02/08/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Les vols et les cris au-dessus de Formose

01/11/1993
Le boulboul, au plumage noir et au bec rouge, est le héros d'une belle légende de la peuplade des Bounoun de Taiwan.

Pour les peuplades aborigènes, les premières à s'être établies dans l'île de Taiwan, l'observation des oiseaux a une très longue histoire. La seule chose qui se cache derrière cette observation est complètement différente de celles des amoureux des oiseaux et des ornithologues contemporains.

Beaucoup de gens peuvent décrire de mémoire l'histoire d'un oiseau. Mais chez les aborigènes de Taiwan où il existe toujours beaucoup d'oiseaux sauvages, ces derniers font irrémédiablement partie de la mémoire collective. Chez les Bounoun, on raconte qu'autrefois il y a eu de grandes inondations à Taiwan. Quand les terres étaient recouvertes d'eau, seuls les montagnes de plus de 3 000 m se tenaient hors de l'eau. La peuplade Bounoun s'était réfugiée vers le mont Tchouocheu [Chuochih], car le ciel était sombre et de grosses pluies se déversaient continuellement pendant que les éclairs et la foudre sillonnaient le ciel. Du mont Tchouocheu, ils pouvaient voir les forêts denses de cyprès du mont de Jade (Yuchan) qui, frappées par la foudre, s'étaient embrasées. Ils ont alors pensé que, s'ils pouvaient en atteindre les cimes, ils pourraient en ramener du feu pour cuire leurs aliments et se réchauffer. C'était leur espoir de survie.

En effet, ils avaient courageusement lancé beaucoup d'animaux pour traverser les flots jusqu'aux flammes. Mais comme la traversée était longue, le petit bois avait complètement brûlé quand ils pouvaient revenir. Devant la fournaise insupportable, les animaux avaient dû abandonner les torches et se jeter dans la mer. Seul un oiseau, puisqu'il pouvait voler, réussit à rapporter une flamme vive au mont Tchouotcheu, encore qu'il se soit blessé dans cette aventure.

Cet oiseau avait tant fait pour la survie du peuple Bounoun qu'il en eut le bec chauffé au rouge et le corps tout noirci de fumée, mais il pouvait voler au-dessus des grandes forêts de montagne de Taiwan. Telle est la description du boulboul noir à bec rouge, une espèce indigène des forêts formosanes.*

L'hirondelle marque la demeure d'un champion de course à pied au hameau roukaï de Sinhaotcha, près de Outaï, dans le sud de Taiwan.

La création de l'homme, les difficultés de sa survie et les nombreux obstacles qui ont été surmontés sont des problèmes plus ou moins constants dans l'esprit des êtres humains, de sorte que toutes les civilisations ont chacune une version fabuleuse de la génèse de la vie. Selon les théories anthropologiques, l'histoire des Bounoun du « boulboul apportant le feu au-dessus des eaux » aurait ses origines datant de l'époque glaciaire de l'ère quaternaire. En ces temps-là, le niveau des mers s'élevait au fur et à mesure que les glaciers fondaient. On retrouve la même chose au Moyen-Orient avec l'histoire de l'arche de Noé où il est aussi question de la survie des hommes, ainsi que dans de nombreux contes sur la Création. Les Chinois Han ont également tissé la légende de Yu le Grand qui s'était tant dépensé à l'apaisement des flots qu'il passa trois fois devant sa demeure sans même y entrer.

Quant aux aborigènes qui ont longtemps vécu dans les forêts, le milieu où ils vivaient est rempli de la vie des oiseaux. La longue histoire de leur existence peut se comprendre comme des faits d'une constante interaction et d'une coexistence avec la nature. Et les légendes relatives aux animaux donnant naissance à des humains ou à leur magnanimité à l'égard de l'homme dans sa lutte pour l'existence sont aussi richement variées que largement transmises de génération en génération.

L'an dernier, la troupe de danse Porte des Nuages a donné Tirons sur le soleil qui est l'histoire des difficultés rencontrées par la peuplade aborigène des Atayal (habitant le nord-est de Taiwan) lors de leur établissement et de leur développement. Pendant la période plus chaude qui avait précédé l'époque glaciaire et dont la légende chinoise de Heou Yi (le héros qui abattit de son arc et de ses flèches neuf soleils sur les dix dans les cieux) serait contemporaine, la version des Atayal ne place qu'un second soleil dans le firmament. Il y avait donc deux soleils, un au-dessus et un au-dessous, tant et si bien qu'on ne distinguait plus le jour de la nuit. Il faisait une chaleur torride et la maladie se répandait partout. Tous les êtres vivants étaient destinés à une extinction rapide. Pour protéger l'avenir de leurs progénitures, l'oiseau sisilika (nom atayal) qui tient une grande place chez les Atayal suggéra à ce peuple d'abattre d'une flèche un des deux soleils.

