28/04/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

La consommation n'attend pas

01/09/1989
La publicité énorme attire vite les regards.

 

Les décisions politiques d'un gouvernement ont toujours un effet sur la vie de la population, mais nulle part cela n'aura été plus évident qu'en République de Chine après l'ouverture de son marché aux produits étrangers et l'abaissement de ses tarifs douaniers. Vêtements, chaussures, montres, bijoux, voitures, cigarettes, cosmétiques de marques réputées inondent maintenant Taiwan, et rien n'indique que la demande pour plus de variété et de quantité doive s'essouffler. Après avoir pendant des années accumulé une immense épargne, la population de Taiwan est entrée ces dernières années dans le monde de la consommation.

Une cibles des plus intéressantes pour les industriels et les annonceurs de Taiwan, c'est la jeunesse, un marché qui vaut un milliard de dollars américains. Les marchandises importées se taillent une jolie part de ce marché grâce à des publicités onéreuses mais étudiées. Un numéro récent du magazine hebdomadaire du China Times, tiré à 180 000 exemplaires, illustrait bien ce fait : sur 40 pages couleur sur papier fort, 33 concernaient des produits de marques étrangères.

Ce bouleversement dans les habitudes d'achat, dont en premier lieu le désir de dépenser, a créé un nouvel environnement commercial et social tel qu'il pose un défi aux valeurs traditionnelles.

Les jeunes d'aujourd'hui estiment qu'ils ont a de la chance de vivre à Taiwan en cette fin des années 80. Les traditions consacrées, communes aux sociétés agricoles mettaient l'épargne personnelle au-dessus de tout. L'industrialisation de l'île pendant trente ans fit peu pour modifier cette façon de penser. Mais la société de consommation finit par arriver, et les adolescents de Taiwan ont accueilli cette venue avec autant de chaleur que dans les autres nouveaux pays industriels (NPI).

Les modes de consommation individuelle ont été fortement influencés par l'évolution macro-économique. Les réserves de devises étrangères de la République de Chine estimées à 76 milliards de dollars américains ont amené des pressions internes et externes, soit pour une plus forte dépense, soit pour un plus grand investissement de capitaux. Jusque récemment, ces deux issues demeuraient limitées, le marché n'offrant qu'un choix restreint de produits à acheter et le climat à l'investissement local étant assez morose.

Les décideurs ont commencé à s'attaquer sérieusement au problème tandis que l'environnement économique marque déjà des changements. Le gouvernement encourage actuellement les industriels taiwanais à investir à l'étranger, notamment chez les partenaires dont la balance commerciale avec Taiwan est déficitaire. Une nouvelle législation et une réglementation mieux adaptées doivent faciliter ces placements de fonds. Enfin, le marché intérieur s'est progressivement ouvert aux produits étrangers ces quatre ou cinq dernières années. Tout cela a entraîné une saine concurrence et donné un choix plus large aux consommateurs qui ont désormais des ressources, grâce en partie au produit national brut en croissance constante et à la revalorisation de la monnaie taiwanaise.

Dans les années 70, le niveau de vie a commencé à s'élever sensiblement et la population, non sans peine, a dû s'adapter aux schémas d'une société industrielle, et non plus agricole. L'aisance des foyers ruraux, une meilleure alimentation, l'extension des soins médicaux avaient encouragé les grandes familles. Mais, elles ont éclaté alors que leurs membres s'installaient dans les villes en quête de travail ou de formation.

La génération de jeunes âgés entre 15 et 19 ans est née dans l'opulence nouvelle des années 70 et forme aujourd'hui près de 32% de la population totale. Mais l'influence de ces jeunes sur l'ensemble de la société va bien au-delà du nombre puisqu'ils ont grandi dans un environnement entièrement différent de celui de leurs parents.

Bien sûr, les parents pendant leur jeunesse ont fréquenté l'école, ont fait du sport, se sont amusés ensemble, ont lutté en groupe et individuellement. Mais ceux qui ont aujourd'hui la trentaine ont déjà l'impression que le fossé qui les séparent des adolescents d'aujourd'hui est en fait un précipice béant. En effet, quelle attitude prendre devant la « Madonna-manie » dans des clubs enfumés et balayés par des projecteurs laser, devant de jeunes bateleurs qui attirent tous les passants à la sortie du fast-food Kentucky au quartier animé de Ding Hao, ou devant de fougueux motocyclistes aux cheveux hirsutes et faisant la course dans les rues sur leur nouvelle suzuki? Il s'agit d'un monde absolument nouveau que rien dans la tradition chinoise ne peut aider à comprendre.

