28/04/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Le monde des marionnettes

01/09/1994
Elève officiel de M. Lee Tien-lu, Wu Jung-chang exécute une pièce Ou Song bat le tigre.

Plongé dans le monde des marion­nettes depuis son enfance, M. Lee Tien­-lu en est devenu le grand maître montreur. A 83 ans, il est aussi le symbole chéri de tradi­tionnelle. Il mène une vie simple, se levant généralement à 8 h pour prendre le petit déjeuner traditionnel, composé d'une bouillie de riz et de josson(1). Puis, il flâne dans son salon, s'installe confortablement dans le canapé et se prépare une infusion de divers thés mélangés. Avec ses doigts âgés, il ouvre un paquet de Davidoffs qu'il fumera par intermittence pendant la journée. Enfin, il s'allonge et se met à méditer des heures durant. Lorsqu'on lui demande de jeter un coup d'œil en arrière sur sa longue vie, sa réponse est d'un optimisme caractéristique. « La vie est belle! », s'exclame-t-il d'une voix claire et encore jeune.

Cette vie merveilleuse a traversé un monde fantastique et imaginaire : celui des marionnettes. Pendant de longues années, M. Lee Tien-lu a été un montreur de marionnettes tradition­nelles chinoises plein de passion et de talent. Issu d'une famille de montreurs de marionnettes au milieu desquelles il a grandi, il devient un montreur professionnel à quatorze ans. A vingt­-deux ans, il monte sa propre troupe I-wann-jann [亦宛然, Yiwanran, en taiwanais, Ek-goann-lienn] qui finit par obtenir un des plus grands succès dans un milieu jadis hautement compétitif. (cf. l’article de « Un spectacle qui a élargi son public », libre, Vol. IV, No. 6, 1987.) Il apprend à deux de ses fils le même métier, et sa troupe occupe maintenant une place importante dans la transmission de cet art folklorique. Il est donc révéré comme un grand maître de cet art.

Il est encore par de nombreux as­pects le symbole du folklore taiwanais, une icône culturelle adorée. Il a fait l'objet de plusieurs articles de journaux et d'ouvrages et a remporté de nombreux prix. Son visage calme, usé et ses gestes lents, précis et posés sont connus dans toute l'île, notamment depuis qu'il a apparu l'an dernier dans un feuilleton télévisé et dans plusieurs films acclamés du réalisateur taiwanais Hou Hsiao-hsien. Un de ces films, Le maître de marionnettes, qui a gagné le Prix du jury au Festival international du film de Cannes 1993, a immortalisé l'histoire de sa propre vie aussi captivante que ses spectacles de marionnettes.

Quand M. Lee Tien-lu est né en 1910 à Taipeh, pendant l'occupation japonaise, un diseur de bonne aventure lui prédit qu'il vivra une vie longue, toujours en bonne santé. Mais cette destinée, lui dit-on, était « incompa­tible » avec celle de ses parents, leur apportant probablement maladie et décès. Pour déjouer le sort, on lui demanda d'appeler ses parents « tante » et « oncle » au lieu de mère et père.

Le père de M. Lee Tien-lu, Hsu Chin-mu, issu d'une famille pauvre, s'allia pour cette raison à la famille plus aisée de sa femme. Par cet arrangement, ses enfants allaient porter le patronyme de leur grand-père maternel au lieu du sien propre. M. Lee Tien-lu fera de même plus tard lors de ses noces.

A sept ans, il suivit les cours d'une petite école privée et se mit à apprendre par cœur des manuels traditionnels, comme le Classique des trois caractères (San-tseu King) et le Livre des mille caractères (Ts'ien-tseu Wen). Cette scolarité, quoique imparfaite, s'avérera par la suite pleine de ressources. Son grand-père voulait seulement qu'il apprît à lire et à écrire, mais son instruc­tion fut déterminante pour sa carrière. Le montreur traditionnel doit en effet diriger les dialogues d'une manière académique et stylisée. Sa familiarisa­tion avec des œuvres classiques l'aida à improviser des dialogues. A douze ans, il passa de l'école privée à l'école publique où il suivit les cours pendant deux ans.

