L'expansion dynamique du commerce, des investissements de Taiwan et du tourisme à l'étranger de sa population sont certainement les deux éléments moteurs de la pression intérieure de plus en plus forte sur le gouvernement de la République de Chine pour internationaliser la monnaie du pays, le yuan taiwanais, c'est-à-dire qu'elle sorte du pays et puisse circuler dans la région. A cet appel, M. Samuel Shieh, gouverneur de la Banque centrale de Chine, a indiqué que l'internationalisation du yuan taiwanais ne saurait se réaliser unilatéralement. Cela dépend surtout de sa large acceptation par les milieux d'affaires internationaux comme instrument de paiement. Ainsi, M. Shieh répondait à une interpellation des députés lors d'une récente séance au Yuan législatif. Ils lui ont alors demandé de dresser un calendrier pour ce faire. Le gouverneur rappelait que le yuan taiwanais était déjà en passe de devenir une monnaie régionale et notait qu'il circulait de plus en plus en Chine continentale, à Hongkong et dans beaucoup de pays du Sud-Est asiatique.
Il est difficile d'évaluer la masse totale de yuans taiwanais qui circulent justement dans la région parce que ce n'est que depuis janvier 1991 que la Banque centrale de Chine a commencé à se préoccuper de la fuite du yuan taiwanais hors du territoire métropolitain. Selon ces données acquises, de janvier à mai 1991, la masse de la monnaie taiwanaise qui circule à Hongkong et dans la région du Sud-Est asiatique a atteint 28,4 milliards de yuans taiwanais (env. 1,07 milliard de dollars américains). Comparée à celle circulant à l'intérieur du pays, elle n'est en aucun cas sans signification puisque la masse en circulation dans l'île était à la fin juin 1991 de 445 milliards de yuans taiwanais (env. 16,8 milliards de dollars américains).
Cette importante masse de yuans taiwanais circulant à Hongkong, en Chine continentale, en Indonésie, aux Philippines, en Malaisie et à Singapour est sans nul doute en rapport direct avec la rapide croissance du commerce et des investissements de Taiwan dans ces contrées ces derniers temps. On y constate un nombre grandissant d'hommes d'affaires et de touristes taiwanais qui les parcourent en préférant avoir sur eux du yuan taiwanais au moment où il était très fort. Et pour cette raison, les gens et les sociétés commerciales de Chine continentale et des pays du Sud-Est asiatique honorent les règlements en yuan taiwanais. On s'est aperçu qu'il valait mieux posséder du yuan taiwanais qui est régulièrement réévalué au fur et à mesure que Taiwan accumule des excédents commerciaux.
Les touristes pourront bientôt emporter plus de 40 000 yuans taiwanais.
Selon M. Pan Chih-chi, professeur d'économie de l'université Soochow à Taipei, malgré une acceptation grandissante de cette monnaie à l'étranger, sa circulation en Chine continentale et dans le Sud-Est asiatique n'en est encore qu'à l'état d'un « commerce petit et limité ». Il souligne que le yuan taiwanais est encore loin d'être une monnaie régionale, voire internationale. Une monnaie internationale doit satisfaire au moins deux conditions. La première, elle est largement utilisée dans diverses transactions commerciales internationales. La deuxième, les banques centrales des pays étrangers acceptent volontiers de l'intégrer dans leur réserve de devises étrangères. On a cité les propos de M. Pan Chih-chi dans un article traitant de l'internationalisation du yuan taiwanais dans un grand quotidien taipéien, Tchong-kouo Cheu-pao, sous-titré en anglais, China Times.
Quoi qu'il en soit, il n'est pas aisé qu'une monnaie soit largement utilisée dans les transactions commerciales internationales. Même le yen japonais et le mark allemand, tous deux, de grandes monnaies internationales à côté du dollar américain, ne sont pas aussi largement utilisés que la monnaie américaine dans le milieu d'affaires du globe. Selon M. Paul Chiu, gouverneur adjoint de la Banque centrale de Chine, seulement environ 30% du montant du commerce extérieur de l'Allemagne et du Japon est réglé en leur propre monnaie, tout le reste l'est en dollar américain. Quant à Taiwan, seulement 1% du montant de son commerce extérieur, soit un peu plus de 140 milliards de dollars américains, est acquitté en yuan taiwanais.