Sous sa sage direction, génération après génération, un groupe de valeureux s'en allait en guerre contre un soleil jusqu'à ce que l'un d'eux, parvenu au sommet du mont Tapa, put le décocher. Des nombreuses blessures du soleil reçues de ces guerriers, jaillit du sang tout frais qui gicla dans le firmament en formant les étoiles et sa masse blanche devint la lune. Les plumes de l'oiseau furent aussi tachetées par le sang comme le rappellent les taches rouge pourpré de son plumage. Aujourd'hui, il est impossible de savoir ce qu'était un sisilika. La Porte de Nuages a choisi un faisan de Swinhoe, une espèce unique de Taiwan dont le plumage est d'un bleu flamboyant aux taches violettes.

Dans ces temps antiques où les hommes comprenaient mal les phénomènes naturels, ils étaient à la fois impressionnés par les possibilités « transcendentales » des oiseaux qu'ils craignaient. Quoique de petite taille, les oiseaux pouvaient faire ce que l'homme ne pouvait pas, voler, et ainsi traverser d'immenses espaces où l'homme ne pouvait se rendre. L'homme était jaloux et amer. C'est pourquoi, beaucoup d'oiseaux sont devenus des symboles importants d'un genre ou d'un autre.

Parmi les rites d'initiation des jeunes gens devenant adultes chez les peuplades aborigènes des Roukaï et des Païwan, il faut faire une course à pied. Comme les plus aptes et les plus rapides peuvent en cas de danger retourner au village pour secourir les autres, pour les prévenir d'un danger, ou bien chasser les animaux, un corps sain et robuste est une exigence pour la protection de la peuplade. C'est une vertu considérée nécessaire à tout adulte.

Seul le plus rapide de la tribu a le droit de broder un oiseau sur ses habits. Aujourd'hui, les habitants du hameau de Sinhaotcha dans le village de montagne d'Outaï [Wutai], dans le hsien de Pingtong, ont conservé la coutume de graver des figurines sur les murs extérieurs. Les oiseaux y sont un symbole de vélocité qui a une grande importance dans les sociétés de chasse. Mais seulement sur deux maisons du hameau, on a gravé des hirondelles sur les murs. De même que le plus jeune frère du sculpteur Sakouliou, de la peuplade des Païwan, avait terminé le premier une épreuve d'athlétisme des Jeux taiwanais, il est autorisé à porter cinq plumes de faisan mikado sur sa coiffure alors que Sakouliou, lui-même, n'en a qu'une seule.

Les oiseaux sont également un signe avertisseur chez les aborigènes formosans. On dit que les parents négligents pouvaient voir leurs enfants se métamorphoser en oiseau et voler aux sommets des arbres pour se faire rappeler d'eux. Deux frères de Lanyu, l'île des Orchidées, qui étaient maltraités se sont ainsi transformés en oiseaux et se sont envolés. Un conte atayal décrit une fillette qui s'est transmutée en aigle.


Enfin les enfants qui souffrent beaucoup de sévices rêvent de se changer en oiseau pour partir au loin. En fait, cette échappée spirituelle est la recherche d'un équilibre psychologique, explique M. Hung Tien-chun, anthropologue. Les psychologues modernes se servent plus de leurs conceptions pour tenter d'expliquer cela. Ce modèle d'histoire des oiseaux est un avertissement aux parents irresponsables et une leçon pour toute la communauté.

La plupart des nations et des peuples possèdent de telles légendes. Les significations symboliques exprimées par les oiseaux chez les peuplades aborigènes de Taiwan se retrouvent partout chez les autres peuples. Ainsi, les Chinois ont longtemps pratiqué l'ornithomancie pour décider du bon ou mauvais présage des événements. Un usage similaire a aussi une fonction critique chez les aborigènes formosans.

M. Hung Tien-chun fait remarquer que l'ornithomancie est un trait particulier des civilisations de la famille linguistique austronésienne. Huit des neuf peuplades aborigènes formosanes pratiquent toutes l'ornithomancie, l'exception est les Yami de l'île des Orchidées et, bien sûr, les aborigènes habitant les plaines et les vallées.

