Le 6 février 1989 est le premier jour de la nouvelle année lunaire qui, selon le calendrier traditionnel chinois se place sous le signe du Serpent.
En effet, chacune des années du cycle duodécimal reçoit le nom d'un animal. D'après une légende bouddhique, au seuil de la mort, tous les fidèles, hommes et animaux, se précipitent devant le Bouddha pour implorer sa miséricorde. Pour remercier les douze animaux qui arrivèrent les premiers à lui, il appela de leur nom les années du cycle duodécimal, ainsi dans l'ordre : le rat, le taureau, le tigre, le lièvre, le dragon, le serpent, le cheval, le bélier, le singe, le coq, le chien et le sanglier.
Donc ce 6 février, les Chinois du monde entier célèbrent le Nouvel An lunaire. Comme cette fête ouvre la saison vernale, on la nomme couramment la « Fête du Printemps », Tchouen-tsié [春節]. C'est la plus importante festivité annuelle de Chine. Elle a lieu après le long et rude hiver et juste avant la reprise des travaux de la ferme avec les nouveaux labours et les ensemencements. L'événement est bien sûr lié à l'économie agricole de la société chinoise. Et, justement en fin d'hiver, une longue période d'inactivité, sont célébrées des festivités plus intenses.
Autrefois, la saison du Nouvel An durait cinq semaines (ou mieux cinq phases lunaires). Les trois dernières semaines du mois des Sacrifices, ou La-yué [臘月], étaient le temps d'une active préparation de festivités célébrées durant les quinze premiers jours du Premier mois lunaire, Tcheng-yué [正月] selon tous les rites qui s'y attachent.
Aujourd'hui, les choses ont bien sûr changé, car la République de Chine s'est assurément transformée, passant d'un pays authentiquement agricole à une nation industrielle. Mais les festivités sont les mêmes et la plupart des traditions sont interprétées dans un milieu moderniste. Grâce à la prospérité et au plus haut niveau de vie du pays, l'ensemble de la population passe heureusement ces fêtes, et beaucoup de détails sont même revalorisés pour la plus grande joie de tous.
Si les temps ont changé et, avec eux, le mode de vie, la « Fête du Printemps » demeure une période de grandes réjouissances pour tous, en général, et les familles réunies, en particulier. Ces festivités étaient considérées comme un repos mérité des longs et durs travaux de la ferme et des champs pendant toute l'année écoulée, et on suspendait tout travail ménager et autre pendant les trois premiers jours de la nouvelle année afin que tout le monde puisse passer ces fêtes en famille. Il est donc d'usage courant, et légal en République de Chine, que pendant les trois premiers jours de l'an nouveau toutes les boutiques, échopes et autres magasins et services publics ou privés restent fermés. Et parfois avec l'introduction du week-end moderne, cela dure un peu plus, jusqu'à une semaine de congé!
Durant la période qui précède le Nouvel An chinois, les grands magasins, les supermarchés, les boutiques, grandes et petites, sont débordées d'une clientèle qui s'affaire autour des marchandises variées et abondantes, achetant des vêtements, des aliments et cadeaux divers pour les parents, amis et autres. Et les derniers jours de l'année sont toujours d'une fébrile activité à la maison afin de tout remettre à neuf. Les cuisines, les chambres, les cours et les autres pièces de la maison sont toutes nettoyées de fond en comble et décorées; la grande-porte de la maison ou de l'appartement sera ornée de longs placards rouges (toueï-lien) ornés de vers de bon augure ou de grandes images des gardiens de la maison, les dieux ostiaires. Enfin et surtout, on y prépare une nourriture variée, abondante et succulente qui sera vite dévorée par toute la maisonnée, les parents et amis visiteurs.
Pendant les congés, ceux qui demeurent plus loin, voire au-delà des mers, reviennent alors pour prendre en famille le « souper de l'année ». C'est la grande réunion de famille pour « passer l'année », kouo-nien [過年]. On en profite également pour se visiter les uns les autres, souhaiter les meilleurs vœux aux amis, s'offrir des cadeaux et présenter les nouveau-nés de la famille. Et les jeunes mariés de l'année écoulée rendent hommage aux parents de l'épouse le second jour de l'année nouvelle.