La jeunesse actuelle a également son nouveau vocabulaire où se retrouvent les grands noms des marques étrangères. Ils parlent des avantages des cosmétiques Shiseido, Yves Saint-Laurent (YSL) ou Christian Dior (CD), des vêtements Hang Ten, Scoop, Esprit, Benetton ou G2000, des chaussures Adidas, Converse ou Reebok. Ici, on achète un baladeur, là une chaîne hi-fi Pioneer. Vendons, vendons, vendons. Achetons, achetons, achetons. Rien d'étonnant que les plus âgés soient à la fois si surpris et consternés.

Mais en fait, les adultes ont rejoint cette ruée vers la consommation. Les jeunes ne sont qu'une partie de cette population impatiente de comparer les avantages respectifs des produits étrangers et de se vanter du prix payé.

Les gadgets de toutes sortes sont maintenant à la disposition des jeunes.

La configuration et le contenu de la culture des jeunes, ainsi que les conflits de valeurs qui s'ensuivent intéressent non seulement les sociologues, mais aussi les spécialistes de la commercialisation et les hommes d'affaires. Ils suivent de très près ce mouvement pour le stimuler et en tirer profit. On évaluera chez les jeunes l'argent de poche ou les sources de revenu disponibles, les habitudes de consommation, la réputation des produits parmi eux et l'influence de la publicité.

D'après une étude publiée en juillet 1988, le pouvoir d'achat des jeunes âgés de 13 à 19 ans a dépassé 7,5 milliards de dollars américains dans une année. Les dépenses se sont surtout axées sur les cassettes, le fast-food, les vêtements, la papeterie, le cinéma et les centres de vidéofilms. D'autres enquêtes ont confirmé que les jeunes achetaient plus volontiers que les adultes des vêtements de sport, des maillots de bain, des marchandises de haut coût, comme une motocyclette, un ordinateur individuel (OI) ou un baladeur perfectionné.

De nouvelles façons de se distraire ont créé des problèmes de société. Même si la loi de la protection de la jeunesse interdit aux moins de dix-huit ans de pénétrer dans les établissements qui disposent des divertissements tels que les vidéojeux ou le pachinko, ou dans les restaurants possédant un équipement karaoke, la loi est largement violée, et bien souvent avec le consentement des parents.

Le pachinko, un nouveau venu du Japon, est une machine à sous fonctionnant avec des billes d'acier. Le karaoke, provenant aussi du Japon, est un ensemble accoustique hi-fi qui émet une orchestration et permet à un exécutant de chanter sur une petite scène ainsi arrangée. L'appareil peut également évaluer les performances du chanteur. Le chant est généralement d'autant plus tonitruant qu'il est amplifié par des enceintes accoustiques et une généreuse absorption d'alcool.

Les parents d'élèves se sont beaucoup émus de l'invasion des salles de vidéojeux et de pachinko dans les quartiers résidentiels et autour des établissements scolaires ou universitaires. Ces derniers se sont notamment révélés des lieux de réunion peu sympathiques et des bouillons de culture pour la délinquance.

Au début de cette année, des étudiants ont pris part à des protestations contre cette invasion. Les étudiants de l'Université Chung-yuan à Tchongli [Chungli] manifestèrent avec succès puisque tous ces établissements furent expulsés du campus. Cette manifestation pacifique était motivée par plusieurs incidents qui avaient eu lieu un peu plus tôt, comme le tapage nocturne, plusieurs vols dans les chambres et surtout le fait qu'un étudiant avait été battu à mort sur le campus. Mais de telles réactions sont restées le plus souvent lettres mortes. Le manque de responsabilité des parents d'élèves rend malheureusement inefficace l'application de la loi interdisant l'admission des jeunes dans ces établissements.

« Les jeunes qui aiment la musique ne deviendront pas forcément mauvais, dit M. Wang Ching-chieh, directeur pour le nord de la Kung Nan Company, une librairie-papeterie qui compte 14 points de vente. Ils constituent notre cible. Au début, nous voulions centrer notre activité sur les livres, avec en supplément les cadeaux, les disques et les cassettes, mais les résultats sont assez inattendus. Les meilleures ventes sont les cassettes pop. La vente quotidienne d'un nouvel album d'un chanteur en pleine vogue peut dépasser le millier d'unités, sans compter les autres chansons primées au hit-parade. Nos clients sont d'abord les jeunes. Ils hésitent rarement à acheter ce qui les intéresse et sont assez généreux dans la dépense. »

La publicité excite les désirs des consommateurs à Taiwan comme partout ailleurs. Les hommes d'affaires n'hésitent pas à y investir. Le marché de la publicité est passé de 42,31 millions de dollars américains en 1967 à 303,85 millions l'année dernière. Bien qu'on puisse reprocher à la publicité d'être à l'origine des changements dans les valeurs traditionnelles, il faut reconnaître qu'elle continue de jouer justement s.ur ces valeurs éprouvées de longue date pour vendre les produits. L'importance donnée à la famille et aux liens sociaux apparaît dans de nombreuses annonces tandis que le succès personnel ou la spécificité individuelle y sont au contraire minimisés.