Le sculpteur Sakouliou, de la peuplade des Païwan, peut porter une seule plume de faisan sur la tête pour avoir remporté la course d'usage. Toutefois, il peut paraître une piètre figure devant son frère cadet qui, en ayant remporté une épreuve de vitesse au Jeux d'athlétisme de Taiwan, fut honoré du port de cinq plumes!

Bien entendu, les objets de divination comprennent plus que la volaille. Mais, à côté de l'interprétation onirique, les oiseaux restent très importants. Pour toute chose, depuis la construction d'une demeure et la chasse jusqu'à l'ensemencement et les moissons et même pour aller à la mer, la divination par les oiseaux a été invariablement tenue sur des autels spécialement désignés. Si, en chemin, un oiseau évoluait dans un vol interprété comme un mauvais présage, il valait mieux abandonner tout et rentrer chez soi. Des aborigènes qui, enfants, allaient à la chasse avec les adultes peuvent se souvenir de telles scènes divinatoires.

Dans son ouvrage Voyage à travers Formose, le missionnaire presbytérien canadien George Mackay a écrit : « Les aborigènes ont un profond respect et une foi sincère dans les cris et les actes des oiseaux. Ils les consultent chaque fois qu'ils veulent entreprendre une action périlleuse, notamment la chasse. Ils vont à l'orée du village, agitent une branche dans les arbres pour en chasser les oiseaux. Ils ne se mettent en route que si les oiseaux crient et volent dans une certaine direction. Dans le cas contraire, le chef demeure incapable de raviver le courage de ses compagnons pour une expédition. »

Les anthropologues expliquent les sources de ces divinations et interprétations à partir de la curiosité de l'homme et de sa soif de connaissances. Les deux sont des traits psychologiques naturels humains. Mais avant l'âge moderne, les peuples y ont ajouté l'idée d'un monde spirituel et, dans leur surprise devant des phénomènes imprévisibles, ils ont tiré des conclusions qui les ont induit en erreur. Ils en sont venus à donner foi aux diseurs de bonne aventure. Les gestes divinatoires fondés sur ces croyances et les tabous primitifs ont pu se voir un peu partout, exactement de la même manière qu'on respecte la loi dans les sociétés modernes.

Pour les générations aînées, l'ornithomancie possède encore des assises importantes qui régissent les normes de la conduite. Comme ils ont complètement intériorisé le sens du respect et de la terreur de la nature, l'impact est plus grand que les lois ou les institutions modernes. L'ornithomancie a été mentionnée par les Européens au XVIIe siècle. A cette époque, comme on venait de découvrir de l'or à Formose et de l'argent au Japon, une certaine fièvre s'empara de l'Europe pour aller chercher fortune dans les îles de l'Extrême-Orient. En mars 1640, Johan van der Burg, gouverneur hollandais de Formose (1636-1640), avait ordonné à ses hommes de faire voile vers les côtes orientales de Taiwan chez les Pouyouma (région actuelle de Taitong) à partir de Zeekam (aujourd'hui Anping). En cours de route, leur guide Pouyouma entendit le cri d'un oiseau qu'il jugea de mauvais augure. Il persista à faire demi-tour, s'en tenant à sa conviction malgré les implorations des Hollandais. Ces derniers tout perplexes n'eurent d'autre choix que d'annuler leur voyage.

On trouve d'autres descriptions similaires dans Descriptions des modes de vie. Avant une chasse au cerf, on observe et écoute les oiseaux. Selon la longueur et la teneur de leur gazouillement, la forme de leur vol, on détermine l'urgence de l'expédition. Dans Descriptions des coutumes et du folklore des sociétés barbares, on note que l'ornithomancie peut se comparer au fong-choueï (dit vulgairement géomancie) des Chinois lors de la construction d'une maison, d'un pont où le « géomancien » est appelé pour interpréter l'orientation d'un terrain. Précisant que les aborigènes ne connaissent pas du tout la géomancie, ils ont tout de même leurs propres méthodes avant de se décider de la construction d'une maison : ils choisissent également un jour de bon augure d'après les cris des oiseaux.

Le choix de l'oiseau comme symbole de la vélocité le place dans une position tout à fait élevée même si chaque groupe aborigène se sert de différentes espèces d'oiseau pour la divination. Dans le chapitre de l'ornithomancie de l'ouvrage en référence de Lieou Ko-siang, un vénérable ami de la gent ailée, l'auteur explique que les Bounoun scrutaient généralement le petit cratérope pendant que le zostérops qu'on peut toujours voir voler au-dessus du Jardin botanique de Taipei, jouait le rôle divinatoire chez les Atayal. Il reste à expliquer pourquoi un genre plutôt qu'un autre a été ainsi sélectionné. Malheureusement, seuls les Atayal et les Tsaou ont conservé des légendes expliquant l'origine de leur oiseau de prédilection.

