autrefois », dit Richard Huang, le directeur de Keng Tu Yuan. Chang Wen-chang s'inspira également des cafés qui possédaient jardins et patios, une formule qui avait déjà beaucoup de succès à Taichung à cette époque. « Mais après tout, c'était un style importé de l'Occident. Chang Wen-chang s'est donc dit : Pourquoi ne pas avoir un jardin à la chinoise, en contrepoint des boissons chinoises? »


M. Chang eut tout de suite l'idée d'adopter l'aménagement de l'espace privilégié par les Chinois lorsqu'ils dessinent un jardin : plusieurs bassins et une promenade serpentant entre et au-dessus des plans d'eau au moyen de petites passerelles, pour ramener finalement le visiteur à son point de départ. Le prix des terrains était alors bien moins élevé qu'aujourd'hui, et Richard Huang se souvient comment, avec son associé Chang Wen-chang, ils parvinrent à trouver une vieille maison spacieuse, à Taichung, qu'ils commencèrent par démolir pour la rebâtir depuis les fondations et en faire la maison de thé avec jardin de leurs rêves. A Keng Tu Yuan, toutes les ta­bles sont placées près des fenêtres, lesquelles donnent sur les bassins à poissons. « Notre maison de thé n'est en fait pas si grande que cela : vous pouvez embrasser pratiquement tout le jardin du regard, quel que soit l'endroit où vous êtes assis », remarque Huang Wen-chang.

Depuis, M. Chang a ouvert six nouvelles Keng Tu Yuan : deux à Taipei, une à Kaohsiung et trois à Taichung même. Aujourd'hui, la chaîne compte plus d'une centaine d'employés, ayant tous reçu une formation sur le thé et sur la manière de le préparer, afin de servir au mieux les clients. Chaque année, les employés passent un examen pour montrer qu'ils ont su maintenir et améliorer leurs qualifications.

Comme la plupart des premières maisons de thé qui se sentaient elles aussi investies d'une mission culturelle, Keng Tu Yuan marie les affaires avec la propagation de l'art du thé à la chinoise. En fait, lorsque la première maison Keng Tu Yuan ouvrit ses portes, cinq ans après la légalisation des maisons de thé, le grand courant de renaissance culturelle n'avait toujours pas atteint Taichung. Les habitants de cette ville endormie, plutôt conservatrice, continuaient de considérer les maisons de thé avec mépris, comme si elles avaient été des lupanars. « Nous avons dû imaginer toutes sortes d'activités promotionnelles », dit Richard Huang. « Nous expliquions aux gens quels sont les différentes sortes de thé cultivées à Taiwan, ou la meilleure façon de le préparer. Nous voulions que tout le monde comprenne que Keng Tu Yuan n'était pas un club d'hôtesses, mais un endroit agréable, avec une note culturelle, où l'on pouvait venir boire du thé. »

L'objectif présent de Keng Tu Yuan est d'encourager encore plus de gens à apprécier l'art du thé, et à en faire un élément de leur vie quotidienne. « L'art du thé à la chinoise peut être très raffiné », dit M. Huang. « Cela peut ressembler à un spectacle. En fait, nous organisons des concours de préparation du thé tous les ans, pour mettre en valeur ce côté esthétique. » Bien sûr, la préparation du thé peut également être la plus simple des choses : il suffit d'avoir tout l'attirail nécessaire, à savoir des feuilles de thé une théière, de l'eau chaude et des tasses. « Dans notre maison de thé, les clients peuvent préparer eux-mêmes le thé de la façon qui leur plaît. S'ils ont besoin d'aide, il leur suffit de s'adresser à notre personnel. »

La fin des années 80 a marqué un net changement dans le monde du thé à Taiwan. Les services et les produits se sont diversifiés pour répondre à l'évolution des goûts et des styles de vie des consommateurs. La tendance croissante des Taiwanais à prendre leurs repas à l'extérieur de chez eux est l'une des raisons derrière l'énorme succès des maisons de thé. De nombreuses maisons de thé se sont mises à proposer des menus à des prix raisonnables.

Les maisons de thé nouvelle version arborent souvent une architecture imposante et une décoration intérieure de grande classe. Il arrive pourtant que les clients préfèrent le style dépouillé des petites maisons japonaises, telle cette maison de thé du quartier de Peitou, dans les hauteurs, tout près de la capitale.