Des analystes pensent que la plupart des négociants du commerce international ne sont pas prêts à honorer le yuan taiwanais comme moyen de règlement de leurs ventes à Taiwan. D'autres estiment que l'échec de la monnaie taiwanaise d'être un moyen de paiement largement reconnu dans le monde entier provient des restrictions officielles strictes de ses mouvements hors du pays. Lors d'une vive polémique, les uns allèguent que les porteurs de yuans taiwanais ne courent aucun risque de crédit à cause du dynamisme économique et de la stabilité politique de Taiwan. Dans tous les cas, ce sont les restrictions qui sont le seul obstacle. Ainsi, l'une des réglementations stipule que toute personne quittant le pays ou y arrivant ne peut porter au maximum que 40 000 yuans taiwanais (environ 1 555 dollars américains). Une autre interdit aux banques étrangères en place à Taiwan d'ouvrir des comptes en yuan taiwanais, ce qui ne leur permet pas d'avoir accès à une réserve de yuans taiwanais. Elles ne peuvent donc pas servir leurs clients qui ont besoin de monnaie taiwanaise.
M. Chen Mu-tsai, directeur des Affaires monétaires du ministère des Finances, est convaincu que la libéralisation de ces deux réglementations contribuerait à l'internationalisation du yuan taiwanais. Les responsables du ministère des Finances et de la Banque centrale de Chine, les deux institutions qui ont toute autorité sur le mouvement du yuan taiwanais à l'étranger, ne partagent pas tous le même avis en la matière.
Quelques-uns du ministère des Finances, comme M. Chen Mu-tsai, ne voient plus la nécessité de maintenir un tel montant maximal de 40 000 yuans taiwanais à la sortie ou l'entrée du pays puisque le contrôle des devises étrangères est pratiquement relâché. Après la levée de cette restriction, il suffirait d'une déclaration obligatoire des sommes en yuan taiwanais par les personnes quittant le pays ou y arrivant. De cette manière, la Banque centrale de Chine pourrait surveiller les mouvements du yuan taiwanais à la frontière. De l'autre bord, les responsables de la Banque centrale de Chine, comme le gouverneur adjoint, M. Yu Cheng, rétorquent que les mouvements du yuan taiwanais hors du pays ne doivent pas être illimités. Dans le monde, aucun pays n'autorise le libre déplacement de sa propre monnaie vers l'étranger sans quelque contrainte.
Cependant, il semble que les deux institutions ont rapproché leurs points de vue sur le sujet. M. Samuel Shieh a récemment annoncé que les deux organismes étaient parvenus à une mesure : l'augmentation progressive du montant maximal à l'entrée ou la sortie du pays jusqu'à 100 000 yuans taiwanais (env. 3 800 dollars américains), sans, cependant, la fixation d'une date d'application. Et le ministère des Finances étudie la levée de l'interdiction faite aux banques étrangères en place à Taiwan d'ouvrir des comptes en yuan taiwanais tandis que la Banque centrale de Chine insiste sur le but politique d'une telle levée. La mise en application de ces mesures dépend de la situation économique du développement de Taiwan. En bref, la Banque centrale de Chine semble peu disposée de voir le yuan taiwanais circuler à l'étranger, explique le gouverneur devant les députés au Yuan législatif. On n'est pas tout à fait prêt à lancer l'internationalisation du yuan taiwanais et, même si une volonté se déclarait dans ce sens, il faudrait le faire progressivement, a objecté le gouverneur.
Deux explications principales a cette hésitation. La Banque centrale de Chine s'inquiète en effet des effets pervers et négatifs qu'une autorisation de mouvement du yuan taiwanais sur le marché international produirait sur la politique monétaire et du taux de change. Dans un cas comme dans l'autre, l'internationalisation du yuan taiwanais implique que les banques étrangères à Taiwan puissent à leur tour disposer d'une réserve et servir des prêts en yuan taiwanais dans leur pays d'origine. Il s'ensuit que la Banque centrale de Chine ne pourrait plus avoir recours à ses conditions de réserve légale ni à l'ajustement du taux d'escompte pour influencer les taux d'intérêt, comme elle peut toujours le faire à Taiwan. Par voie de conséquence, elle perdrait son plein contrôle sur la croissance de la masse monétaire. De plus, dès l'internationalisation du yuan taiwanais, il lui serait difficile, sinon impossible, de surveiller la masse totale de yuans taiwanais circulant à l'étranger. Un faux calcul du montant global en circulation pourrait l'égarer lors d'un réajustement de sa politique monétaire.
Outre l'éventualité que l'internationalisation du yuan taiwanais affaiblisse un pouvoir de contrôle efficace sur la masse monétaire, elle se préoccupe aussi de la diminution de son influence sur le taux de change de la monnaie. Dès qu'une monnaie est disponible sur les marchés internationaux, son taux de change reflètera les changements dans ces marchés. Dans ce cas-là, cela rend difficile toute intervention de la Banque centrale de Chine. C'est pour cette raison précise que les Etats-Unis ont tant fait pression sur la République de Chine d'internationaliser sa monnaie, car ils jugeaient qu'elle avait trop longtemps sous-estimé sa propre monnaie. Pour Washington, sans intervention de la Banque centrale de Chine, le yuan taiwanais serait mieux à même de trouver son cours réel sur le marché. Le yuan taiwanais à un cours raisonnable pourrait aider à réduire l'excédent commercial de Taiwan entre la République de Chine et les Etats-Unis.