Le Nouvel An fait également le bonheur des enfants chinois. Ils revêtront des habits neufs et recevront de tous leurs aînés la traditionnelle enveloppe rouge, ou hong-pao, garnie de quelque argent. Il y a peu de temps encore, c'était une liasse de coupures de 10 yuans taiwanais toutes neuves pour leur couleur écarlate, symbole du bonheur. Aujourd'hui, la Banque de Taiwan a émis de nouvelles coupures de 100 yuans rouges qui ont remplacé les précédentes pour être dans le vent!
Pendant ces « vacances de Nouvel An » en République de Chine, c'est encore le moment des déplacements en nombre, en tous sens et dans toutes les directions. Les gares ferroviaires, les gares routières et les aéroports sont engorgées. Tous les transports spécialement aménagés, trains, avions et cars supplémentaires et autres moyens de locomotion, deviennent vite saturés pour convoyer dans les temps tous ces « vacanciers » à leur destination. Pour comble, un logement convenable fait parfois défaut, mais à la bonne franquette et dans la joie de se revoir, on oublie vite ces menus désagréments passagers. On s'y prendra mieux l'année suivante!
Donc, voilà l'Année du Serpent qui arrive!
Tandis que de nombreuses gens considèrent le serpent avec quelque répulsion, les Anciens en avaient une toute autre conception. Le serpent était déjà très vénéré dans l'antiquité. En Chine, il est le symbole de la longévité et de la fertilité, aussi le grave-t-on sur les ustensiles rituels et de décoration. Fou-hi, le premier souverain légendaire de la Chine, qui enseigna l'agriculture, la pêche et l'élevage avait, dit la légende, un corps de serpent.
Chez les anciens Egyptiens, le serpent est un signe de puissance, d'autorité, toujours présent sur la coiffe des pharaons. Les peuples de l'Inde l'adorent comme un dieu de Fertilité. Chez les Mayas du Yucatan, le serpent est le dieu du Tonnerre et de la Pluie qui offre à l'espèce humaine l'eau nourricière dont toute existence et croissance dépend. Dans l'Europe médiévale, les Vikings le vénéraient comme un dieu de la Mer. Aujourd'hui, les Paywans, une tribu aborigène de Taiwan, affirment que leur auteur commun était un serpent. Ils l'honorent toujours avec beaucoup de respect.
Le serpent n'est donc pas toujours perçu comme une créature méchante et cruelle. Et l'année qui lui est dédiée pourrait bien être meilleure qu'on n'oserait l'espérer!
On retrouve évidemment le serpent dans nombre de contes et légendes de Chine les plus populaires les uns que les autres où il occupe une place importante. Les plus anciens mythes chinois du Serpent sont repris dans le Chan-haï King [山海經], une anthologie de contes, légendes ou fables de l'antiquité à la dynastie Tcheou (env. Xe siècle avant J.-C.). Ainsi, les vingt-cinq chaînes de montagnes du nord de la Chine sont chacune le domaine d'un dieu qui a une tête humaine et un corps de serpent. Ailleurs, Siang Lieou [相柳] est « une créature ayant neuf têtes humaines sur un corps de serpent vert ». De tels passages sont probablement le reflet de traditions totémiques de la Chine préhistorique.
Dans le Jou Fan [蠕範], recueil taxinomique de zoologie d'après d'anciens textes rédigé sous la dynastie mandchoue Tsing, l'auteur, Li Yuan [李元], donne une définition effarante d'un serpent :
« Le serpent crochu [鈎蛇] est parfois appelé "serpent vengeur". C'est un reptile mangeur d'hommes. Si quelqu'un le blesse, il le poursuivra par-delà les plus longues distances jusqu'à ce qu'il le retrouve. Même si le fugitif tente de se cacher au sein d'une foule immense, le serpent finira par rattraper sa proie. »
Choisir son toueï-lien (couplet de vers) n'est pas toujours tâche aisée.