Avec la disparition de certaines restrictions sur les échanges entre les deux rives du détroit de Taiwan, les clients ont découvert qu'ils pouvaient commander des thés venant non seulement de Taiwan, mais aussi de Chine continentale. Progressivement, des thés venant de pays plus lointains, comme l'earl grey, le darjeeling, les tisanes, les thés aux fruits et même les thés glacés, trouvèrent leur place sur les cartes des établissements les plus entreprenants. Aujourd'hui, peu nombreuses sont les maisons de thé qui se limitent aux thés chinois chauds. Beaucoup se sont transformées en une espèce hybride, mi-restaurant, mi­-maison de thé. Chun Shui Tang (littéralement « Maison de l'eau printanière »), à Taichung, est l'une des plus florissantes. Chun Shui Tang, qui a vu le jour en 1983 sous la forme d'une petite boutique, s'est par la suite métamorphosée en une maison de thé à deux étages. Elle est célèbre pour la grande variété de boissons qu'elle pro­pose. La sélection inclut les thés chinois bien sûr, mais aussi des boissons fraîches, des boissons chaudes, des petites choses à grignoter, des dim sum et des repas complets. De plus en plus de clients viennent pour s'y sustenter plutôt que pour y boire une tasse de thé. Les couples avec enfants viennent y déjeuner ou y dîner, afin d'accorder à la mère de famille une pause bien méritée. Ce qui a véritablement fait la réputation de Chun Shui Tang, c'est cependant sa carte des boissons chaudes et froides, qui est pleine d'imagination : les thés, parfumés ou non, sont mélangés au choix avec du lait, de l'œuf, du miel, des jus de fruits ou encore de l'alcool, et mixés dans un shaker.

Aussi lucratives que soient les affaires, Liu Han-chieh, le fondateur de Chun Shui Tang, s'inquiète de ce que les clients préfèrent s'entasser au rez­-de-chaussée plutôt que de monter au premier étage, dont il a fait une maison de thé classique. Là, l'architecture intérieure comporte les dessins et mo­tifs chinois traditionnels de base : contrevents et paravents en bois sculpté, ouvertures en forme de lune et seuils circulaires. Des chaises et des tables de style attendent les clients. Les murs sont décorés avec la collection d'objets artisanaux du propriétaire des lieux, quelques-unes de ses œuvres calligraphiques et une sélection de photographies prises en voyage. Il y a là également de nombreuses composi­tions florales qui varient avec les saisons. « Nous préférerions concentrer nos efforts sur la maison de thé traditionnelle au pre­mier étage et ne servir que le minimum de repas possibles », dit M. Liu. « Mais cela n'est pas facile. »

Personne ne sait exactement combien il existe de maisons de thé à Taiwan aujourd'hui, parce que nombre d'entre elles sont encore enregistrées dans une catégorie professionnelle différente. Fan Tseng-ping estime qu'il y en aurait environ dix mille éparpillées dans toute l'île, en tenant compte des établissements servant des thés glacés, quoiqu'il soit contestable de les ajouter aux autres : l'on observe depuis quelques années une explosion des pao­-mo hong-cha [泡沫紅茶] (littéralement « thé noir mousseux »), des sortes de bars spécialisés dans les thés fantaisie préparés au shaker, où l'on commande des boissons à emporter ou à consommer sur place, et dont les propriétaires se soucient peu des tradi­tions. Même sans compter ces établissements-là, il reste encore quantité de maisons de thé plus traditionnelles, en particulier dans les grandes métropoles telles que Taipei, Taichung et Kaohsiung. Celles-ci sont d'ailleurs en général d'un style différent.

M. Fan pense que les maisons de thé de Taipei ont maintenu leur réputation des années 70 et 80, en ce sens qu'elles continuent d'avoir pour clients principaux les membres de l'intelligentsia. « Quant aux maisons de thé situées dans le centre et dans le sud de Taiwan, elles sont généralement gérées par des hommes d'affaires et elles sont immenses. Malgré tout l'argent dépensé dans la décoration, l'on n'y ressent pas la même impression de raffinement », dit M. Fan.

Liu Han-chieh, pour sa part, trouve qu'à Taipei, les maisons de thé ont tendance à être trop exiguës et trop portées sur les expérimentations. « Elles n'ont pas l'air d'avoir accordé beaucoup de réflexion à la partie purement gestionnaire de l'affaire; elles semblent prêtes à fermer à tout moment, si les affaires venaient à décliner. » De son côté, Richard Huang remarque qu'à Taipei, certaines maisons de thé sont à la mode grâce à la seule personnalité du propriétaire. « Les gens y vont parce qu'ils ont envie de faire connaissance avec le propriétaire et de bavarder avec lui. Mais comment celui-ci peut-il réellement espérer accorder une égale attention à tous ses clients? »

L'ambiance est sans doute importante, et il est facile de tomber dans l'excès. Liu Han-chieh trouve par exemple qu'à Kaohsiung, les maisons de thé sont dans l'ensemble trop luxueuses, trop imposantes par leur ar­chitecture et leur décoration intérieure. Il est d'accord avec Fan Tseng-ping pour dire qu'elles n'ont pas beaucoup d'âme. « Je suis sûr que la plupart des gens trouveraient les maisons de thé de Taichung bien plus satisfaisantes, tant sur le plan visuel que sur le plan de l'atmosphère. »

Qui sont donc les clients des maisons de thé? D'après M. Fan, la majorité d'entre eux appartiennent à la classe moyenne cultivée. Les riches, souligne-t-il, ne font pas partie de la clientèle parce qu'ils sont plutôt difficiles sur la qualité des thés qu'ils boivent et que les maisons de thé ne sont pas toujours à la hauteur de leurs exigences. Richard Huang observe quant à lui que « Les gens pensent souvent que nos clients sont surtout des jeunes étudiants, mais en réalité la majorité d'entre eux ont un emploi à plein temps. En fait, ils s'arrêtent passer un moment après le travail. »

Moins formelle que la cérémonie du thé à la japonaise, la version chinoise de cet art de vivre permet de se détendre et de goûter le plaisir d'une conversation entre amis.

