22/07/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

De la satire comme œuvre d’art

01/08/2003
(Aimable crédit de la Fondation Taishin pour les arts et la culture)

>>Maintenant qu’il vibre au rythme mondial, le milieu de l’art contemporain taiwanais en connaît aussi les affres et les interrogations. Où commence l’art conceptuel, où s’achève la satire ? Et qui peut se poser en juge de ce qui est ou n’est pas de l’art ?

La fin de l’année 2002 et le premier trimestre 2003 ont été marqués pour les milieux artistiques de l’île par deux manifestations majeures : la Biennale de Taipei, qui s’est achevée en mars, et un nouveau rendez-vous, « CO2, Taiwan Avant-garde Documenta », démarré lui aussi en décembre de l’année dernière, qui a rassemblé des œuvres de quelque 200 artistes contemporains taiwanais venus de l’ensemble de l’île. En parallèle de ces deux expositions, au mois de mars, la banque Taishin annonçait les lauréats du concours privé qu’elle sponsorise, au cours d’une cérémonie de remise des prix remarquée.

Les deux grandes expositions ont donné la preuve qu’à Taiwan, comme aux Etats-Unis ou en Europe, les œuvres les plus populaires sont en général d’importantes installations ou des œuvres électroniques ou vidéo à fort contenu technologique - ce qui donne de plus en plus aux espaces d’exposition une atmosphère de salle de jeux électroniques…

Il y avait par exemple cette installation dans laquelle les visiteurs étaient invités à se coucher sur un lit rond pivotant pour regarder des diapositives représentant des chambres d’hôtel. Ailleurs, on pouvait se jucher sur le tabouret en plastique du kiosque tout illuminé de néons (photo ci-dessus) réalisé par Shih-kung Chung-hao [施工忠昊], et se prendre quelques instants pour l’une de ces vendeuses court vêtues qu’on appelle ici les « beautés du bétel »…

Les artistes contemporains semblent s’être affranchis de toutes les barrières ou limitations concernant les matériaux - certains allant jusqu’à présenter une personne, voire un concept, comme une œuvre d’art. Ouvrir et fermer une porte, faire des relations publiques, et même décerner un prix : ça aussi, c’est de l’art, nous dit-on.

Pour preuve, une œuvre mystérieuse de la non moins obscure Fondation He Dao pour les arts et la littérature, qui a lancé il y a quelques mois son prix de la Biennale de Taipei. L’annonce de la création de ce prix s’est accompagnée d’une fort longue déclaration d’intention expliquant que l’objectif de la fondation était d’ouvrir le monde de l’art contemporain à des idées et à des opinions différentes. Les quatre pages de discours publiées dans son édition de janvier par le magazine taiwanais Artist étaient signées par les cinq membres du jury : le professeur Lin Hsing-yueh [林惺嶽], du département des beaux-arts de l’université nationale des Arts de Taipei, Lin Ku-fang [林谷芳], directeur de l’Institut supérieur des Arts de l’université bouddhique Foguang, le professeur Hsin Yi-yun [辛意雲] de l’université nationale des Arts de Taipei, le bonze Ju-chang [如常], secrétaire exécutif de la galerie Foguang Yuan, et Peng Sheng-kuei [彭勝葵], encadreur. Ces cinq personnes se proposaient de passer en revue les œuvres exposées au début de l’année à Taipei, en particulier celles présentées à la biennale et à CO2.

Le lancement du prix de la Biennale de Taipei a bien sûr rapidement fait l’objet de nombreux articles et commentaires dans la presse spécialisée. Et quand Lin Tien-fu, le directeur du centre artistique de l’université de la Providence, a été invité à remettre le prix, au moment de CO2, l’affaire a fini par susciter une certaine curiosité. D’où venait donc cette fondation dont jamais personne n’avait entendu parler jusque là ? Qui la finançait ? Et que récompensait-elle ?

Sur les origines de la Fondation He Dao, l’un des personnages-clés de celle-ci, Ho Shih [何實], explique : « Lors de la période de la colonisation japonaise, il existait à Taiwan un groupe artistique très actif qui s’appelait Chi Dao [l’Ile rouge]. Nous avons choisi He Dao [l’Ile resplendissante] pour signifier que nous sommes plus rouges, plus ardents, plus brûlants encore. » Il s’agit en réalité d’un jeu de mots, le caractère he[赫] étant composé de deux caractères chi[赤] (« rouge écarlate » en chinois) accolés.

