>> Le 7e art taiwanais est servi par des réalisateurs inventifs et courageux qui mériteraient davantage d’attention du public. Quatre d’entre eux nous parlent de leur parcours
Chang Tso-chi
How are you Dad? La question n’est jamais posée, et pourtant elle crève l’écran tout au long de cet étrange « film » en dix tableaux indépendants qui révèlent un moment crucial de l’amour père-enfant. On y retrouve concentrées toutes les émotions contenues, réprimées d’une société taiwanaise dans laquelle le père a longtemps été une figure au mieux absente, au pire violente, mais rarement attentive. Cette société-là, Chang Tso-chi le dit lui-même, est en passe de disparaître. Les choses ont changé : dans la rue, les jeunes pères portent leurs enfants…
« J’ai fait ce film en mandarin pour mon père qui était un « continental ». Arrivé du Guangdong avec Tchang Kaï-chek en 1949, il se plaignait de ne pas comprendre mes films qui étaient tous en taiwanais. »
Atypique par sa forme, How Are You Dad? l’est aussi au sein de la filmographie de Chang Tso-chi. Est-ce bien le même réalisateur que celui de Soul of a Demon, de The Best of Times ? Où sont passés ses personnages de jeunes malfrats, cette atmosphère si particulière de vie de la rue, de gangs, d’honneur et de rétribution ? « C’est vrai, j’ai des copains qui ne voulaient pas croire que c’était moi le réalisateur ! D’habitude, je fais des films pour les plus de 18 ans, des films plutôt violents, là, c’est quelque chose pour toute la famille. » Résultat, le public taiwanais, surtout des hommes de plus de quarante ans, pleure à chaudes larmes sous le flot des émotions refoulées. Il y a par exemple l’histoire de ce petit garçon qui se dessine une montre au stylo-bille sur le poignet pour se souvenir de l’heure à laquelle, pour la première fois, son père l’a porté sur son dos… Et cet autre père qui, après avoir régalé ses enfants, se retrouve seul devant sa télé, derrière le rideau de fer qu’il vient de tirer. « C’est une idée insupportable pour les Taiwanais, un vieux père qui vit tout seul, dont ses enfants ne s’occupent pas. »
Chang Tso-chi, qui a longtemps été l’assistant de Hou Hsiao-hsien, notamment pour City of Sadness et Dust in the Wind, n’est lui-même réalisateur que depuis une dizaine d’années et fait, dit-il, un film tous les 3 ans à peu près. Il n’est pas vraiment satisfait de How Are You Dad?, dont il sent les défauts et qui a été diversement accueilli. « Le format court, je ne sais pas faire. Trois jours de tournage et il faut tourner la page, c’est frustrant. Cela dit, avec ces dix mini-films, j’avais un but, ce n’est pas la même chose que des courts métrages d’étudiants ! »
Modeste, Chang Tso-chi cite ses maîtres. « Je n’arrive pas au niveau de Hou Hsiao-hsien. Quand on a eu fini Dust in the Wind, j’ai tout de suite su que ça serait un classique. L’autre différence, c’est que je n’utilise que des acteurs inconnus. Ça prend beaucoup de temps, mais tourner deux fois avec les mêmes acteurs ne m’intéresse pas. Les stars, elles ont tellement tourné qu’on ne sait plus qui elles sont. » Une légère pique à l’adresse de Tsai Ming-liang, son aîné, qui sort de la même université que lui, et pour lequel Chang Tso-chi dit toutefois avoir une énorme admiration. « Ce qu’il fait, je ne serais pas capable de le faire. Et un réalisateur qui réussit, qui arrive à vivre de son travail, à s’acheter une maison, je dis bravo ! A part Tsai Ming-liang et Hou Hsiao-hsien, il n’y en a pas beaucoup ! »
Dans What on Earth Have I Done Wrong?, un vrai-faux « mockumentary », Doze Niu raconte jusqu’où il est obligé d’aller pour trouver de quoi financer ce film-là justement, fricotant avec un mafieux auquel il procure de l’héroïne et des filles. « Oui, éclate de rire Chang Tso-chi, on a tous un peu la même expérience, enfin… presque ! Pour les réalisateurs de ma génération, c’est dur de trouver des financements ! Il faut aussi savoir jouer avec les médias. Leon Dai, le réalisateur de No puedo vivir sin ti, s’est débrouillé pour que Ma Ying-jeou [le président de la République] aille voir le film, il est vraiment fort ! Nos deux films traitent du même sujet, ils sont sortis en même temps, mais je n’ai pas bénéficié du même tapage médiatique… »