A neuf ans, M. Lee Tien-lu perdit sa mère à la suite d'une longue maladie pulmonaire. Et l'année suivante, son père se remaria et, perdant ainsi ses liens avec la famille de sa première femme, il retourna à sa situation antérieure. Mais à cette époque, son père avait déjà monté sa propre troupe de marionnettes, une des première de Taiwan. Hsu Chin-mu a étudié cet art avec un élève du grand maître marionnettiste Chen Po qui a effectué plusieurs visites dans l'île depuis sa province du Foukien (Fujian) en Chine continentale.

Voyant que le jeune Lee Tien-lu ne s'entendait pas avec sa belle-mère et craignant qu'il ne tourne mal, son père l'emmena avec lui dans toutes ses représentations. Le garçon commença ainsi donc à travailler dans les coulisses mêmes, habillant les figurines et occasionnellement les manipulant dans des rôles mineurs.

M. Lee Tien-lu apprit ainsi tout ce qu'il pouvait sans toutefois avoir de vrai guide, car son père ne lui a jamais véritablement rien enseigné. Il s'initia surtout par observation et écoute. Il se tint souvent parmi les spectateurs pour tenter de retenir par cœur les histoires et les vers ou encore près des musiciens pour regarder comment ils frappaient le tambour et le gong pendant la parti­tion. Il était aussi derrière le maître­-montreur et son assistant, appellés première et seconde mains, pour ob­server leurs gestes. Parfois, il avait la possibilité d'être la première main.

M. Lee Tien-lu avait accès aux marionnettes lorsqu'elles n'étaient pas en usage. Elles étaient toutes là, figu­rines favorites, familières à tous les en­fants, somptueusement habillées, et les dames merveilleusement coiffées, les lettrés barbus, les généraux au visage peint éclatant, les soldats et les diables, le fameux roi-singe et son compagnon au visage de cochon. Il était alors libre de les toucher. Il se rappelle combien les enfants de l'audience l'enviaient.

Il puisa des renseignements sur les marionnettes à toutes les sources possibles. Comme son père était illettré, il ne pouvait lui expliquer le sens de certains vers. Il dut acheter des livres afin d'en connaître l'histoire et le contexte. De cette façon, il apprit par lui-même les pièces historiques, les légendes et les mythes religieux qui composent l'essentiel du théâtre traditionnel des marionnettes. A 14 ans, il avait acquis assez d'expérience pour être engagé première main par une troupe installée à Cheuting (Shihting), un lieu-dit de montagne au sud-est de Taipeh.

Comme le voulait la coutume, le propriétaire de la troupe versait 15 yens japonais par an au père de M. Lee Tien­-lu, assez pour acheter trois dixièmes de taël(2) d'or pur; il offrit au jeune homme le gîte et le couvert, ainsi que l'argent de poche. N'ayant pas trop d'expérience des coulisses, les débuts de M. Lee Tien­-lu ne firent guère impression. Il maniait assez habilement les marionnettes, mais oubliait souvent la plupart des vers accompagnateurs.

Il eut pourtant plusieurs chances de s'améliorer. Comme à Taiwan, c'est la grande mode des marionnettes, il y avait régulièrement des représentations. Les noces, une naissance, l'anniversaire d'un dieu, une bonne moisson, presque toutes ces festivités étaient un bon prétexte pour engager une troupe. Et dans les campagnes taiwanaises des années 20 où le cinéma ou la radio n'était pas répandu, les représentations de marionnettes sont un des rares divertissements disponibles.

