« Nous pouvons passer tranquillement et rapidement sur cette affaire de petit déjeuner chinois. Il laisse beaucoup à désirer. » En un seul paragraphe révocatoire de son livre de cuisine de 1935, Le buffet chinois, Corinne Lamb a presque fermé le livre sur le chapitre du petit déjeuner chinois au lieu de l'écrire. Il faut reconnaître que ses commentaires étaient difficiles à dépasser : combien de bouches saliveraient-elles à l'idée de boire une « tasse de thé, accompagnée de... quelques beignets préhistoriques... froids, mous, insipides et luisants dans leur enveloppe de graisse refroidie »? Il n'est pas étonnant qu'elle ait passé le reste de son livre, flatteur au demeurant, à discuter du dîner.
Mais c'était il y a soixante ans, et la situation a beaucoup changé depuis. La table du petit déjeuner chinois telle qu'elle est dressée à Taiwan est à mille lieux de la situation terrible que décrivit Corinne Lamb. De nos jours, l'île peut se targuer d'être l'un des pays les plus développés et les plus diversifiés dans le monde en matière de petit déjeuner. Fraîcheur, abondance et variété caractérisent le repas matinal. Ceux qui se proclament eux-mêmes les aficionados des cuisines d'Asie de l'Est, ou des petits déjeuners du monde entier, puisque c'est le sujet, sans avoir vécu quelques matins à Taiwan, vous font marcher.
Une douzaine d'assortiments, mis en valeur par une toile de fond constamment renouvelée de spécialités locales et régionales prédominent au petit déjeuner. Pour un septuagénaire né à Taiwan par exemple, la base du petit déjeuner sera vraisemblablement du gruau de riz ou hsi fan [稀飯], accompagné d'un ou plusieurs plats de porc séché, de tofu fermenté, de pickles et de cacahouètes bouillies. Un Taiwanais d'âge moyen, en particulier s'il est originaire de la ville de Tainan, dans le centre ouest de Taiwan, préférera un bol de riz blanc, de la soupe au poisson saupoudrée de coriandre, égayée par un succulent filet de poisson. Cependant, un soldat retraité né à Pékin, qui a suivi Chiang Kai-shek en 1949, fera sûrement son choix entre les divers pains à la vapeur, natures ou fourrés à la viande ou bien aux légumes. Un ancien de la Chine du Nord choisira la bouillie de mil, plus rare que jamais. Un habitant de la province du Shandong prendra un solide bol de nouilles pour bien commencer la journée, alors qu'un résident de la lointaine ville méridionale de Guangzhou optera pour des nouilles d'une sorte plus délicate ou, s'il n'est pas pressé par le temps, pour des dim sum [un assortiment de petits plats]. Et toutes les personnes qui ne figurent pas sur cette liste? La plupart trancheraient pour le shao ping yu tiao [燒餅油條], un célèbre duo de pain, accompagné de son partenaire habituel, un bol fumant de lait de soja sucré ou salé. Mais il manque à cette liste une douzaine de plats du repas matinal.
Un buffet de petit déjeuner taiwanais. Cet étalage coloré de légumes, d'œufs, de tofu, et de beignets, offre des plats d'accompagnement pour le hsi fan, ou bouillie de riz.
La riche variété des options culinaires ne signifie pas que le cadre du repas est prestigieux. Le petit déjeuner est par nature le repas de la journée le plus purement fonctionnel et le moins romantique, et il est englouti « sans tambour ni trompette » dans des lieux miteux au pire, ou simplement conventionnels au mieux. La plupart des gens achètent leur petit déjeuner à emporter au vendeur du coin, ou bien alors ils s'installent sur un tabouret de métal chez le marchand ambulant pour manger sur place, au bord de la chaussée. Sur les trottoirs du centre ville de Taipei, l'on trouvera d'un côté de la rue un vétéran grisonnant se tenant derrière un chariot de no-mi tuan [糯米團] (une couche de riz glutineux repliée sur du porc ou du navet émincé, du choux macéré dans le vinaigre, et du beignet, et comprimée en une boule de la taille d'une main). De l'autre côté, l'on trouvera des restaurants spécialisés dans les petits déjeuners, tellement modernes avec leur éclairage criard et leurs carrelages blancs que les vénérables plats qui y sont servis, certains inspirés de recettes pluriséculaires, ne semblent pas à leur place. Imaginez-vous entrer dans un McDonald's pour, disons, une coupe d'hydromel. (Les fast-foods occidentaux occupent une place croissante au menu actuel du petit déjeuner taiwanais, de même que la viennoiserie occidentale, les beignets et les sandwichs.)
