09/06/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

L’art de la fugue

01/07/2000

’ai rencontré Huang Hsiao-yen à Paris un jour de janvier 97. Les fontaines étaient gelées, le ciel cassant comme du verre. Dans le studio du dramaturge Hong Hong et de sa femme, à la Cité des arts, l’air était glacial pour moi qui rentrais de Taïwan, et la soupe de bœuf aux nouilles assaisonnée de tofu fermenté était un retour à la vie. J’avais en face de moi des Taïwanais devenus Parisiens, qui parlaient du dernier film, du dernier opéra, de la dernière exposition à Beaubourg, avec animation. C’était moi l’étrangère

Huang Hsiao-yen est rentrée à Taïwan en 1998, après dix passés à Paris, où elle a appris le français (sans accent), fait Arts déco puis suivi des cours aux Beaux-arts. Mais surtout elle a vécu, regardé le ciel et les toits de Paris, fendu la transparence de l’air, soupesé l’immobilité de la Seine…

Huang est rentrée avec dans ses bagages une moisson de toiles intimistes, « personnelles » aime-t-elle dire. Une exposition solo au mois de juin dernier, à la galerie Ever Harvest, à Taïpei, livrait un aperçu de son œuvre récente, peintures réalisées à Paris et à Taïpei. Des mémoires de voyage, dit-elle. Ces toiles, reconnaît Huang, ont une personnalité mélancolique, isolée – ce sont en quelque sorte des autoportraits. « Il y a des gens qui, lorsqu’ils me rencontrent pour la première fois, me disent que c’est comme ça qu’ils m’imaginaient en voyant mes tableaux. C’est le plus beau des compliments. »


L’art de la fugue

Griffonner la vie, 1993-94, matériaux divers, 22 x 22 cm.

L’accrochage de ce mois de mai mêlait les huiles sur toile réalisées à Paris, en demi-teintes, et celles, plus récentes, aux couleurs violentes, composées à Taïwan. « Ici, j’utilise des couleurs plus vives à cause des néons et du climat. La lumière, le degré d’humidité de l’air ont une influence évidente. A Paris, de ma fenêtre, j’avais la vue sur les toits gris... Si je faisais la même chose ici qu’à Paris, ça serait maniéré. »

Dans les masses d’ocre, de gris-bleu ardoise, de vert amande, dont la texture parfois sablonneuse rappelle Antoni Tàpies, se fondent des formes récurrentes (cercles, grilles, points, escaliers…) comme ressurgies des profondeurs. On y trouve moins le travail de mix media, de collage et d’intégration d’objets (souvent des petits baigneurs désarticulés, démembrés, décapités), qui caractérisait les œuvres des années 93-94. En revanche, occasionnellement, des mots de français presque incantatoires débordent de la toile, contribuant à leur donner un effet de suspendu dans le vide, de légèreté. Cette qualité fugitive de sa peinture suggère un travail de l’inconscient, à la manière du stream of consciousness développé à l’écriture par Virginia Woolf. Huang esquisse des gestes, des formes, avec un certain abandon, puis passe à autre chose comme si elle laissait son esprit vagabonder, planer au-dessus d’une matérialité trop pesante.

Ces formes récurrentes suggèrent une influence de Claude Viallat et du groupe Supports/Surfaces. « J’ai pris l’habitude de retravailler à l’intérieur de ces éléments parce j’aime leur simplicité. » Répétitions, contrepoints ressurgissent, composant un lancinant thème de fugue. On trouve dans la peinture de Huang ce mélange d’éléments picturaux, du langage et de l’inconscient caractéristiques de Cy Twombly. « Mais le plus important, c’est la composition, la couleur, la lumière. »

Les huiles sur toiles accrochées aux cimaises de la galerie Ever Harvest laissaient un peu de place à quelques planches à l’aquarelle et au crayon. Un bol du Viêt-nam ramené par un ami. Une pince-monseigneur. Une agrafeuse. Un paquet de café. « Ces petits dessins, c’est plus intime, ça n’est pas pour les marchands d’art, dit Huang. Ce sont les objets qui m’entourent : mes cigarettes, mes outils, même les tongs que je porte aujourd’hui, dit-elle avec un sourire, en soulevant le bas de son pantalon…

Des objets inanimés, un cendrier rempli de mégots – pas âme qui vive. « Oui, parce que je suis seule. A Paris j’avais un chien – et même un copain… – mais ici, il fait trop chaud. Les plantes, je les laisse mourir. » Huang vit en spartiate, sans climatiseur ni télévision, comme si elle était en transit. Un transit qui est peut-être aussi affectif. Pour Huang Hsiao-yen, séparée depuis peu de son alter ego le peintre Tao Wen-yueh [>>§Â©®], le retour à Taïwan est aussi un retour vers soi, peut-être un nouveau départ artistique. Ces inventaires sont-ils une façon de s’approprier l’espace retrouvé grâce à cette séparation ?


L’art de la fugue

Shihmen, 1998, matériaux divers sur bois, 61 x 120 cm.

L’art de la fugue

Damsui, 1998, matériaux divers sur bois, 50 x 95 cm.

