06/06/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

L’aventure des trésors

01/09/1998

Le Musée national du Palais, qui se trouve à Waishuanghsi, dans la périphérie nord de Taïpei, abrite une impressionnante collection de trésors de l’art chinois constituée pendant plus d’un millier d’années. Durant la première moitié du XXe siècle, une période très tourmentée de l’histoire de la Chine, quelque 200 000 des plus belles pièces de l’art chinois ont effectué un long périple semé d’embûches à travers le pays pour échapper aux destructions de la guerre. Parties de la Cité interdite, à Pékin, en 1933, ce n’est qu’en 1965, soit 32 ans plus tard, qu’elles sont parvenues à leur destination finale, à Taïpei.

On dit qu’au beau milieu du firmament, se trouve une constellation immobile de couleur violette ; c’est là que réside l’Empereur du Ciel. Sur la Terre, se trouve la demeure du Fils du Ciel, la Cité interdite, inaccessible à ses sujets. En son sein, à l’abri des regards du commun, étaient conservés depuis des siècles nombre de précieux trésors inconnus. Malgré la fondation de la République, en 1912, le dernier empereur Ching, Pu-yi, continua de résider dans la Cité interdite. Les trois grandes salles situées à l’avant des appartements privés de l’empereur — Tai-ho, Chung-ho et Pao-ho — furent placées sous la juridiction du ministère de l’Intérieur qui les convertit en Musée national (aussi appelé Centre d’Exposition des Anciens Trésors). La collection fut complétée par des objets d’art venus du pavillon de chasse des Ching en Mandchourie, le Palais de Moukden, et du Palais d’été de Jehol. Après que l’empereur déchu Pu-yi eut été expulsé de la Cité interdite, en novembre 1924, un comité spécial fut créé pour recenser et classer les pièces de la collection impériale. Le Musée national du Palais ouvrit officiellement ses portes dans la Cité interdite le 10 octobre 1925, date à laquelle ces œuvres uniques furent enfin exposées à la vue de tous. Mais, six ans après, à l’approche des troupes japonaises qui avaient envahi la Mandchourie en 1931, les pièces les plus précieuses furent emportées dans le plus grand secret hors du Palais, où elles avaient été conservées pendant des siècles. Elles entamèrent alors l’un des plus étranges et des plus fascinants voyages des annales de l’histoire de l’art.

Dès les premiers temps de son ouverture, le Musée national du Palais rencontra un grand succès : les visiteurs devaient affronter une longue attente avant de pouvoir y pénétrer. Parvenue à l’intérieur, la foule qui se pressait dans ses salles avait à peine le temps d’admirer les trésors qu’elle était déjà poussée vers la sortie ! Mais, à la suite de l’Incident de Moukden, le 18 septembre 1931, qui marqua le début de l’invasion de la Mandchourie par les Japonais, la guerre éclata dans le nord-est de la Chine. Les visiteurs se firent plus rares dans les salles du musée. Commença bientôt, à la porte de Shenwu, la porte du Nord de la Cité interdite, un étrange ballet de camions apportant des caisses vides, ce qui ne manqua pas de soulever la curiosité des badauds. N’ignorant rien de l’ambition des Japonais, les responsables du musée craignaient qu’ils ne portent la guerre à Pékin. Ils procédèrent donc au tri des plus belles pièces afin de les éloigner du danger, persuadés qu’il suffirait d’attendre que la situation redevienne normale pour les réinstaller. La décision prise, le personnel se lança dans l’emballage des précieux objets. La direction sollicita même l’aide d’antiquaires, spécialisés dans le transport de ces œuvres fragiles.

La décision d’éloigner les trésors n’était pas du goût de tous, certains jugeant prioritaire le sauvetage du pays et de sa population. Il n’était pas rare que le personnel du musée reçoive des menaces de mort par téléphone ! Mais la situation qui se détériorait chaque jour semblait rendre plus urgente l’évacuation des œuvres. En restant sur place, la population pouvait aider le gouvernement à lutter contre l’ennemi ; le territoire aujourd’hui perdu serait demain reconquis ; en revanche, la disparition de ces trésors millénaires serait irrémédiable.

L’ordre de préparer le départ fut donné au personnel du musée le 4 février 1933. La nuit du 5 au 6, la circulation fut interrompue aux portes de l’Est et de l’Ouest de Pékin. Des files de brouettes chargées d’objets précieux quittèrent la Cité interdite pour se diriger vers la gare selon un itinéraire étroitement surveillé.