Un vieux proverbe chinois dit que les effets grisants de l'alcool sont la dernière préoccupation du buveur : en d'autres termes, ce qu'il recherche, c'est plutôt la compagnie de ses amis, la musique ou même le paysage. De la même façon, la plupart des gens qui fréquentent les maisons de thé de nos jours n'ont pas le thé pour principal objectif. « C'est l'ambiance qui les attire », dit M. Fan « Ils y vont pour voir et être vus! Ils ne sont en général pas capables de se souvenir du thé qu'ils ont bu une fois franchi le seuil de l'établissement. »

A Yang Hsien, l'une des huit branches de Chun Shui Tang, les jeunes aiment s'asseoir à l'extérieur; sans doute s'imaginent-ils être en train de siroter un double expresso à la table d'un des cafés en terrasse des Champs-Elysées. « En apparence, ce que nous offrons à Keng Tu Yuan est simplement un endroit où boire du thé », dit M. Huang. « Mais peut-être qu'en réalité c'est pour la partie "relations humaines" que nos clients viennent ici, et que le thé n'est qu'un catalyseur. » Liu Han-chieh pense qu'il n'est pas possi­ble de s'en remettre uniquement à la tradition du thé pour appâter les clients. « Pour apprécier l'atmosphère typique d'une maison de thé, les gens sont parfois prêts à se contenter d'un thé de qualité médiocre », commente-t-il.

Depuis le début des années 80, le nombre des buveurs de thé augmente de façon constante. « Maintenant, la quasi-totalité des ménages possèdent une théière et plusieurs tasses à thé; mais une cafetière, pas forcément », dit M. Fan.

L'ascension irrésistible des maisons de thé et l'éveil des Taiwanais à tout ce qui touche le thé en général ont suscité un intérêt pour les collections de théières anciennes, et le marché des théières est aujourd'hui très dynamique.

D'autant plus que pour suivre le mouvement, de nouveaux ustensiles ont été inventés : c'est par exemple le cas de la deuxième tasse à thé, étroite et haute, dans laquelle on verse d'abord le thé pour inhaler son parfum, avant de le verser dans une tasse plus évasée pour le boire, ou encore de la curette en bambou utilisée pour vider la théière de ses feuilles détrempées. « Ces objets­-là, explique M. Fan, n'existaient pas dans la Chine ancienne. Ils ont été inventés plus tard à Taiwan par les amateurs de thé, afin de rendre la préparation du thé plus intéressante, et bien sûr plus pratique. »

Aujourd'hui, les maisons de thé sont considérées comme une partie intégrante de la culture taiwanaise, et leur influence commence à s'étendre aux communautés de Chinois réparties dans le monde. Des maisons de thé se sont ouvertes dans des contrées lointaines telles que l'Indonésie, Hong Kong, la Malaisie et Singapour, en général sous la direction de Chinois d'outre-mer qui ont fait leurs études universitaires à Taiwan. Même Shanghai possède désormais une maison de thé de la famille Keng Tu Yuan. « Nous envisageons de déposer le nom avant que quelqu'un ne nous le vole », dit Richard Huang. « Il est possible que nous décidions d'ouvrir des succursales en Chine continentale. »

L'influence de la tradition du thé commence même à se faire sentir au Canada, où Liu Han-chieh a été sollicité pour ouvrir une branche de Chun Shui Tang. Il n'est cependant pas tout à fait acquis à cette idée : « Avec huit maisons de thé, je suis déjà assez occupé comme ça », dit-il. « De toute façon, ça marche très bien à Taiwan. »


Le temps où les maisons de thé jouaient à cache-cache avec la loi est bien révolu. Personne ne penserait plus aujourd'hui à les couvrir d'opprobe. Au contraire, quiconque ne s'est jamais arrêté dans une maison de thé à Taiwan se sentira probablement trop embarrassé pour l'admettre.

Comme dit le buveur de thé invétéré Lin Chia-fen, « Si vous n'aimez pas le café, vous pouvez ne pas aller dans un café; mais c'est tout simplement impos­sible de laisser passer l'occasion d'une visite dans une maison de thé. Le thé ne sera peut-être pas toujours excellent, mais on n'y va pas pour le thé, on y va pour l'atmosphère. »

Winnie Chang

(v.f. Laurence Marcout)

Photos de Chang Su-ching

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