Mais selon M. Sam Jeng et ses collègues, de l'agence de publicité Ideology, de nouvelles tendances se font jour dans la publicité. Il en veut pour preuve la campagne publicitaire que sa société a réalisée pour les chewing-gums Stimorol qui se lancent à l'assaut de la marque Wrigley qui domine le marché taiwanais.

Les chewing-gums proposent quatre saveurs, en quatre couleurs différentes : vert, jaune, rouge et orange. Les annonces visent différents types de clients selon l'âge et le sexe. Trois des quatre publics-cibles sont des jeunes, l'autre les cols blancs. Pour encourager certains groupes à acheter différents parfums de chewing-gums, M. Jeng explique qu'il prend en compte ces forces puissantes qui modèlent les motivations des consommateurs, leur mode de vie et leur choix.

Pour Mme Sheu Shun-ying, l'imaginative directrice d'Ideology, les annonces doivent être informatives et stimulantes. Il faut laisser le public libre d'imaginer et d'associer en introduisant des idées critiques, des sujets controversés ou même en touchant à certains tabous sociaux. Une annonce commerciale qui a bien marché, par exemple, montre un étudiant expulsé pour avoir offensé les autorités de son université.

Les boutiques pour les jeunes où les parents semblent avoir perdu tout pouvoir de décision.

Elle se plaint que la réglementation et la pratique des autorités en matière de publicité restreignent parfois la créativité, mais la seule chose qu'elle puisse faire est de formuler ses annonces à la limite des critères moraux « établis ». A de nombreux égards, la nouvelle société de publicité est du côté de la jeune génération par sa façon de faire beaucoup plus individualiste et critique que celle des générations plus âgées.

Les tendances de la publicité indiquent bien que la jeunesse de Taiwan est modelée par les media d'une manière tout à fait nouvelle. En conséquence, la culture chinoise et la sous-culture des jeunes bougent. Il y a bien longtemps l'enseignement classique destiné au passage aux examens officiels constituait la route obligée pour qui voulait grimper dans l'échelle sociale. Puis, dans le même esprit, les jeunes se consacraient à leur formation universitaire et comptaient uniquement sur elle pour obtenir le poste convoité dans la fonction publique. Ils fondaient aussi leur sens des valeurs sur leur capacité à servir leur pays tout en acquérant une position personnelle. Aujourd'hui, la fonction publique n'est plus considérée comme la carrière de l'élite ni celle la plus prestigieuse. Récemment, la candidature à l'examen de la fonction publique a sensiblement décliné, indiquant clairement le changement des valeurs.

Aujourd 'hui, des carrières autres que la fonction publique offrent des salaires beaucoup plus enviables et mènent au prestige avec l'accession à un niveau de vie plus élevé. Les jeunes manifestent des habitudes de consommation beaucoup plus matérialistes, surtout si on les compare à celles de leurs aînés. Leur décision dans le choix d'une carrière risquent de se fonder sur des considérations salariales et financières beaucoup plus que sur la notion traditionnelle du prestige social. En fait, c'est la notion même du statut social qui apparaît flottante, comme dans la plupart des pays industrialisés.

Cette évolution n'est pas nécessairement négative. Que les jeunes s'intéressent davantage aux affaires ou aux techniques, et leur compétence aidera à la modernisation et au développement industriel et post-industriel du pays. En se préparant à entrer dans les industries de services ou de production, ils assureront la poursuite du développement de l'économie nationale.

Les jeunes restent certes de grands consommateurs, comme le seront à leur tour leurs enfants. Faire des affaires avec les jeunes n'est jamais démodé, remarque M. Wang Ching-chieh. Les générations aînées ont beau se plaindre que les jeunes soient hédonistes dans la recherche incessante de consommer, en fait, ils observent la tendance universelle qui vient seulement de prendre racine sur le sol de Taiwan. Pour la jeunesse actuelle, du moins, c'est là une page nouvelle et excitante de la longue histoire de la culture chinoise.

 

Photographies de Chang Liang-kang et Leung Wai-wah.

Les plus lus

Les plus récents