Pour le promeneur qui déambule dans la Linyi Street, à quelques pas de la Chunghsiao East Road, il est impossible de ne pas remarquer, engoncée dans un petit terrain faisant l'angle d'une contre-allée, une élégante bâtisse de style traditionnel chinois. Bien qu'une grande enseigne gravée portant l'inscription Fu Yuan en chinois (« jardin fragrant ») surplombe la porte d'entrée, il est difficile de deviner la fonction de l'édifice. Avec ses panneaux de bois délicatement sculptés, ses fenêtres ajourées, sa gracieuse tour octogonale et ses arêtes traditionnelles recourbées vers le ciel, ce pourrait être la demeure d'une richissime star de cinéma ou d'un puissant magnat. Mais pourquoi la porte d'entrée reste-t-elle ouverte? Il doit donc s'agir d'un temple, l'un de ceux dont les allées de la ville regorgent. Dans ce cas, où sont les statues de Bouddha et les baguettes d'encens?
Le mystère se dissipe aux heures du déjeuner et du dîner, lorsque des files de voitures entrent et sortent du parking souterrain en passant par le portail à ouverture automatique. La maison Fu Yuan est un restaurant de grande classe, dont l'architecture extérieure, la décoration intérieure et la cuisine raffinée recréent fidèlement un environnement précieux à l'antique, dans lequel les clients peuvent venir célébrer la culture chinoise.
Le promenoir est l'un des cinq éléments constitutifs d'un jardin traditionnel de Suzhou. La maison Fu Yuan les possède tous, mais n'a guère d'espace pour un jardin...
La propriétaire de la maison Fu Yuan, Mary Yang, imagina cet endroit après avoir ouvert un restaurant à Taipei, dans les années 70. « Après avoir vécu le miracle économique, ce dont nous avons besoin à Taiwan est une révolution alimentaire », dit-elle. Mme Yang collectionnait depuis des années peintures et calligraphies chinoises. Après avoir longuement discuté avec l'architecte Chen Min-fong, et s'être rendue plusieurs fois en Chine continentale et à l'Astor Court du Metropolitan Museum de New York, qui propose une exposition permanente sur l'architecture chinoise, Mme Yang décida de recréer une maison d'hôtes comme en possédaient les lettrés sous la dynastie Ming (1368-1644), dans la ville côtière de Suzhou, près de Shanghai. Ces maisons d'hôtes étaient érigées dans un parc, devant la demeure familiale, et étaient surtout utilisées pour les réceptions. Mme Yang choisit cette époque et ce style pour sa pureté et sa simplicité.
En 1988, elle fit construire une bâtisse sur neuf niveaux — dont quatre en sous-sol — offrant près de 4 700 mètres carrés de surface utile. La bâtisse fut achevée en 1992, pour un coût total de 11,5 millions de dollars américains, estime Mme Yang, y compris la décoration intérieure et le mobilier.
La maison Fu Yuan donne l'impression aux clients « d'être invités à dîner dans une véritable maison d'hôtes de Suzhou », dit un architecte.
Le résultat est une reconstitution que les architectes considèrent en général comme une réussite, bien qu'elle ne soit pas authentique à cent pour cent dans son architecture intérieure et sa décoration. Ces légères divergences sont à l'origine de quelques désaccords entre les architectes plutôt conservateurs de la maison Fu Yuan, et sa propriétaire plutôt libérale. Ces désaccords n'ont toutefois pas eu d'influence particulière sur l'opinion du public et de la profession : tous s'accordent pour reconnaître en la bâtisse un exemple rare et exceptionnel d'architecture chinoise à Taipei.
Lee Chien-lang, qui est professeur d'architecture à l'université de Tamkang, à Tamsui, souligne que la maison Fu Yuan inclut les cinq éléments indispensables à un jardin chinois traditionnel : un promenoir, une maison de jardin aux murs blancs, une tour octogonale, un pavillon (l'entrée de la bâtisse) et un kiosque (l'ascenseur). Le professeur Lee compare ce genre de jardin chinois à « un poème de cinq vers ». D'une façon générale, il estime que l'ensemble parvient à recréer l'atmosphère de grâce, de beauté et d'hospitalité propres aux maisons d'hôtes de Suzhou. « Les clients ont l'impression d'être invités à dîner dans une véritable maison d'hôtes de Suzhou », dit-il.
Cependant, de même que John Liu, un autre professeur d'architecture qui est également directeur exécutif de la Fondation de recherche sur la construction et l'urbanisme, à l'université nationale de Taiwan, M. Lee fait remarquer plusieurs déviations par rapport à l'authentique : sous la dynastie Ming, dans une maison de Suzhou, les pièces auraient eu des plafonds plus élevés; chaque étage aurait fait environ 4,5 mètres de hauteur, alors qu'en réalité seul le cinquième niveau de la bâtisse atteint 3,5 mètres de hauteur.
Même les installations modernes ont une touche traditionnelle : cet ascenseur représente un kiosque de jardin.