En dépit du large choix de mets cuisinés qui se déploie sur les tables locales, il existe une grille de classification des plats qui composent le petit déjeuner à Taiwan. Ses rubriques sont un peu trop générales et elles n'englobent pas tous les mets, mais elles offrent un bon point de départ. Cette approche met l'accent sur trois types d'aliments de base : le riz, les nouilles et le pain.
Les su ping à la mode de la Chine continentale, sont l'un des nombreux pains du petit déjeuner vendus le long des rues tous les matins. Ces pâtisseries feuilletées sont remplies d'une pâte de haricots rouges sucrée.
Le riz est la matière première du hsi fan, le petit déjeuner par excellence pour la plupart des Taiwanais de souche. Il ne faut pas confondre ce plat avec le fameux chou cantonais, ou congee (sorte de hsi fan épais), qui est une solide bouillie fortifiante, parfumée au bouillon, et qui contient souvent de la viande ou des fruits de mer. Par contraste, le hsi fan est simplement du riz imbibé d'eau. Il tire son origine d'une tradition chinoise consistant à gérer judicieusement les denrées alimentaires. Celle-ci est née, en fin de compte, d'une simple addition d'eau dans le fond de la marmite de riz de la veille, et était utilisée comme une façon de rallonger la réserve de riz. Il y a quelques décennies, la patate douce est devenue un additif ordinaire de la bouillie. Cela le parfumait, mais c'était essentiellement une astuce nutritionnelle car la patate douce était l'un des aliments les moins chers et les plus nourrissants. De nos jours, seuls les vendeurs les plus traditionnels modifient le riz de cette façon. Dans l'esprit de bon nombre d'adultes, la patate douce est un aliment lié aux années de pauvreté, et dont ils préfèreraient plutôt oublier le goût.
Les mets qui accompagnent le hsi fan pallient sa fadeur. Presque tous les assortiments, de quelque quantité que ce soit, sont permis. Cela donne l'occasion aux cuisiniers de laisser libre cours à leur imagination et à leur esprit d'initiative. Le plus humble vendeur de bouillie ambulant peut vous offrir quatre à cinq plats d'accompagnement, un autre de plus grande importance en offrira peut-être douze. Un établissement de la banlieue de Taipei, à Yungho, dresse quotidiennement un étalage extravagant d'au moins quarante mets chauds et froids, y compris des steaks de maquereau frit, des légumes macérés dans le vinaigre, des saucisses, des algues, du tofu, et des pi tan [皮蛋], littéralement « œufs de cuir », noirs et translucides, aussi connus sous le nom « d'œufs de mille ans ». Curieusement, de nombreux clients traitent les plats d'accompagnement comme tels : ils les mangent séparément et ne les mélangent pas au riz, préférant ne pas altérer l'aspect et le goût de celui-ci.
Les éléments de ce petit déjeuner typique, pao tze, omelette aux échalotes, lait de soja et shao-ping yu-tiao, sont vendus chez les marchands ambulants traditionnels et dans les cafétérias modernes.
Le riz apparaît aussi sous d'autres formes au petit déjeuner. Il entre dans la préparation du congee, de la soupe au poisson et au riz, et des savoureux tsung tze [粽子]. Ces pâtés de riz parfumé, qui sont enveloppés dans des feuilles de bambou et cuits à la vapeur, sont généralement associés au festival des bateaux-dragons. Pendant cette période de fête, des piles de ces pâtés sortent des cuisines familiales ou, de plus en plus, des restaurants vendant des plats prêts à emporter. Mais, à certains endroits, ils sont vendus comme petit déjeuner toute l'année. Un marchand de hsi fan, dont la cuisine mobile est installée dans le dédale du marché Ah Buh-Liao, à Tainan, vend des tsung tze végétariens, une spécialité taiwanaise. Contrairement à la version plus courante fourrée à la viande et à l'œuf, celle-ci ne contient que du riz et des cacahouètes bouillies et est recouverte de poudre de cacahouète et de sauce de soja sucrée.
A l'extérieur du même marché, vous pouvez acheter un met local à base de riz, du waguei en taiwanais (il n'a pas d'équivalent en mandarin). Cette concoction délicieuse, mais d'aspect mystérieux car elle ressemble fortement à un bol de boue, se compose de riz glutineux parfumé à la viande et écrasé jusqu'à prendre une allure pâteuse. On ajoute du porc, des crevettes et un jaune d'œuf. Puis la mixture est cuite à la vapeur dans un bol jusqu'à qu'elle prenne une consistance plus ferme, et est servie avec de la sauce de soja épaisse et sucrée.