De la satire comme œuvre d’art

Allant et venant devant la toile, Shi Jin-hua laisse derrière lui d’innombrables lignes au crayon. L’artiste veut de se libérer des barrières du physique à travers l’art, et cette démarche donne à son travail un esprit proche de la rédemption religieuse. (Aimable crédit de Shi Jin-hua)

L’affaire commence à s’éclaircir quand on sait que Ho Shih n’a qu’une vingtaine d’années et que la Fondation He Dao n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, une organisation éducative ou culturelle créée par une grosse société, mais un collectif de huit élèves de l’université nationale des Arts de Taipei. Le financement des activités de la fondation et de son prix est entièrement assumé par ces huit jeunes artistes qui y reversent les revenus de leurs petits boulots et leurs étrennes de Nouvel An.

Ceci n’est pas une œuvre d’art
Lors de « CO2, Taiwan Avant-garde Documenta », au centre culturel Huashan où se tenait une partie des expositions, divers documents, posters, publicités, informations sur le jury et explications du projet des membres de la fameuse fondation étaient punaisés sur les murs, et ce n’est qu’à ce moment-là qu’il est apparu que le « prix de la Biennale de Taipei » était en réalité une « œuvre » qui prenait l’establishment de l’art à son propre jeu. Le format du prix servait à mettre en lumière l’absurdité de la justification mutuelle qui s’effectue constamment entre l’histoire de l’art, les récompenses, la critique et les médias.

Les prix artistiques ont dans le monde de l’art la double fonction de rassurer les artistes sur leur talent et de leur servir de tremplin vers les grandes expositions et la notoriété. Or derrière ces prix se cachent souvent un groupe politique ou un lobby économique ou financier invisibles. Les œuvres sélectionnées sont-elle alors les meilleures ? Ou bien ne reflètent-elles que les goûts d’un jury lui-même influençable et manipulable ? Cela n’incite-t-il pas les artistes en compétition à proposer des œuvres épousant la tendance du moment ?

Etant donné les relations inextricables qui lient le monde de l’art, la critique, les espaces d’exposition, les médias, les milieux d’affaires et les pouvoirs publics, il devient quasiment impossible pour un artiste de ne compter que sur ses œuvres pour se faire connaître. Par ailleurs, l’installation étant en ce moment l’une des formes d’expression les plus en vogue, la peinture a été rejetée vers la périphérie et ne dispose que de maigres ressources. Il n’est donc pas étonnant que certains peintres en colère aient décidé récemment de fonder un Club de la défense de la peinture.

« La façon dont le “ prix de la Biennale de Taipei” fait sa démonstration est vraiment étrange, parce que l’œuvre exploite la tribune construite par d’autres, mais en même temps c’est un pied de nez aux organisateurs », dit Shi Jin-hua [石晉華], le lauréat du prix, qui ces dernières années s’exprime surtout sous la forme de mises en scène. L’artiste hausse les épaules. En fait, reconnaît-il, il est extrêmement difficile de ne pas rentrer dans le système des expositions et des prix. Dans ce sens, cette œuvre est à la fois intelligente et rusée, puisqu’elle s’intègre au mécanisme pour mieux le dénigrer de l’intérieur.

« Cela remet complètement en question les règles qui définissent les interactions entre la production artistique et l’espace d’exposition, commente la critique Hsu Wan-chen [徐婉禎]. En faisant la parodie du mode de sélection des lauréats, le prix expose avec cruauté les prétentions du milieu artistique. » Comparée aux autres créations du moment, qui donnent l’impression d’un joyeux mélange où dominent loisirs, distractions et confusion, le prix représente, pour Hsu Wan-chen, « la poésie de l’indignation et une radiance glaciale et irrésistible ».

La face cachée de l’art
Il n’est entré dans la conception du prix ni pigments ni toile. C’est plutôt un assemblage de matériaux divers, jury et publicités compris. L’objectif des concepteurs n’était pas seulement de rendre l’art aux masses silencieuses, mais aussi de pousser les acteurs du système et le public à « regarder au-delà des apparences ».