Les changeurs de Kowloon prennent maintenant le yuan taiwanais malgré les sévères restrictions qui entravent la circulation de la monnaie hors frontière.
Ces derniers temps, les Etats-Unis ne font plus autant de pression pour que la République de Chine libéralise le contrôle sur le yuan taiwanais parce que l'excédent commercial entre les deux pays a beaucoup diminué ces deux dernières années. Toutefois, l'appel à l'internationalisation du yuan taiwanais se fait de plus en plus fort à l'intérieur même de l'île. Les législateurs, les banquiers, les commerçants et les économistes croient tous à la nécessité d'avoir une monnaie convertible sur le marché international en faveur de Taiwan d'autant plus qu'elle entretient des relations commerciales avec quelque 120 pays et que ses investissements s'accroissent à l'étranger. Si les exportateurs pouvaient offrir un prix en yuan taiwanais de leurs marchandises à leurs clients étrangers, ils ne courraient pas les risques causés par la fluctuation du taux de change et, si les hommes d'affaires pouvaient s'acquitter de leurs dépenses en yuan taiwanais lors de leurs séjours à l'étranger, il leur éviterait les difficultés du change.
Quelques observateurs lancent à leur tour des critiques quant à la prudence excessive de la Banque centrale de Chine qui se préoccupe trop des effets négatifs sur sa politique monétaire et du taux de change dès que le yuan taiwanais entrera sur le marché international. Dans l'article ci-dessus mentionné, le professeur Pan Chih-chi a fait remarquer que, à propos des Etats-Unis, la masse du dollar américain en circulation à l'étranger est presque égale à celle de l'intérieur du pays. On n'a pas vu que les Etats-Unis aient souffert de problèmes économiques majeurs comme conséquence, ajoute-t-il.
Les partisans en faveur de la libéralisation du contrôle des mouvements du yuan taiwanais pensent qu'il est nécessaire à la fois de paver la voie à l'internationalisation de la monnaie et, plus important pour les autorités politiques et financières de la République de Chine, de réaliser leur objectif de transformer Taipei en un centre financier régional. Un haut responsable de la Banque centrale de Chine agrée. Selon M. H. Chen, directeur général adjoint des Devises étrangères de cette institution, les banques étrangères en place à Taiwan sont un point essentiel à la transformation de Taipei en un centre financier régional, aussi auront-elles besoin d'user de la monnaie locale. Et leur impossibilité de satisfaire cette exigence diminuera certainement leur volonté de continuer d'opérer à Taiwan, dit-il. C'est pourquoi, il faut les autoriser à ouvrir des comptes en yuan taiwanais à Taiwan. Il n'empêche que c'est une issue à longue échéance. Cette réalisation dépend de la bonne transformation de Taipei en un centre financier régional et de toute la situation économique de Taiwan.
Les analystes se mettent d'accord qu'il y a un besoin urgent d'accéder à la libre circulation du yuan taiwanais à l'étranger. Mais avant qu'il ne soit largement accepté comme une monnaie internationale, il faut tout d'abord que le pays maintienne une forte stabilité intérieure, tant économique que politique. Ensuite, la monnaie devra obtenir quelque préférence dans les milieux d'affaires étrangers. La levée des interdits qui entravent la circulation du yuan taiwanais à l'étranger sera certainement le premier pas vers son internationalisation. Elle est également essentielle pour que Taipei devienne un centre financier régional. Il semble donc préférable et souhaitable de relâcher le contrôle sur le mouvement du yuan taiwanais vers l'extérieur au lieu de se fixer un objectif politique à long terme.
Osman Tseng
Photographies de Chung Yung-ho.
NDLR : Le yuan taiwanais est communément appelé dans les textes anglo-américains nouveau dollar de Taiwan (New Taiwan dollar). C'est probablement dû à la mauvaise traduction du terme chinois yuan en dollar en tant qu'unité monétaire ordinaire. Or, le terme chinois, seul officiel, qui désigne l'unité monétaire chinoise fait partie du lexique français. Pour le distinguer immédiatement de la monnaie américaine et éviter les confusions, nous l'utilisons donc dans la présente revue avec sa qualification locale, yuan taiwanais, dont la dénomination officielle chinoise est littéralement yuan en nouvelle monnaie de Taiwan, seul en cours en République de Chine à Taiwan.