Les plats de nouilles sont presque aussi nombreux et variés que ceux à base de riz. Parlant du Fujian, la province de Chine continentale dont la cuisine a dressé les bases de la gastronomie taiwanaise, E.N. Anderson, l'auteur de La nourriture en Chine, déclare : « Nulle part ailleurs en Chine les nouilles n'atteignent une telle apothéose. Dans presque toute la Chine, elles sont essentiellement un coupe-fin ou un en-cas, mais dans de nombreuses régions du Fujian elles constituent le "corps et les os" de la plus appréciée des cuisines. » La description ne s'applique pas moins à Taiwan, l'île voisine du Fujian, où certains mets ne contenant pas de nouilles sont préparés de façon à les imiter, comme les algues émincées, les « lanières » de méduse, ou encore la « peau » de tofu en lamelles.
Lin Tien-fu
Les tables du petit déjeuner à Taiwan offrent une leçon de démographie. Le nombre de plats montre les différences de goûts existant entre les résidents originaires de Chine continentale et les Taiwanais de souche, et entre l'ancienne et la nouvelle génération.
Beaucoup de plats de nouilles sont encore plus populaires aux heures du déjeuner et du dîner. Le plus courant est probablement la version kan mien [乾麵], qui signifie simplement « nouilles sèches » et qui fait référence à nombre de plats de nouilles recouvertes de sauces et de garnitures, mais sans bouillon. Deux des versions les plus populaires sont la version taiwanaise, le jou tsao [肉燥] (ragoût de porc), contenant une larme de bouillon de porc et quelques gouttes d'huile, et une version de Chine continentale comprenant de la pâte de sésame. Toutes deux sont saupoudrées de germes de soja et de coriandre fraîche. Le chao mi-fen [炒米粉], un autre plat de nouilles très apprécié, se distingue par des nouilles de farine de riz collantes servies avec du porc, des crevettes séchées, des champignons, des carottes râpées, des échalotes et de la sauce de soja.
Le cha-chiang mien [炸醬麵] est un plat populaire qui se prend à n'importe quelle heure de la journée. D'épaisses nouilles de blé sont recouvertes de porc émietté frit dans une pâte de soja fermenté, puis garnies de concombre et de carottes râpées, de ciboulette et de germes de soja. Rafraîchissantes, les nouilles à la sichuanaise, les liang mien [涼麵], se mangent lors des grosses chaleurs. Mentionnées sur les menus chinois en Occident sous l'appellation « nouilles froides à la pâte de sésame », elles sont préparées à Taiwan avec des nouilles légèrement jaunes à base de farine de blé, rondes comme des spaghetti. Le guie-a est un autre plat à base de nouilles et de bouillon de viande et de légumes, une spécialité hakka : d'épais vermicelles sont servis dans une soupe, accompagnés de jou tsao, de ciboulette, de germes de soja, et d'une large quantité d'échalotes frites.
La fabrication du sandwich le plus étrange du monde. Le repas préféré du matin à Taiwan commence par un beignet frit, le yu tiao, qui est servi...
Le pain, la dernière catégorie de cette grille de classification en trois parties, a connu son essor comme ingrédient du petit déjeuner après l'arrivée d'environ deux millions de soldats du Kuomintang, de partisans et de leurs familles en provenance de la Chine continentale. Les nouveaux arrivants venus des quatre coins de la Chine avaient emporté avec eux la recette de leurs nombreuses sortes de pain préférées pour le petit déjeuner, qui font maintenant partie du régime alimentaire matinal d'un bout à l'autre de l'île.
Au premier rang de cette catégorie l'on trouve deux types de pains : le shao ping et le pao tze [包子]. Le nom shao ping s'applique à une famille de pains plats, feuilletés, recouverts de graines de sésame. D'origine perse, on les trouve maintenant dans toutes les localités placées le long de l'ancienne Route de la Soie. Ceux-ci étaient initialement cuits à la mode Tandoor, collés le long des murs d'un four à charbon de bois. Quelques rares représentants de cette ancienne méthode de cuisson survivent à Taiwan. La plupart des boulangers ont adopté les fours à pizza, plus pratiques, mais le délicieux goût de roussi produit par la cuisson au charbon suffit à transformer n'importe quel mangeur doué de discernement en un ennemi juré du progrès technologique.
Les shao ping se vendent nature, ou bien sont préparés avec une légère garniture d'oignon vert, de radis râpé, de pâte de sésame noire sucrée, ou encore fourrés d'un mélange de sucre et de poudre de cacahouète, de sésame ou d'amande. La viande est une autre garniture éventuelle, mais elle n'est pas aussi courante. Parmi les meilleures variations de ces pains, l'une d'elles est réservée pour la fin de la journée : les hsie ke huang [蟹殼黃]. Ces petits pains en forme de médaillons, remplis de viande et de morceaux de navets, ou de légumes, sont particulièrement succulents.
...à l'intérieur d'un pain plat et feuilleté, le shao ping. Ensemble, ils créent un sandwich au pain qui est extrêmement populaire en raison du mélange des textures élastique et croustillante.