En outre, certaines techniques de construction modernes ont été utilisées afin de réduire les coûts des travaux. Les murs de la bâtisse sont renforcés par du béton armé; en d'autres termes, les poutres de bois sont essentiellement des éléments décoratifs. Mme Yang explique que le recours aux techniques traditionnelles aurait exigé de faire appel à des experts de Chine continentale, parce qu'il n'y a guère de gens qualifiés dans ce domaine à Taiwan, et cela aurait encore ajouté aux dépenses. Si la charpenterie traditionnelle a été utilisée pour assembler certaines des poutres, toutes ont été renforcées par des clous, des vis et de la colle forte.
Plus problématique encore, la maison Fu Yuan prend modèle sur une maison d'hôtes dans un jardin, mais il n'y a pas de place pour ce dernier dans l'enceinte de la propriété.
Avec ses sculptures raffinées et son immense lustre, le sommet de la tour octogonale montre les goûts plus élaborés de Mme Yang, la propriétaire de la maison.
L'architecte Chen Min-fong affirme que la plus grande difficulté a été de faire en sorte que le bâtiment rentre dans l'espace limité qui lui était réservé. Mme Yang avait demandé que le bâtiment ait quatre étages, mais l'architecte pensait qu'un bâtiment à quatre étages aurait été démesurément élevé par rapport à sa surface au sol. Aussi décida-t-elle de lui donner l'apparence extérieure d'un bâtiment à deux étages. A cet effet, elle conçut un mur extérieur qui ne montre que trois niveaux de fenêtres et d'avant-toits. De l'intérieur, la double cloison est invisible, car les fenêtres ne s'ouvrent pas. Ce que les clients prennent pour la lumière du jour provient en réalité de spots fluorescents placés entre les deux cloisons.
Si John Liu apprécie les qualités esthétiques et fonctionnelles de la double cloison, Lee Chien-lang la considère en revanche comme un défaut. « Les murs interne et externe n'ont aucune relation entre eux », dit-il. Il remarque également que cette double cloison rend les fenêtres finement sculptées inutiles parce qu'aucune ne s'ouvre, ce qui retire l'un des aspects essentiels des maisons chinoises traditionnelles.
Pour l'architecture intérieure, l'architecte Chen Min-fong et la propriétaire n'étaient pas toujours d'accord non plus, et toutes deux ont dû faire des concessions. La principale source de conflits résidait dans leur conception respective de la beauté : Chen Min-fong préfère mettre l'accent sur le raffinement et la simplicité, tandis que Mary Yang penche pour une approche plus élaborée. Par exemple, Chen a eu l'autorisation de conserver le dessin simple et élégant caractéristique du style de Suzhou pour les fenêtres extérieures, mais Mary Yang a opté pour le style taiwanais, plus chargé, pour les fenêtres intérieures. Sur les quatre premiers niveaux, l'architecte a choisi de laisser les plafonds blancs, rehaussés par les poutres en bois. Pour le plafond du dernier étage, en revanche, la propriétaire a insisté pour ajouter une série de panneaux sculptés retraçant quelques scènes du Rêve dans le pavillon rouge, un roman classique chinois. L'architecte espérait également pouvoir respecter le pur style Ming de Suzhou, mais Mary Yang a préféré mélanger les pièces de mobilier et les œuvres d'art des diverses régions de la Chine, dont certaines ne remontent qu'à la dynastie des Ching (1644-1911).
Ces mélanges et mariages n'ont pas fait l'unanimité parmi les architectes. John Liu préfèrerait un style plus homogène, et avertit que le mélange des styles « peut entraîner une mauvaise coordination entre les différentes pièces du bâtiment ». Lee Chien-lang est lui pour le mélange des styles. Il estime que la décoration intérieure bénéficierait d'un mélange de 80% de style de Suzhou et de 20% de style taiwanais. « Lorsque l'on commente une œuvre architecturale, il ne faut pas uniquement prendre en considération ses racines, mais aussi l'époque et l'endroit où elle est construite », explique-t-il. La maison Fu Yuan emprunte au paysage de Suzhou, mais elle est située dans la ville de Taipei. Elle devrait donc refléter l'esprit du temps présent autant que la tradition, pense-t-il.
Ces poutres simples et élégantes, dans le style de Suzhou, sont l'élément préféré de l'architecte Chen Min-fong.
Quoiqu'il en soit, les deux professeurs s'accordent pour dire que, malgré les contraintes inhérentes à sa situation et au fait que les méthodes de construction traditionnelles n'aient pas été respectées, la maison Fu Yuan rend un hommage vibrant à l'architecture et aux arts traditionnels chinois. Ils pensent tous deux que l'édifice peut inspirer d'autres architectes. Chen Min-fong, quant à elle, déclare que d'avoir dessiné la maison Fu Yuan lui a appris la valeur des leçons du passé. « Nos ancêtres avaient déjà résolu une grande partie des problèmes que nous rencontrons aujourd'hui », dit-elle.
Virginia Sheng
(v.f. Laurence Marcout)
Photos de Chang Su-ching