La troupe de M. Lee Tien-lu se déplaçait fréquemment de village en vil­lage, voyageant à pied par monts et par vaux. Le petit théâtre gravé et doré, les instruments de musique et les caisses remplies de décors et de marionnettes étaient transportés à l'aide de palanches, généralement par des manœuvres envoyés par celui qui avait engagé la petite troupe. M. Lee Tien-lu se souvient d'une expédition qui a duré neuf heures de marche. Ils ont quitté Cheuting à 6 heures du matin et sont arrivés dans l'actuel hsien d'Ilan vers 3 heures de l'après-midi, juste à temps pour installer les tréteaux de la représentation de l'après-midi.

Mais pour l'adolescent qu'était en­core M. Lee Tien-lu, les longs parcours ressemblaient un peu à un pique-nique. « Ce n'était pas du tout mauvais, dit-il. A cette époque, on se réveillait tous les matins pour voir les montagnes. On marchait le long des sentiers et on donnait une représentation aux villageois de montagne. Ça me plaisait beaucoup! » La vie était simple, et il n'avait rien d'autre à faire que de se plonger dans ce monde des marionnettes. En cours de route, il s'exerçait, quitte à passer pour un fou. Brandissant une marionnette à chaque main, il répétait en chemin. Au retour aussi. Il récitait le dialogue en essayant les différentes voix de chaque rôle et étudiait la manière de rendre ses marionnettes vivantes, semblables à des êtres humains.

Ces efforts le récompensèrent. L'année suivante, M. Lee Tien-lu obtint un meilleur emploi dans une autre troupe de la même région, cette fois-ci en gagnant 30 yens (japonais) par an pour son père. Mais cet argent n'était encore qu'un salaire de misère. Quatre ans plus tard, il passa dans une troupe de Taipeh. En même temps, il épousa la fille unique du propriétaire de la troupe. Quelques années après, en 1932, cette troupe fut dissoute. Alors âgé de 22 ans, il créa enfin sa propre troupe. Ayant consulté un ami pour le choix de son appellation, il décida de la nommer I-wann-jann, signifiant que les marionnettes se déplacent aussi majestueusement que les humains. La troupe se composa de six personnes, lui­-même en première main, une seconde main et quatre musiciens.

La troupe fut bien active jusqu'à l'éclatement de de résistance contre le Japon (1937-1945) quand les théâtres de marionnettes furent interdits. Durant tout ce temps, M. Lee Tien-lu employa ses connaissances des histoires traditionnelles chinoises, des dialogues et de la musique en tant que directeur et acteur dans un opéra taiwanais qui fut autorisé à donner des représentations d'intérieur. En 1943, à la demande du service de propagande de la police municipale de Taipeh, il passa quelque temps à donner des représentations de marionnettes à la gloire de la politique du gouvernement japonais. Mais ces spectacles étaient en japonais, et non en taiwanais, et les figurines habillées en kimonos et uniformes militaires nippons, et non en costumes tradition­nels chinois. Finalement, ils furent tous interrompus à mesure que la guerre s'amplifiait. Et M. Lee Tien-lu se retrouva conducteur de travaux dans la construction d'abris contre les attaques aériennes. Comme Taipeh était sous la menace constante de bombardements, il obtint la permission d'emmener sa famille dans le centre de l'île.

Les members de la troupe I-wann-jann expriment tout leur respect au dieu des arts théâtraux. La grande festivité se tient le 24e jour du VIe Mois lunaire chinois tandis qu’on procède à des changements de personnel et d’administration.

Vers la fin de la guerre, une épidémie de paludisme balaya toute l'île. M. Lee Tien-lu perdit son beau-père et, peu après, un fils tandis que lui et sa femme contractèrent à leur tour la maladie. Encore malade, il regagna Taipeh presque sans le sou. « Je n'avais que 50 cents en poche, tout juste de quoi prendre un pousse-pousse avec ma femme et mes jeunes enfants », précise-t-il. Son fils aîné et lui-même durent faire le parcours à pied pendant deux heures pour arriver à la maison en ayant dû faire treize pauses le long du chemin.