De la satire comme œuvre d’art

Le jury du prix de la Biennale de Taipei a choisi l’œuvre de Shi Jin-hua dont la simplicité et le caractère philosophique contrastaient fortement avec l’art tapageur qui est en vogue actuellement. (Aimable crédit de Shi Jin-hua)

Dans cette œuvre, les frais de publicité ont représenté intentionnellement plus de la moitié du total des dépenses. Ho Shih pense en effet que, art ou pas art, les gens d’aujourd’hui voient et comprennent le monde avec les yeux et les mots des médias. « Ils ont tendance à penser que tout ce qui a existé dans les médias a obligatoirement existé dans le monde réel » Selon lui, actuellement, il devient impossible de savoir si les articles publiés dans les magazines d’art ou les œuvres qui en font la couverture ne sont pas en réalité de la publicité payante.

Tout ce qui a un rapport avec le prix - qu’il s’agisse des membres du jury, des personnes qui l’ont remis, du lauréat, des œuvres qui ont été évaluées par le jury ou encore des personnes qui ont refusé de s’y associer - fait partie intégrante de l’œuvre. Lin Ku-fang, de l’université Foguang, commente : « Je trouve cette œuvre particulièrement sardonique. Elle garde l’esprit de rébellion inhérent à l’art conceptuel en refusant de rentrer dans le rang. » Cela est particulièrement évident dans le choix de ne recourir à aucune aide extérieure. « Quand on dépend trop des financements publics, c’est difficile de sortir de cet asservissement et de formuler des critiques. »

Métaphysique
Il reste la question de savoir si on a bien affaire à une œuvre d’art. Oui, dirait Marcel Duchamp, resté célèbre pour avoir apposé sa signature sur un urinoir et lancé le mouvement de l’art conceptuel en 1917. Oui, dirait aussi le compositeur américain John Cage, qui pour son œuvre intitulée « 4’33’’ », resta assis à son piano sans même effleurer les touches pendant exactement 4 minutes et 33 secondes. Son intention, expliqua-t-il par la suite, n’était pas de se moquer de son public ou de provoquer son hilarité, mais de lui donner l’occasion de réfléchir à la nature essentielle de la musique. Et là, John Cage rejoint Laozi lorsque celui-ci disait : « La musique la plus forte naît des sons les plus faibles ».

De Taipei à Venise
Le prix de la Biennale de Taipei n’est que la continuation du travail de la Fondation He Dao. Tout a commencé il y a deux ans, lors d’une des expositions régulièrement organisées par le département des beaux-arts de l’université nationale des Arts de Taipei à laquelle appartiennent les huit étudiants. Se faisant la réflexion que les expositions sont toujours le résultat d’une sélection opérée par les enseignants selon leurs préférences personnelles, ils ont décidé de créer leur propre jury chargé de délivrer un prix parallèle. C’était en fait s’ériger en un pouvoir alternatif, en opposition à la direction de leur département. Ainsi naquît le prix Nord Sud des nouveaux venus 2001, un titre ronflant qui parut immédiatement avoir davantage de poids que l’exposition elle-même, et présentèrent ce prix Nord Sud comme leur œuvre.

Pour donner toutes les apparences de la réalité à leur satire, les étudiants affichèrent des bristols donnant des explications sur le prix à proximité de chacune des œuvres présentées, et ils déroulèrent une grande banderole à l’entrée de l’exposition. Ils décernèrent même des récompenses, si bien que certains crurent que le prix Nord Sud était le nom de l’exposition elle-même !

Cette année, les jeunes artistes qui forment la Fondation He Dao souhaitaient participer à la Biennale de Venise, au mois de juin. Sans surprise, l’œuvre qu’ils auraient présentée se serait intitulée le prix de la Biennale de Venise… Pas de chance, ils n’ont pas été sélectionnés par Lin Shu-min [林書民], le curateur du pavillon taiwanais. Faut-il voir, derrière cet échec, l’influence des pouvoirs auxquels ils se sont attaqués de front ? ■

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