Dans la rubrique locale du hsien de Kiayi, on rapporte que, avant que les Tsaou n'aient des arcs et des flèches, ils capturaient les animaux avec des pièges. Un orphelin inventa une fronde et l'utilisa pour abattre les oiseaux et les bêtes, devenant aussi habile qu'un dieu. Plus tard, affaibli et frêle, ne pouvant plus escalader les montagnes, il dit à ses compatriotes : « Quand je mourrai, je deviendrai un oiseau. Si mes cris sont clairs et longs, ce sera un bon signe. Mais s'ils sont faibles et brefs, ce sera un signe de danger. Avant de partir à la chasse, il faudra bien remarquer le ton de ces cris. » A sa mort, ses membres se sont transformés en oiseau, celui que les Chinois appellent aujourd'hui le « pinson des bambous ».

M. Hung Tien-chun qui est allé chasser dans les montagnes avec les aborigènes dit qu'on ne peut pas définir cette pratique dans des termes actuels. La façon dont les aborigènes expliquent les phénomènes naturels suit une logique tout à fait différente.

En fait, l'ornithomancie se fonde sur l'accumulation de sages observations de la nature par les ancêtres des aborigènes. Ainsi, quand l'air est humide, qu'apparaissent des nuages et que la pluie semble imminente, le cri des oiseaux se modifiera. Si on entend ce ton particulier, il vaut mieux rester chez soi. Les études modernes confirment que ce que la plupart des gens prennent pour un son identique a en fait plus de cent variations qui diffèrent selon la saison et l'environnement. Aussi, au lieu d'utiliser leur moyen ordinaire de communication entre eux, une espèce donnée de l'avifaune peut émettre des sons qui lui sont propres. Et l'ornithomancie a bien su observer ces mutations naturelles qui sont rassemblées dans des principes élémentaires et transmis de père en fils. Aujourd'hui, beaucoup de vieilles gens se plaisent à agir selon les vertus de leur almanach, et la société chinoise célèbre des fêtes selon le calendrier luni-solaire chinois. Comme les ancêtres de tous les humains, les premiers habitants de Taiwan ont observé l'épanouissement des fleurs, la chute des feuilles et les cris des oiseaux pour s'en servir de référence avant de prendre une décision importante.

Au printemps, ils labourent la terre et plantent des graines; à la saison des pluies, il est naturel de laisser les petits animaux sauvages se reproduire et grandir. Il est alors dangereux de s'aventurer dans les montagnes à cette saison, on s'abstient donc de chasser. A l'automne et en hiver, après les moissons; à cette époque, les animaux sauvages sont devenus adultes, on peut retourner dans les montagnes et ramener des prises.

L'ornithomancie est en même temps une sorte de calendrier naturel. Les premiers colons de l'île de Taiwan ont beaucoup craint les signes ornithomantiques de mauvais augure et ne se lassaient pas d'en attendre un changement. En ce temps-là, on pouvait se détendre dans la forêt et même s'y amuser, laissant un peu de repos à la nature et à soi-même. Aujourd'hui, comme le rythme de la vie s'est beaucoup accéléré, la pratique de l'ornithomancie de décider d'un repos paraît riche d'un enseignement.

Le sens du respect de la nature qui manque beaucoup à l'heure actuelle fait aussi partie de l'ornithomancie. Les contemporains modernes comprennent parfaitement la nature et l'emploient avec plus d'efficacité que dans le passé. Cependant, le respect à l'égard de la nature n'est pas incompatible avec la compréhension scientifique et technique moderne. Si on considérait seulement la nature comme quelque chose qui ne doit pas être débordée, on la traiterait d'une manière rationelle. Sinon, on ne retient que le sens de l'importance de soi et on exploite la nature de fond en comble.

La civilisation aborigène des légendes et des mythes s'est déjà désintégrée tandis que quelques individus de la vieille génération bien repliés dans les montagnes comprennent et observent toujours les coutumes ornithomantiques. Les oiseaux et les peuplades de Taiwan ont traversé ensemble des milliers d'années sur ce morceau de la planète, mais les générations futures ne pourront le savoir que par des contes.

Chang Chin-ju

(V.F., Jean de Sandt)

Photographies de Vincent Chang.

 

* boulboul, (n.m.) oiseau passereau chanteur, proche du rossignol, de la famille des pycnonotidées. [Par l'anglais, du perse bûlbûl, oiseau chanteur fabuleux d'un conte populaire iranien.]

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