Les temps étaient austères, mais le théâtre de marionnettes reprit de plus belle. Les tréteaux se montèrent un peu partout pour célébrer la fin de l'occupation japonaise à Taiwan. Un ancien apprenti offrit un emploi à M. Lee Tien-lu quoique encore paludéen. Il guérit enfin après quelques mois et continua de donner des représentations pendant plus de six mois dans la rue de Pinkiang (Pinchiang), non loin de l'ancienne base aérienne japonaise. Les gens étaient tout simplement au comble de la joie de s'être débarrassés des Japonais, se rappelle-t-il. Ils dépecèrent les vieux avions (que les Japonais ont laissés) en­core garés dans la rue de Pinkiang et en vendirent le métal. Le produit de cette vente leur permettait d'engager des troupes de marionnettes.

A cette époque, M. Lee Tien-lu avait parfaitement peaufiné son art. Il acheta des équipements et des marionnettes à des montreurs qui se sont retirés et remonta sa troupe I-wann-jann en 1947. Ses spectacles attirèrent nombreuses gens, ainsi que l'attention du Kouomintang qui le sollicita pour présenter une série de pièces à travers l'île à la gloire de la nouvelle politique anticommuniste du gouvernement. Sa troupe devint une habituée des parties de fin d'année des hauts responsables de l'Etat et de leurs familles. Il se souvient une fois que Tchang Kaï-chek apparut dans les coulisses. Il s'arrêta pour le saluer, mais celui-ci s'en alla. « Je l'ai rencontré plus tard, et il m'a dit qu'il était parti pour ne pas interrompre mon spectacle », explique-t-il.

I-wann-jann donnait alors plus de 365 représentations par an. Les marionnettes étaient encore un des principaux loisirs, et certains jours, il y avait trois représentations, matin, après­-midi et soir. La troupe de M. Lee Tien­-lu passait la première moitié de l'année à monter des spectacles intérieurs essentiellement comme entraînement. La seconde moitié de l'année, quand les fêtes religieuses étaient plus nom­breuses, la troupe exécutait en plein air, généralement au seuil des temples. Le temple ou le particulier aisé engageait la troupe pour célébrer la naissance d'un dieu ou offrir des remerciements pour une prière exaucée.

Les deux grands élèves de M. Lee Tien-lu, MM. Jean-Luc Penso, de France, et Cho Chong-do, de Corée du Sud, parlant des complexités d'une marionnette particulière, le dragon. M. Penso, venu à Taiwan en 1974, dirige actuellement une troupe française fidèle à l'art de son maître chinois.

M. Lee Tien-lu offre à son public un répertoire de plus de cent pièces, y compris les histoires de marionnettes classiques et pluriséculaires. Certaines sont celles transmises à son père par Chen Po. La tour précieuse aux perles (ou Pao-ta ki), par exemple, conte l'aventure d'une riche jeune fille qui offre une tour précieuse miniature incrustée de perles de sa famille à son fiancé malgré la rup­ture des fiançailles prononcée par ses parents trouvant le prétendant trop pauvre. Une autre pièce populaire, La réponse aux barbares (ou Lieou I-pin houeï Fan chou), est l'histoire d'un jeune homme au début de la dynastie mandchoue de Tsing (Qing) qui arrête une invasion en expédiant un faux mes­sage à l'ennemi. D'autres histoires populaires sont des arrangements de ro­mans classiques, comme Le roman des Trois Royaumes, le Serpent blonc (cf. infra.) ou Le voyage vers l'Ouest. Mais M. Lee Tien-lu devint très célèbre par ses interprétations personnelles de romans­-feuilletons de chevalerie qu'il adapta d'ouvrages de kong-fou(3) ou de taille et estoc (cape et épée). Une série qui s'appelle Le temple de Chaolinn dure pen­dant près de quatre ans. Quelques spectateurs sont si passionnés par ses représentations qu'ils suivent M. Lee Tien-lu partout où il se produit. Ils n'arrêtent que lorsqu'ils voient les méchants bien punis ou tués, confie-t-il.