La combinaison d'un shao ping nature, de la taille d'une main d'adulte, avec un yu tiao (littéralement « bâton huileux »), un long beignet frit, donne le sandwich le plus étrange du monde. Le shao ping yu tiao pousse le concept du sandwich à l'extrême. Il suit la définition du dictionnaire à la lettre : « deux ou plusieurs tranches de pain, ou un pain rond coupé en deux, fourrés à l'intérieur », mais dans ce cas c'est une deuxième sorte de pain qui sépare les deux couches de pain extérieures! En d'autres termes, c'est un sandwich au pain. Et pourtant, cette étrange combinaison marche à merveille, alliant la texture élastique et sèche du shao ping au croustillant huileux du yu tiao.
Les pao tze de toutes sortes sont les principaux concurrents du shao ping. Ces pains mous à la vapeur peuvent aller de la taille d'un poing à celle d'une prune tels que les hsiao-lung pao [小籠包], qui sont servis par lots de six ou plus, et apportés sur votre table dans des paniers de bambou dans lesquels ils ont cuit à la vapeur. Le porc est la garniture la plus courante des pao tze, mais les versions végétariennes peuvent contenir des morceaux de légumes et des nouilles transparentes, ou une pâte épaisse et sucrée de haricots rouges. Les pains sans garniture ou man tou [饅頭], certains à base de sucre roux ou de taro couleur lavande, sont également populaires.
Beaucoup d'autres options à base de farine de blé tentent les papilles gustatives. Les kuo tieh [鍋貼], ou raviolis collants passés au grill, sont des raviolis en forme de croissants, fourrés au porc ou aux légumes, bouillis la veille et frits dans une poêle pour les « ramener à la vie » en les rendant croustillants; les shui-chien pao [水煎包], en sont une version plus grande et plus grasse. Les crêpes aux échalotes, ou tsung-yu ping [蔥油餅], sont des disques de pain plats et feuilletés, frits dans un mélange d'oignons et d'huile. Une poignée de marchands d'origine de la Chine du Nord vendent des parts grandes comme des pizzas de ta ping [大餅], ou grand pain, un pain levé ressemblant étrangement à la focaccia italienne. Le ta ping est recouvert d'œuf battu et, s'il est bien préparé, est aussi fin et léger qu'une crêpe.
Un panier de pao tze attend les consommateurs. Ces pains spongieux fourrés de viande, de taro, de légumes, ou de pâte sucrée de haricots rouges, sont le plus souvent accompagnés d'un lait de soja sucré ou salé.
L'un des éléments essentiels du petit déjeuner n'est absolument pas mentionné dans cette classification en trois parties, mais aucune étude sur les petits déjeuners taiwanais n'est complète sans lui. Cet élément, c'est le lait de soja.
Celui-ci est fabriqué à partir de germes de soja riches en protéines, dont bon nombre d'emplois incluent certaines des innovations culinaires chinoises les plus délicates et les plus ingénieuses, tels que le tofu et la sauce de soja. Pour le préparer, les germes sont mis à tremper pendant une demi-journée, purifiés dans de l'eau bouillante, puis égouttés afin d'en extraire un liquide blanc. On le boit au petit déjeuner de deux manières différentes. Le tien tou-chiang [甜豆漿], ou lait de soja sucré, contient simplement une quantité variable de sucre et est servi chaud ou froid. Le hsien tou-chiang [鹹豆漿] la version salée, a un goût très différent. Les cuisiniers ajoutent au lait de soja chaud du vinaigre, de la sauce de soja, des légumes macérés dans du vinaigre, des crevettes séchées, des échalotes émincées, et de l'huile de piment, ou une combinaison de ce genre, puis ils parsèment le dessus de quelques morceaux de yu tiao. Les acides font légèrement cailler le lait de soja, modifiant ainsi l'aspect laiteux et la consistance de la boisson.
L'inventaire des aliments composant le tableau actuel du petit déjeuner dépasse de loin ce qui est décrit ici. Il existe des spécialités à travers toute l'île, des spécialités urbaines et des spécialités de quartier, ainsi que des plats que l'on trouve uniquement chez un seul marchand ambulant. Certains mets font leur apparition seulement le matin; d'autres sont disponibles toute la journée et même toute la nuit. Et bien que le cadre ne soit pas toujours charmant, la saveur et la variété des petits déjeuners taiwanais compensent largement.
Barry Foy
(v.f. Catherine Sayous)
Photos de Chen Ping-hsun
Ecrivain et musicien, Barry Foy vit à Seattle. Il termine actuellement un ouvrage sur les petits déjeuners asiatiques.
Copyright © 1995 Barry Foy