L’art de la fugue

Tahsi, 1998, matériaux divers sur bois, 50 x 95 cm.

Huang avait pris le rythme parisien. Elle a exposé plusieurs fois à Paris, notamment en solo à l’Espace du Bateau-Lavoir ou à l’Hôtel de Ville d’Issy-les-Moulineaux, et participé à de nombreuses expositions collectives et salons. Mais son public, elle le reconnaît, est plutôt à Taïpei. « En France, les galeries acceptent rarement d’exposer des artistes asiatiques, parce qu’ils ne trouvent pas de clientèle, ou uniquement des clients asiatiques. Les amateurs d’art ont une préférence normale pour les artistes de leur propre pays, parce qu’ils se sentent plus proches d’eux. » Huang a bien vendu quelques toiles à des Français, mais c’est à Taïpei qu’elle a exposé le plus souvent, toutes ces années, ce qui est le cas pour la grande majorité des artistes expatriés. Huang a finalement dû faire un choix : continuer à papillonner à Paris, ou rentrer gagner sa vie. « Pour créer on a parfois besoin de la douleur, mais quand même, il faut survivre ! » Elle enseigne donc à l’Académie nationale des beaux-arts de Taïwan, à Panchiao, près de Taïpei.

Détail étonnant à Taïwan, Huang a un agent, une perle rare qui s’occupe de tout ce que les artistes détestent en général – et même d’un peu plus. « Falco est un ami d’enfance. Il m’aide pour les papiers, la promotion, etc. Il fait même la cuisine, c’est comme un "housekeeper" ! » Huang éclate de rire. « En fait, dit le peintre en retrouvant son sérieux, j’ai besoin d’un agent pour négocier avec les galeries, qui ne sont pas très correctes. Elles ne s’occupent pas bien de leurs artistes, parce qu’elles ne s’intéressent pas vraiment à eux. » Ce désintérêt a une raison structurelle assez évidente : les galeries changent trop souvent de direction pour suivre une réelle politique artistique. Chaque directeur apporte en général avec lui son cortège de protégés, et laisse tomber les artistes dont s’occupait la galerie avant son arrivée. « De toute façon, ce sont souvent des gens qui n’y connaissent pas grand-chose », ajoute Huang, sans concession.

Le manque de professionnalisme des marchands d’art taïwanais s’explique en partie par les règles fiscales du pays. Ouvrir une galerie d’art permet aux grosses sociétés, sous couvert de mécénat, d’obtenir de généreuses exonérations d’impôts. Telle grande galerie d’art de Taichung a par exemple été fondée par un gros fabricant de chaussures, telle autre à Taïpei par un magnat ayant fait fortune dans l’ananas. L’amour de l’art n’a pas toujours sa place dans cette mécanique comptable.

A cette situation déjà mercantile à la base s’ajoutent d’autres difficultés imputables à la perception de l’artiste dans la société taïwanaise contemporaine. « En France, les artistes sont couverts par la Sécurité sociale, protégés par un syndicat, remarque Huang. A Paris, je suis entrée dans le système Maison des artistes. Ici, les artistes sont considérés comme des vagabonds des originaux qui ne gagnent pas leur vie, riches aujourd’hui et pauvres demain. Le mot "artiste" est en définitive juste un adjectif. Nous ne sommes pas très respectés, mais les autres professions libérales non plus d’ailleurs. »


L’art de la fugue

Penchant, 1999-2000, huile sur toile, 162 x 130 cm.

Sans doute est-ce une des raisons qui ont incité une poignée de jeunes artistes taïwanais à s’associer pour créer IT Park, la galerie branchée de Taïpei. Huang regrette qu’il n’en existe qu’une et que celle-ci fonctionne un peu comme un club fermé, qui ne (re)présente qu’une certaine tendance de l’art contemporain.

Le fait est que la scène artistique taïwanaise manque de diversité. Une poignée d’artistes se partagent les honneurs, les commandes publiques, les photos dans la presse spécialisée. « Il y a pas mal d’artistes ici qui ne créent que pour les grands projets, pour les biennales etc. Moi j’appelle ça des artistes officiels. » Il est bien sûr plus confortable pour les commissaires d’exposition et les galeristes de mettre en avant des valeurs sûres, que de présenter des jeunes artistes inconnus. Quant aux artistes qui vivent à l’étranger, les absents ayant comme chacun sait toujours tord, ils perdent rapidement leurs appuis. « Ceux qui sont restés à Taïwan toute leur vie saisissent les occasions lorsqu’elles se présentent, ils ont plus de présence, ils parlent plus fort. » Même si, bien sûr, certains réussissent bien leur retour de l’étranger.