M. Lee Tien-lu se donne beaucoup de mal pour offrir à ses marionnettes une apparence aussi réelle que possi­ble. Il se sert d'un genre particulier de kong-fou, basé sur les mouvements d'animaux, tels qu'oiseaux ou singes. Pour interpréter le mouvement dit « du poing de la grue », il se rend au zoo pour observer les grues prenant leur envol ou se posant à terre. Et pour l'autre dit « poing du singe », il élève des singes afin d'étudier leur comportement. A la fin d'une histoire, le gentil tue toujours le méchant au cours de prises d'arts martiaux qu'il invente pour la circonstance dans son théâtre. Ces culbutes acrobatiques et le talent de M. Lee Tien-lu dans la mise en mouvement des personnages contri­buent beaucoup à sa popularité. « Son jeu est vraiment bon. Ses doigts sont extrêmement rapides et agiles. En un sens, il est parmi les meilleurs montreurs », dit M. Chiang Wu-chang qui a effectué de larges recherches dans l'art des marionnettes taiwanaises.

La capacité de M. Lee Tien-lu à créer un grand nombre de voix expressives l'a aussi rendu populaire. Si on joue une vieille dame, le son de la voix doit ressembler à celui d'un édenté, explique-t-il. Si c'est un jeune homme, le timbre est plus élevé. Et chaque voix doit aussi exprimer toutes sortes d'émotions. Il faut apprendre à exprimer la joie, la tristesse ou la colère. Il ajoute qu'une bonne exécution orale rehausse la qualité du montreur alors qu'une voix médiocre peut ruiner tout le spectacle.

Le mélange d'un parler actuel et de l'argot et du chinois classique est aussi une particularité de M. Lee Tien-lu. Ses dialogues sont loin d'être traditionnels, mais il semble bien saisir les goûts modernes, précise M. Chiang Wu-chang. Il sait comment formuler un dialogue qui saura attirer le public.

Les représentations d'I-wann-jann dans les années 50 et 60 conquirent beaucoup de spectateurs, parfois des centaines à un même spectacle. M. Lee Tien-lu dut alors installer des hauts­-parleurs afin que les spectateurs placés sur les côtés puissent aussi entendre quand la troupe jouait en plein air. Lors des représentations d'intérieur, les spectateurs debout emplissaient le fond de la salle et les bas-côtés; et ceux qui ne pouvaient entrer l'écoutaient dehors. A chaque spectacle qu'il donnait, M. Lee Tien-lu pouvait ressentir combien l'audience était enthousiaste. Et après le spectacle, il en reçoit souvent des pendentifs en or, des fanions-souvenirs brodés et d'autres cadeaux de ses admirateurs.

Comme lorsqu'il était enfant, M. Lee Tien-lu suivait la représentation dans les coulisses. Il rappelle volontiers que son père ne lui a vraiment rien enseigné. C'est de l'observation et de l'écoute qu'il a tout appris.

En 1962, sa popularité lui apporta une invitation à donner une représen­tation de marionnettes à la télévision qui commençait à diffuser à Taiwan. Il signa un contrat d'un an, mais il se rendit vite compte qu'il lui était difficile d'harmoniser un programme entre le temps du studio et celui des repré­sentations vivantes. De plus, cela lui était dur de donner un spectacle sans la présence immédiate d'une audience. « J'ai alors constaté que j'appartenais au public du théâtre », lance-t-il.