L’autre obstacle pour Chang Tso-chi, pense-t-il, est qu’il ne tourne pas en mandarin, ce qui rend ses films plus difficilement exportables vers le reste du monde chinois. Pas question pour autant de sacrifier ses idéaux. « Moi je ne parle plus le taiwanais même si je le comprends encore un peu — c’était interdit à l’école quand j’étais petit, je l’ai oublié — mais je trouve que le mandarin est une langue morte, sans saveur, un outil de communication. Je ne tourne qu’en taiwanais, voire en hakka, une langue que je ne parle pas du tout. Soul of a Demon est même en partie en yami [la langue des aborigènes qui vivent sur l’île des Orchidées où ont été tournées certaines scènes]. Ce sont des langues tellement plus riches émotionnellement ! Je regarde les expressions des acteurs, ça me suffit pour savoir s’ils jouent vrai. »
Singing Chen
Un estropié (l’extraordinaire Jack Kao qu’on voit d’habitude en truand, ici à contre-emploi) parcourt la campagne avec une Guanyin de deux mètres de haut en vitrine dans son camion. En boitant sur sa vieille prothèse, il écume les champs et les chemins de montagne à la recherche des statuettes de dieux qui ont été jetées aux orties par des fidèles déçus. Il va croiser la route d’un vagabond dévoreur de nouilles instantanées (Jonathan Chang, le petit garçon de Yi Yi devenu grand), d’une jeune boxeuse aborigène (jouée par Tu Hsiao-han) en colère contre son père alcoolique, d’un architecte (Zhang Han) en pleine crise conjugale, et de beaucoup de chiens… Tous ces personnages pittoresques et qui incarnent pourtant une véritable réalité taiwanaise, se retrouvent sur la même trajectoire de collision, pris dans les fils d’une histoire dont l’écheveau a été tissé par la réalisatrice Singing Chen et son co-scénariste Lou Yi-an.
On peut s’étonner que Singing Chen, jeune réalisatrice indépendante, ait réussi à trouver des financements pour une production ambitieuse aux nombreuses têtes d’affiche. « Oui, confirme-t-elle, c’est très difficile de trouver de l’argent, les investisseurs taiwanais ne s’intéressent pas au cinéma. Heureusement, pour God Man Dog, j’ai obtenu une subvention de 5 millions de dollars taiwanais. Mais le reste, je l’ai emprunté auprès de ma famille, mes amis… » Une façon très taiwanaise de financer un projet, donc.
Après des études de communication, Singing Chen commence par faire de la pub, mais plutôt comme scénariste. « De fil en aiguille, je suis devenue assistante réalisatrice, j’ai appris sur le tas. » Est-ce plus difficile pour les femmes de réussir dans ce métier ? « Plus aujourd’hui, mais quand j’ai commencé, il y a dix ans, avec mon premier film (Bundled), on ne me faisait pas de cadeaux si je faisais une erreur. Maintenant, on trouve beaucoup d’informations sur Internet, et il y a aussi du matériel vidéo beaucoup plus facile à manier. Et puis j’ai fait mes preuves. Mais je ne suis pas la seule, il y a aussi Zero Chou [la réalisatrice de Spider Lilies] et Fu Tien-yu [Somewhere I Have Never Travelled] par exemple. »
On retrouve magnifiées dans God Man Dog des questions qui tourmentent la société taiwanaise, comme l’incommunicabilité, les inégalités sociales, mais surtout l’aide qu’on peut véritablement attendre des dieux. N’est-ce pas miser un peu trop sur l’exotisme ? Singing Chen s’en défend. « L’idée de ce film m’est venue il y a une quinzaine d’années, après la mort de mon petit frère. A l’époque, je n’ai pas trouvé de réconfort dans la religion, et j’ai beaucoup réfléchi à ce sujet, à la place des dieux dans notre vie. Que veulent-ils nous dire ? Quand ton cœur est en détresse, sur quoi peux-tu t’appuyer ? »
A la fin des années 90, on a vu dans les campagnes quantité de dieux abandonnés par des gens qui avaient perdu au loto : ils pensaient que le dieu leur avait donné de faux numéros. On leur coupait même les mains et les pieds par vengeance.