Tôt le lendemain matin, des piles de caisses scellées, longues de 90 cm et hautes de 45 cm environ, furent chargées sur deux trains à destination de Pukow, ville située sur la rive gauche du Yangtze, en face de Nankin. A chaque arrêt pour un approvisionnement en eau ou en charbon, les convoyeurs couraient de wagon en wagon pour vérifier que les scellés n’avaient pas été violés ! A Pukow, aucun lieu de stockage n’ayant été prévu, les caisses restèrent à bord des trains, dans l’attente de nouvelles instructions. Ce ne fut qu’un mois plus tard que vint l’ordre d’évacuer les œuvres d’art à Shanghai, par bateau. Les 19 557 caisses chargées de céramiques, de jades, de bronzes, de peintures et autres objets précieux furent donc divisées en cinq lots et envoyées à Shanghai où elles trouvèrent refuge dans un entrepôt de sept étages. On procéda alors à leur inventaire.

L’insécurité régnant dans la ville, des mesures de protection exceptionnelles furent prises pour garder les trésors. Une première alarme reliait ainsi le poste de surveillance du bâtiment au commissariat de police le plus proche. Une seconde avait été installée à l’entrée de l’entrepôt dans lequel on ne pouvait pénétrer sans la désamorcer.

Les trésors restèrent plus de trois ans à Shanghai. La construction d’un nouvel entrepôt prévu pour les recevoir à Nankin fut achevée en novembre 1936. Ce bâtiment, équipé d’un système de chauffage à thermostat, se trouvait au pied d’une colline qui le préservait des bombardements. En décembre, les œuvres d’art conservées à Shanghai furent divisées en cinq lots et acheminées par train jusqu’à Nankin. Malheureusement, l’Incident du Pont Marco Polo, près de Pékin, le 7 juillet 1937, vint interrompre l’organisation d’une exposition. Pékin tomba aux mains de l’ennemi le 29 juillet. Le 13 août, des combats éclataient à Shanghai, et Nankin était menacée.

Il fallut de nouveau évacuer les trésors vers l’Ouest. Trois lots furent alors constitués. Le premier lot de 80 caisses contenant les objets les plus précieux partit pour la Bibliothèque de l’Université du Hunan, à Changsha, le 14 août 1937. Peu après, la gare de Changsha était bombardée et les œuvres détournées en toute hâte sur Kweiyang. La bibliothèque de Changsha où elles avaient séjourné fut elle-même détruite par des bombardements 24 heures plus tard !

En novembre, le gouvernement s’installa à Chungking, dans la province du Szechuan. Nankin tomba aux mains de l’armée japonaise le 13 décembre. Le sort des objets d’art qui avaient été déposés à Kweiyang redevenait un sujet d’inquiétude. Un nouveau déplacement fut donc organisé, en direction des grottes de Huayen, au sud d’Anshun, dans la province du Kweichow. Ce fut une longue escale, les trésors devant demeurer cinq ans à Anshun ! Lorsque les Japonais pénétrèrent dans le Kweichow, le gouvernement dût envoyer des forces armées pour déménager le lot dans un lieu plus sûr.

Entre-temps, sur les milliers de caisses qui étaient restées à Nankin, quelque 2 000 furent chargées sur un bateau en partance pour Hankow. La décision fut prise avec une telle rapidité que les convoyeurs, dont certains étaient accompagnés de leurs familles, n’eurent que quelques heures pour faire leurs bagages. Il fut décidé, en accord avec les responsables du Musée national du Palais restés à Pékin, que les objets d’art seraient évacués par voie fluviale et par voie de terre. Des camions furent loués auprès de la plus haute commission du ministère de la Défense, tandis que des bateaux étaient affrétés auprès de commerçants anglais. Les opérations se déroulèrent dans des conditions difficiles, sous le harcèlement des avions ennemis et dans la crainte des vols.