M. Lee Tien-lu refusa d'adopter maintes approches modernes que d'autres troupes commencèrent à em­ployer dans les années 70. Il estimait que la musique enregistrée, les entractes avec des chansons pop, les effets de lumière intempestifs et les personnages de temps modernes font tous partie d'un phénomène passager. Il préfère s'en tenir aux marionnettes traditionnelles et avec la musique jouée en public. Un vrai orchestre peut adapter son rythme et son volume à l'accompagnement des marionnettes et répondre au public. De plus, il ajoute que les musiciens de la « fosse » chantent une partie de la pièce en chinois classique pendant que le dia­logue de la scène s'effectue en dialecte taiwanais. Ceux qui ne comprennent pas le dialecte local peuvent toujours comprendre ce qui se passe.

Mais le nouveau style, appelé art Kin-kouang [金光, jinguang], devient à la mode. Une de ses figures de proue est M. Huang Chun-hsiung, très populaire auprès des téléspectateurs. En 1976, sur plus de 400 troupes de marionnettes enregistrées dans l'île, seulement six adoptèrent la nouvelle variété Kin-kouang. Mais les troupes de l'ancienne mode trouvèrent de plus en plus difficile d'attirer des spectateurs. I-wann-jann appartenait à la tradition en déclin. Las, M. Lee Tien-lu pense à se retirer.

C'est à peu près à cette époque qu'il rencontra M. Jacques Pimpaneau, sinologue français (cf. l’article de « Un intermédiaire », libre, Vol. VII, No. 1, 1990.), qui a plusieurs étudiants de l'université de Paris-VIII s'intéressant aux marionnettes chinoises. C'est alors le début d'un long échange. Le premier étudiant, M. Jean­-Luc Penso, arriva à Taiwan en 1974 pour travailler avec M. Lee Tien-lu. Il fut rejoint un peu plus tard par deux étudiantes. Ils commencèrent par des exercices simples, comme l'élargisse­ment de l'ouverture de la paume et la revue de plusieurs opéras de Pékin ayant des scénarios, des dialogues, une musique et des gestes semblables à ceux de l'art traditionnel des marionnettes. Ils suivirent également la troupe I-wan­n-jann dans ses déplacements et ses représentations.

Puis, M. Lee Tien-lu leur enseigna les mouvements de base des marionnettes, tels que la marche, la position assise sur un tabouret, l'absorption d'un liquide d'une coupe de vin, l'écriture d'une lettre, l'ouverture d'un éventail. Mais il souligna qu'ils apprendraient davantage en s'exerçant et en expéri­mentant eux-mêmes qu'en imitant simplement leur maître, il leur répétait donc : « L'imitation ne vous mènera nulle part. Vous devez créer et improviser. Si vous ne répétez que les gestes de votre professeur, votre représentation ne sera pas naturelle. Un excellent montreur doit avoir son propre style. »

Une pratique et une expérience continues sont les seuls moyens d'acquérir une formation dans l'art des marionnettes, dit M. Lee Tien-lu. Mais il faut aussi créer et improviser.

Les étudiants s'initièrent également aux techniques vocales et apprirent à jouer du tambour, du gong, du sona(4), et divers instruments à cordes [chinois] qui composent l'orchestre d'un théâtre de marionnettes chinoises. M. Lee Tien­-lu leur enseigna même à tailler, graver, peindre les têtes de marionnette et coudre leurs vêtements.

En 1978, ces étudiants retournèrent en France et montèrent leur propre troupe, le Théâtre du Petit Miroir. Dirigée par M. Jean-Luc Penso, dit aussi Ah-Pen, la troupe présente des scénarios s'inspirant aussi bien de classiques grecs et latins parlés en français que d'histoires chinoises avec les propres dialogues de M. Lee Tien-lu sur bandes enregistrés. Elle effectue de nombreuses tournées en Europe, et M. Lee Tien-lu peut être fier de ce succès. « Ah-Pen et ses compagnons sont vraiment motivés par l'étude de l'art de marionnettes. Le problème du langage est éclipsé par leur enthousiasme », dit-il.