Singing Chen confesse une forte attraction pour tout ce qui est mystique, et pour le côté esthétique de la religion populaire et des rites funéraires, dans un pays où la mort est taboue. Dans son nouveau film, A Place of One’s Own, Jack Kao — encore lui — joue ainsi le rôle d’un fabricant de maisons en papier pour les funérailles… Magique !
Cheng Yu-chieh
Yang Yang (Sandrine Pinna) est une jeune fille qui a quelque chose de plus. Ce quelque chose, on croit d’abord que c’est une famille soudée, une carrière d’athlète peut-être prometteuse — mais très vite, cette façade se brise. La personnalité rieuse et insouciante qu’elle s’était créée se fissure lorsqu’elle succombe au charme du petit copain de sa demi-sœur. Incapable de faire face à la honte d’avoir trahi celle qui était aussi sa meilleure amie, elle quitte le refuge familial, tente une carrière dans le cinéma et se lance à la recherche de son père, un Français qu’elle n’a jamais connu.
Né en 1977, Cheng Yu-chieh a fait des études d’économie avant de bifurquer vers les arts visuels. Après quelques courts métrages et des incursions dans le monde de la publicité, il se lance dans le tournage de son premier long métrage en 2006. Ce sera Do Over, une variation sur le thème de la machine à remonter le temps dont le personnage central est un réalisateur refaisant sans cesse la chute de son film. Do Over, un film très « jeune » servi par de bons acteurs et qui bénéficie d’une photographie excellente (Jake Pollock) qui n’est pas sans rappeler Wong Kar-wai, a trouvé un public enthousiaste à Taiwan. A peu près au même moment, on lui propose de passer devant la caméra pour une série télé, et avec son visage de poupon, il devient instantanément une célébrité. « Tout a été relativement facile pour moi, reconnaît Cheng Yu-chieh. J’ai eu de la chance, mais j’ai aussi su saisir les occasions et les concrétiser. » Cela a aidé, sans aucun doute, d’avoir un producteur qui s’appelle Lee Khan (le frère du cinéaste Ang Lee). Une des clés de son succès, dit-il, est d’avoir dès le début eu derrière lui une équipe soudée qui l’épaule tant pendant le tournage que pour la promotion.
C’est sur le tournage de Do Over qu’il travaille pour la première fois avec Sandrine Pinna, la Franco-Taiwanaise qui sera trois ans plus tard l’héroïne de Yang Yang. « Le scénario a été écrit pour elle. Cela dit, être métis aujourd’hui, cela est de plus en plus ordinaire à Taiwan, et ce n’est pas le thème principal du film. Moi aussi, dans un sens, je suis métis parce que mon père est Japonais d’origine chinoise. Peut-être que j’en tirerai une idée de film plus tard. »
C’est que, comme la plupart des jeunes réalisateurs taiwanais, Cheng Yu-chieh écrit ses scénarios lui-même. Pourquoi ? Parce que, dit-il, les auteurs, les scénaristes manquent à Taiwan. « Ce n’est pas comme au Japon où il y a des centaines de milliers de gens qui vivent de leur écriture. A Taiwan, c’est par exemple très dur de gagner sa vie comme romancier, la culture n’a pas une place importante comme en France ou en Corée du Sud. En même temps, comme les réalisateurs écrivent eux-mêmes leurs histoires, leurs films sont plus originaux. »
Un des principaux problèmes du cinéma taiwanais aujourd’hui, pour le jeune réalisateur, c’est le manque de financements. « Il y a de plus en plus d’investisseurs mais les films taiwanais ne font pas encore assez de profits, or, dans la société taiwanaise, on n’a de respect que pour ceux qui gagnent de l’argent. Les médias ont leur part de responsabilité bien sûr parce qu’ils distillent le même message. »