Le personnel resté à Nankin pour assurer l’évacuation du troisième lot d’objets d’art travaillait dans la hâte. Dès que leur parvenait la nouvelle qu’un bateau ou qu’un véhicule était disponible, les employés du musée œuvraient jour et nuit au déménagement, prenant à peine le temps de se nourrir. Lors des grandes alertes, ils quittaient l’entrepôt pour aller se réfugier dans les caves. Ceux qui se trouvaient stationnés à la gare ou au port passaient la nuit sur place. Quand aucune camionnette n’était disponible, ils dormaient dans un wagon vide et lorsqu’un train arrivait, ils le réquisitionnaient et se lançaient dans le chargement. En cas d’alerte, la seule solution pour eux était de se cacher sous un wagon !

Les caisses convoyées par voie de terre avaient pour destination Paoki, dans la province du Shensi. La précieuse collection trouva temporairement refuge dans deux temples, le temple de Kuanti et le temple de Cheng Huang, tandis que des grottes étaient creusées sans perdre de temps. Malheureusement, on s’aperçut après leur achèvement qu’elles étaient trop humides pour recevoir les trésors ! Alors qu’aucune décision n’était encore prise sur la conduite à tenir, l’ordre vint d’acheminer la collection à Hanchung. Le défi à relever était de taille : aucune ligne ferroviaire ne reliait Paoki et Hanchung, et une camionnette ne pouvait transporter plus de 20 caisses à la fois. Trois cents voyages seraient donc nécessaires pour déménager les 7 000 caisses. De plus, pour se rendre d’une ville à l’autre, il fallait traverser les montagnes Tsinling, d’une altitude dépassant parfois 3 000 mètres. Enfin, pour compliquer encore la situation, l’hiver était déjà bien avancé et les intempéries rendaient la route glissante et dangereuse.

Des véhicules furent réquisitionnés. Rien, sinon leur bonne étoile, ne pouvait prémunir les convoyeurs contre les risques encourus. Dans les premiers temps, l’entreprise se déroula sans encombre. Mais une section de la route finit par s’effondrer sous les fortes chutes de neige. Les camionnettes furent bloquées dans un minuscule village pourvu d’un unique petit restaurant ne préparant que des nouilles. Fort logiquement, les tarifs se mirent à grimper en flèche, et la perspective d’une pénurie de vivres ne tarda pas à se présenter. Les responsables du chargement proposèrent alors une forte somme d’argent dans l’espoir de trouver un volontaire pour aller ravitailler le convoi. Un chauffeur accepta et partit en compagnie d’un responsable du musée au volant d’une camionnette dont les roues étaient équipées de chaînes. Ce fut une aventure dangereuse, la route, dissimulée sous une épaisse couverture neigeuse, étant invisible. A plusieurs reprises, le véhicule manqua de peu de chuter dans un précipice ! Il parvint finalement à destination. Le ravitaillement effectué, les volontaires de cette mission-suicide reprirent la route et réussirent à rejoindre Paoki.

Il fallut 48 jours pour achever le convoyage des trésors à Hanchung, où la guerre faisait déjà rage. Une mauvaise nouvelle parvint aux oreilles des responsables de la cargaison : l’endroit prévu pour entreposer les objets précieux, un temple, avait été détruit par une explosion. Un nouvel ordre arriva, en provenance du Yuan exécutif. Il fallait transporter les caisses jusqu’à Chengtu, dans le Szechwan ! Une fois encore, l’expédition relevait du prodige : le parcours de 525 km incluait la traversée de 5 rivières en bac puisqu’il n’y avait pas le moindre pont !

Il fut estimé qu’il faudrait deux jours à chacun des véhicules pour faire le trajet. En fait, dix mois furent nécessaires pour achever cette mission qui paraissait à bien des égards impossible. L’expédition fut pénible : outre les difficultés qu’ils durent résoudre pour trouver des véhicules et de l’essence, les convoyeurs durent aussi s’adapter à des conditions de vie éprouvantes (déplacements sur des routes en fort mauvais état, logement dans des endroits insalubres, nourriture fort sommaire, etc.). A plusieurs reprises, des camions se renversèrent. Mais, par miracle, il n’y eut ni dégâts ni blessés.

Le convoi finit par atteindre Chengtu. Arriva alors la nouvelle du bombardement de Chungking, à quelque 300 km à l’est. Il fut donc décidé de mettre les trésors en sûreté à Omei, à 150 km en direction du sud-ouest. Ce fut la fin du voyage pour cette première partie du troisième lot des trésors du Musée national du Palais qui demeurèrent dans cette ville jusqu’à la fin de la guerre. Ce voyage, entamé le 8 décembre 1937 et achevé le 11 juillet 1939, avait duré 19 mois. Les gardiens des trésors avaient quitté Nankin moins d’une semaine avant le sac de la ville par les troupes japonaises !