En 1981, la troupe de M. Penso fit une grande tournée en Chine continentale, à Taiwan, au Japon et en Corée du Sud. M. Lee Tien-lu les accompagna et s'attira plusieurs autres nouveaux étudiants, dont un célèbre marionnettiste japonais et un bonze coréen, qui, à leur tour, montèrent leurs tréteaux. En 1982, une jeune Américaine vint aussi étudier sous la direction de M. Lee Tien-lu et créa un groupe de représentation pour les élèves des établissements primaires et secondaires américains. Depuis la première troupe française, M. Lee Tien-lu enseigne à une douzaine d'étudiants étrangers du Japon, de Corée du Sud, des Etats-Unis et d'Australie. Il dispense également plusieurs cours sur les marionnettes chinoises en France à l'invitation du ministère de français.

Le travail de M. Lee Tien-lu avec des étudiants étrangers a amené un plus grand public à I-wann-jann. Depuis 1984, la troupe a donné des représentations en Europe, en Corée du Sud, à Hongkong, au Japon et aux Etats-Unis. En 1985, M. Lee Tien-lu a gagné le Prix de l'Association des marionnettistes de New York. Et en 1988, il a été invité en France au Festival international des marionnettes et y a gagné le premier Prix de la réalisation artistique.

Cette réputation internationale grandissante conduisit à une réappré­ciation en République de Chine. En 1985, le gouvernement nomma M. Lee Tien­-lu parmi le premier groupe des « Maîtres des arts folkloriques » et lui décerna son nouveau Prix du Patri­moine des arts. Le ministère de l'Education choisit aussi plusieurs étudiants en chinois classique pour l'aider à transcrire et à conserver ses scénarios, et fait enregistrer ses représentations sur des vidéobandes destinées à l'enseignement.

M. Lee Tien-lu et son fils aîné rapportent les effigies du chevalier Si Tsin et de l'officier Tien Tou, les divinités honorées par tous les marionnettistes de Taiwan. Chaque troupe décide à son tour de les enchâsser afin de les conserver et de les honorer.

En 1989, ce même ministère invita M. Lee Tien-lu à participer au projet de transmettre l'art traditionnel des marionnettes à la postérité. Un étudiant et deux lycéens furent d'abord choisis comme élèves officiels de M. Lee Tien­-lu. Plusieurs autres ont plus tard été sélectionnés de manière à former une troupe. A présent, dix jeunes gens travaillent avec lui et ses fils, donnant trois représentations en soirée par semaine. Chaque personne reçoit une aide de l'Etat de 450 dollars américains par mois.

Le secteur privé s'y intéresse également. Cette même année, un groupe de professeurs de l'université nationale de Taiwan créa -she qui œuvre à la promotion des artistes du folklore, comme M. Lee Tien-lu. L'instituteur, M. Kuo Tuan-chen, à cette époque membre de , demanda à M. Lee Tien-lu et ses fils d'enseigner l'art des marionnettes à ses élèves de l'école primaire Tchoukouang (Chukuang) de Pankiao. Et l'année suivante, fut monté le premier théâtre de marionnettes de Taiwan tenu par des enfants, Weï-wann­-jann (Wei-wan-jan), qui donne des représentations non seulement dans l'île, mais aussi au Japon et aux Etats-Unis. En 1988, il accompagna aussi M. Lee Tien-lu en France. Un autre groupe de l'école primaire de Pingteng de Taipeh, formé par les fils de M. Lee Tien-lu, créa en 1988 la troupe Tchiao-wann-jann (Cheau-wan-jan). M. Lee Tien-lu, parfois invité à parler à ces jeunes passionnés de marionnettes, est impressionné par leurs aptitudes. « Ces enfants savent se concentrer sur ce qu'ils apprennent, dit-il. Ils aiment jouer et font attention en jouant. Ils ont des possibilités. »