Autre trait caractéristique du milieu artistique local, un intérêt très marqué pour les installations. La tentation est-elle grande de suivre le mouvement ? Huang est catégorique. « C’est à mon avis une tendance typiquement taïwanaise. En France par exemple on est passé à autre chose depuis longtemps : l’image conceptuelle, la vidéo, même la photo traditionnelle lorsqu’elle est pensée différemment. Mais l’installation, on en fait depuis les années 70, c’est over ! C’est juste un geste, une façon d’installer des trucs dans l’espace, comme quand tu accroches des tableaux sur un mur. L’avant-garde, c’est pas ça. » Pour Huang, ces jeunes fans de l’installation ont été trompés. « Il y a des professeurs et des critiques d’art – les gens qui donnent les informations – qui doivent prendre leurs responsabilités. » D’une manière générale, estime Huang, ce qui manque aux jeunes artistes taïwanais, c’est le choix. « Il faut savoir garder l’esprit ouvert. Il ne s’agit pas de jeter ce qui a été fait avant, mais de faire autre chose. »

Un exemple au hasard de cet « autre chose » ? Au moment de l’exposition de Huang à Ever Harvest, Yeh Tzu-chi, un autre exilé volontaire exposait lui aussi à Taïpei, à la galerie Dimensions. Yeh Tzu-chi, un ami de Huang, vit depuis une quinzaine d’années à New York. Il a choisi la voie très classique et ô combien périlleuse du paysage réaliste. Sa peinture illustre bien cette réconciliation avec la peinture figurative que d’autres jettent aux orties. Il émane de ses tableaux – souvent des arbres, des forêts, des nuages, des rochers émergeant des flots – une force et une sérénité extraordinaire. Très pure, sa peinture a tempera est servie par une technique remarquable. Loin des lourdeurs d’un certain classicisme rigide, cette peinture de l’âme est au contraire aérienne et limpide.

« La peinture traditionnelle à l’huile sur toile est aussi une tendance actuelle, c’est vrai. » Mais ceux qui empruntent cette voie, dit Huang, en ont un peu honte, parce qu’ils ont l’impression de faire quelque chose de dépassé. « Comme López García par exemple, qui se demande, "Est-ce que je vis dans le passé ?" J’ai des élèves qui se posent ce genre de questions. » L’important, souligne Huang, est de ne pas tomber dans un académisme stérile. « J’ai des collègues qui encouragent leurs élèves à faire des nus ou à peindre des musiciens en costume Ming ! Là, je ne suis pas d’accord. »


L’art de la fugue

Statut du temps, 1997, huile sur toile, 30 x 30 cm.

Un sujet qui lui tient à cœur, c’est la difficulté d’être à la fois artiste et femme à Taïwan. Les artistes femmes souffrent d’un certain manque de visibilité et de reconnaissance, comme si elles se heurtaient à un plafond de verre. Cela tient pour Huang à la culture traditionnelle chinoise, qui place la femme en dernière position dans la hiérarchie familiale. Le mariage sonne souvent le glas des ambitions des femmes artistes, dont on attend qu’elles soient bonnes filles, bonnes épouses et bonnes mères avant tout. Un artiste homme, dit-elle, peut espérer l’aide et le soutien moral de ses parents, mais une femme sera rarement prise au sérieux. Celles qui refusent d’adopter un profil bas tombent dans l’excès inverse en devenant « révolutionnaires » par réaction. « Elles cherchent la provocation, en jouant sur des images sexuelles, par exemple. » L’autre porte de sortie, dit la jeune femme, c’est de se marier avec quelqu’un de riche, pour profiter de la liberté qu’offre l’aisance financière. Huang, qui est encore célibataire et a mené sa barque loin du carcan familial, ne se reconnaît pourtant pas dans ces deux caricatures. « Moi, je suis une femme fragile, discrète, sensible, pas une révolutionnaire. »

Logiquement, Huang revendique le caractère féminin de son œuvre. « On ne peut pas dire que ma peinture soit neutre. La question, ça n’est pas le sujet, ni la façon de s’exprimer, c’est l’essence du tableau, sa sensibilité. C’est comme les films de Jane Campion, on sent tout de suite que c’est l’œuvre d’une femme. »

Cette féminité qui se révèle dans la lumière, la composition, le trait de pinceau, est également sensible dans les mots que Huang utilise dans sa peinture. Elle remarque d’ailleurs que les mots n’ont pas toujours le même sens selon la personne qui les prononce. « Le mot courage par exemple, prononcé par un homme ou une femme, a un sens très différent. »

Huang se sent tout de même rattrappée par sa condition de femme. A 35 ans, elle se demande comment concilier sa vie sentimentale et le besoin d’espace et de solitude qui la tiraille. « Je peux rester très longtemps sans rien faire, regarder la toile vide fixement pendant des heures, des jours, avant de commencer à peindre. "Mais qu’est-ce que tu fais, à quoi tu penses, eh, t’es morte ?" J’ai déjà entendu ça… »

Néanmoins, Huang ne veut pas choisir entre la création et la vie de famille. Elle sent que quoiqu’il arrive, elle restera peintre, parce qu’elle l’a décidé. « Un jour, quand j’avais 32 ans, je me souviens très bien, c’était en août, et je m’étais enfermée pour travailler pendant un mois. Une voix est entrée en moi. Tout d’un coup j’ai su que je serais toujours peintre. Etre artiste, ce n’est pas le destin, c’est une décision. »

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