La seconde partie du troisième lot de la collection, transportée par voie d’eau, fut chargée sur un bateau en partance pour Hankow, le soir même du jour où les Japonais entrèrent dans Nankin. La ville était déjà en proie à la terreur et à la confusion. Des milliers de gens cherchaient à s’enfuir. Les convoyeurs s’employèrent à protéger les trésors et à repousser tous ceux qui tentaient de monter à bord. Le bateau partit avec 9 369 caisses en direction de Hankow. Cette ville étant aussi menacée, le convoi dut poursuivre son voyage jusqu’à Chungking. Mais cette dernière subissant elle-même des bombardements, il fut finalement décidé d’entreposer les caisses à Loshan, où elles arrivèrent en septembre 1939. Leur débarquement ne fut pas une mince affaire : il fallait les décharger sur des jonques qui étaient ensuite halées jusqu’à la rive. Le câble remorquant le bateau où se trouvaient les dernières caisses de la collection, ainsi que les convoyeurs, se rompit soudainement. A la frayeur générale, la jonque fut alors emportée par le courant. En toute logique, elle allait finir sa course au confluent de deux bras de rivière, à l’endroit même où des bateaux venaient se fracasser tous les ans. Mais, comme par miracle, elle bifurqua soudainement vers la rive avant de s’échouer sur un banc de sable.

C’est ainsi que 13 484 caisses de ces œuvres inestimables trouvèrent finalement un abri sûr en attendant la fin de la guerre. Le 6 mars 1947, la collection, répartie à Anshun, Omei et Loshan, fut rassemblée à Chungking où elle demeura trois mois, dans l’attente de la remontée des eaux du Yangtze. Pendant ces longues semaines, les conservateurs du musée passèrent le plus clair de leur temps à quatre pattes, afin de vérifier à l’aide de lampes de poche que les termites ne s’attaquaient pas aux caisses ! Quand le temps fut venu de reprendre la route, la collection fut chargée sur un bateau en partance pour Nankin. Les trésors furent déposés dans le Musée national de cette ville le 9 décembre 1947. La première exposition d’après-guerre fut organisée au printemps suivant. Une foule nombreuse vint admirer ces trésors miraculés qui avaient échappé aux hasards de la guerre.

Six mois plus tard, la situation se dégrada à nouveau. Les communistes menaçaient Nankin. En novembre 1948, le gouvernement pris la décision de transférer la collection à Taïwan. Trois bateaux furent affrétés dès le mois suivant : le Chungting, le Haihu et le Kunlun. Outre les trésors du Musée national du Palais, ces bâtiments transportaient également des œuvres d’art et des documents du Musée national de Nankin, de la Bibliothèque nationale, de l’Academia Sinica et du ministère des Affaires étrangères, soit plus de 5 000 caisses. Le Kunlun partit en dernier, dans le froid et la pluie, le 29 janvier 1949, l’avant-veille du Nouvel An chinois. Ayant entendu dire qu’il se rendait à Taïwan, une foule de réfugiés, pour la plupart des parents de militaires cherchant à fuir les communistes, prirent le bateau d’assaut, occupant totalement l’un des entreponts. L’amiral Kwei Yung-ching tenta de convaincre les passagers de descendre. Mais, accueilli par un concert de cris et de lamentations, il se résolut à faire ouvrir toutes les cabines afin de libérer un maximum d’espace pour accueillir les réfugiés. Les caisses contenant les trésors du Musée national du Palais furent réparties entre les entreponts, les ponts, le restaurant, l’infirmerie, etc. Sept cents d’entre elles durent cependant être abandonnées sur les quais.

La collection fut enfin réunie dans le port de Keelung, dans le nord de Taïwan, le 22 février 1949. Elle fut d’abord transférée à Peikou, dans le hsien de Taichung, puis conservée dans des grottes situées près de Wufeng en avril de l’année suivante. En 1957, une petite galerie y fut construite pour exposer certaines des œuvres. C’est en novembre 1965 que les 238 951 objets intégrèrent le bâtiment Chungshan de Waishuanghsi, à Shihlin, quartier périphérique de Taïpei, 32 ans après avoir quitté la Cité interdite pour entamer un voyage de plus de 10 000 km.

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