Même s’il fait plutôt parti des jeunes auxquels les producteurs s’intéressent, comme tant d’autres réalisateurs taiwanais, Cheng Yu-chieh tourne aussi beaucoup de spots publicitaires pour assurer ses arrières. « En fait, je ne me considère pas comme un artiste, plutôt comme un ouvrier ! », dit-il, en complète contradiction avec l’impression que donnent ses films…
Rich Lee
Setia (Lola Amaria) est Indonésienne. Divorcée, elle a laissé sa petite fille à ses parents pour venir travailler comme garde-malade à Taiwan. Elle aime Supayong (Banlop Lomnoi), un Thaïlandais ouvrier sur les chantiers de Taipei, qui se prostitue si l’occasion se présente et traficote du matériel volé pour avoir de quoi l’emmener danser. Setia se lie d’amitié avec Wonpen (jouée par Niki Wu), sa collègue thaïlandaise. La journée, Wonpen travaille dans un salon de massages, le soir, elle joue les hôtesses au KTV pour gagner un peu plus d’argent. C’est une histoire ordinaire d’immigrés clandestins qui, dans l’anonymat des grandes villes, luttent péniblement pour survivre et mettre de côté de quoi payer l’éducation des enfants, les soins médicaux des parents restés au pays, là-bas très loin. Mais ce qui fait justement la force de Detours to Paradise (Sincerely Yours) est que ce quotidien, ses blessures et ses joies, est filmé de l’intérieur. Pas de voyeurisme, pas de leçons de morale non plus, mais la vie tout simplement. Et pourtant, Rich Lee, qui signe là son premier long métrage, s’est heurté dans son pays à un mur de déni et de désintérêt. La preuve, peut-être, que son œuvre était nécessaire. Rich Lee, qui jusqu’en 2006 a été professeur de cinéma à l’Université des arts de Taiwan, raconte comment les portes se sont fermées devant lui, l’impossibilité de trouver des financements pour un film qui ne semblait pas assez commercial, sur un thème dont personne ne veut parler. Il lui a fallu cinq ans pour terminer son film. « J’ai finalement dû le financer sur mes propres deniers », dit-il.
Mais pourquoi une telle obstination à traiter d’une problématique qui n’entraîne ici que haussements d’épaules ? « Cela a à voir avec ma propre expérience. J’ai moi aussi vécu dans une communauté d’immigrés multiraciale, lorsque j’étais étudiant en Angleterre, dit le réalisateur, qui est diplômé de l’Université de Warwick. Cela a été mon premier contact avec un tel ballet. » De retour à Taiwan, il réalise tout à coup la présence de cette communauté étrangère quasiment invisible, et aussi le nombre de clandestins qui travaillent dans l’ombre. « Je fais des allers-retours en train entre Taipei, Taoyuan et Hsinchu pour mon travail, et j’en rencontre souvent. J’adore être entouré par ces étrangers, ce sont des gens magnifiques qui m’inspirent énormément d’amour. »
Le déclic vient après avoir visionné le court métrage d’une de ses étudiantes, dans lequel les clichés se noient dans un racisme ordinaire. « J’ai pensé que c’était peut-être en partie de ma faute si elle avait produit un film de ce type, que je n’avais pas su susciter une réflexion suffisamment profonde sur le sujet. » Le manque de maturité de la jeunesse, son manque d’ouverture sur le monde, tout cela l’afflige.
Rich Lee, qui cite son admiration pour l’œuvre d’un Ken Loach, d’un Mike Leigh ou d’un Robert Bresson, plonge ainsi dans le cinéma engagé alors que tout le destinait à suivre une tranquille carrière universitaire. Peut-être a-t-il eu l’impression qu’il manquait un pan au jeune cinéma taiwanais, une production qu’il juge légère et trop axée sur la recherche du profit. « Depuis les années 80, toute l’énergie que l’on pouvait trouver dans la critique d’art s’est reportée sur la politique, déplore-t-il, et les discussions sérieuses ont disparu. »