Le succès de ces troupes enfantines a inspiré beaucoup d'étudiants et de professeurs qui ont cherché une forma­tion auprès de M. Lee Tien-lu et de ses fils. Mais ces derniers estiment que tous ne se consacrent pas assez à leur apprentissage. Comme il pense que leur passion ne durera pas longtemps, il n'a plus d'enthousiasme à leur enseigner, explique M. Lee Tien-lu. Il a également des sentiments mitigés sur les élèves parrainés par l'Etat. Après avoir travaillé avec eux plusieurs années, il estime qu'ils ne peuvent pas atteindre ses étudiants. Ils ont encore besoin d'une aide professionnelle de première main pour monter une représentation, se lamente-t-il. Comme ils ont beaucoup trop d'engagements externes et de tâches académiques, ils ne peuvent vraiment pas se concentrer à l'étude de l'art des marionnettes. Ils apprennent tout très vite, mais ne savent revoir une histoire, créer de nouveaux gestes ou donner du style à leur représentation. Cependant, M. Lee Tien-lu n'abandonne pas. S'ils poursuivent assidûment leurs efforts et travaillent ferme, ils pourront y parvenir, ajoute-t-il.

De grands espoirs et des déboires occasionnels n'ont pas entamé les efforts de M. Lee Tien-lu pour promouvoir l'art traditionnel des marionnettes. Et comme le conclut M. Kuo Tuan-chen : « M. Lee Tien-lu est toujours le pionnier. Il fut le premier à prendre des élèves étrangers. Il est le premier à enseigner l'art des marionnettes aux écoliers. Sa plus grande contribution repose en sa volonté et ses efforts de transmettre son talent aux plus jeunes générations. »

Yun You-ching

(V.F., Jean de Sandt)

Photographies de Wang Wei-chang.

Le jeune petit-fils de M. Lee Tien-lu grandit aussi dans le monde des marionnettes. Il s'exerce ici avec le roi-singe, une figurine de la famille rapportée depuis plusieurs générations.

Nota : Dans les articles précédents, nous avions écrit M. Li Tien-lu. Récemment, son nom, suivant une anglicisation à la mode, s'est vu orthographié M. Lee Tien-lu. Il s'agit bien entendu du même personnage. Rappelons qu'en Chine, seuls les idéogrammes chinois font foi en matière d'onomastique. En République de Chine où toute transcription est laissée au libre choix, l'usage suit généralement le système de transcription anglais (normalement simplifié) de Wade-Giles, notamment pour la transcription des noms et prénoms sur le passeport, mais des modifications orthographiques préfé­rentielles peuvent y être apportées. Ce n'est plus le cas en Chine continentale où les autorités publiques n'autorisent aucune orthographe onomastique autre que celle officiellement en vigueur depuis 1979. (NDLR)

(1) Josson, (n.m.). Forme francisée du pékinois jeou-song. Néologisme désignant de la viande de porc maigre, hachée et déshydratée, se présentant en filaments ou en fibres séchées qui ont gardé toutes leurs propriétés protéiques et gustatives. C'est un aliment chinois de grande valeur nutritive. On en confectionne avec d'autres chairs (volaille ou poisson). [Du chinois (pékinois) jeou-song (rousong), émincé de viande.] (NDLR)

(2) Taël, (n.m.). Unité de poids équivalent au liang chinois, c'est-à-dire environ 36 grammes. [Du portugais, altération du malais tahil, unité de poids ci-dessus définie.] (NDLR)

(3) Kong-fou (n.m.). Style particulier des arts martiaux chinois. L'orthographe donnée ici est la transcription française, conforme aux habitudes francophones, a contrario l'orthographe anglo-saxonne (kung-fu) peut­-être plus répandue. [Du chinois (pékinois) kong-fou (gongfu), talent, adresse (dans les exercices de force).] (NDLR)

(4) Sona, (n.m.). Nom chinois d'un instrument de musique chinois. C'est un instrument à vent, à bec et pavillon de cuivre, qui émet des sons relativement bas. Transcription francisée du terme chinois souona (suona). (NDLR)

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