- « Une belle femme serpent et scorpion » [蛇蠍美人] (cheu hié meï jen) dénote une très belle femme mélée à des intrigues inextricables.
- « Le dragon se tient parmi les serpents » [龍蛇雜處] (long cheu tsa tchou), ce qui signifie que l'être bon ou noble se distingue parmi les méchants ou viles. Ici, le dragon symbolise l'homme de bien tandis que le serpent est le symbole du mal.
- « Yeux de serpent » [蛇眼] (cheu yen) ou « corps de serpent » [蛇形] (cheu hsing) sont des injures adressées à une personne machiavélique, intrigante et lascive.
Le serpent mythique a souvent des pouvoirs surnaturels. Il peut se métamorphoser en toute autre créature ou en un objet effilé, tel une ceinture ou une écharpe. Mais en vertu de ses caractéristiques yin bien particulières, il se transforme généralement en une belle séductrice qui ruinera un malheureux mortel. En revanche, celui qui reçoit la protection d'un dieu serpent, acquerra richesse et abondance; mais si leur alliance est rompue, le dieu serpent emportera tout ce qu'il a apporté.
C'est pourquoi, tuer un serpent possédant tant de pouvoirs surnaturels est une magnifique prouesse. Seuls ceux favorisés par les dieux pouvaient accomplir un tel exploit.
Les empereurs chinois régnaient en vertu du Mandat céleste. Il était acquis par un exploit sensationnel quand l'acquisition naturelle faisait défaut. Les grands chefs militaires ou politiques qui ont fait acte de prétention lors des grands troubles ont toujours compris que le Mandat du Ciel reposait non seulement sur des facteurs politiques très matériels, mais aussi sur une confiance générale. Celle-ci était souvent un mélange de crainte et de respect qu'éprouvent les masses pour un personnage qu'elles croient divin. Et tout aspirant au trône impérial possédait dans sa biographie officielle le plus grand nombre de prouesses. prodiges, miracles merveilleux. Et tuer un serpent, espèce démoniaque, était bien sûr un exploit extraordinaire.
Sous la domination draconnienne des Ts'in, le peuple gémissait, et on ressentait malaisément partout cette poigne de fer. Lieou Pang [劉邦], gouverneur du kiun (province) de P'ei [沛], était justement un élément de cette administration de l'empire unificateur de Ts'in.
Un jour, il eut bien des raisons de s'alarmer. En effet, deux condamnés aux travaux forcés s'étaient échappés du groupe enchaîné qu'il conduisait à Li-chan pour la construction du sépulcre impérial. Or, le convoyeur d'un tel groupe qui manquait à la remise de tous les condamnés était condamné à la peine capitale, même s'il remettait le reste des prisonniers aux mains des autorités.
Lieou Pang, récusant cette loi inique, décida qu'il valait alors mieux aller jusqu'au bout : il relâcha tous les prisonniers. Il pourrait ainsi se sauver lui-même et... courir sa chance.
Une quinzaine de ces prisonniers, par gratitude ou par désœuvrement, fit cause commune avec lui, faisant face aux mêmes difficultés et partageant la même destinée. Le soir, la petite troupe bivouaqua dans les marais de Fong-si. Elle entama les rations de nourriture et de vin en attendant la nuit qui couvrirait leur fuite. C'était un moment solennel, plein des nouveaux espoirs de liberté. Les hommes y burent leur content.
A la tombée du jour, Lieou Pang envoya un éclaireur relever le terrain. A peine était-il parti depuis quelques instants qu'il revint tout haletant et paniqué, balbutiant que le chemin était bloqué par un énorme serpent. Lieou Pang qui avait bien bu s'exclama tout feu tout flammes : « Comment un serpent de rien du tout peut-il effrayer des hommes dignes de vous? Restez tous ici pendant que je dégage la voie. »
Il saisit son glaive et demanda à l'éclaireur de le conduire plus en avant pendant que le reste de la bande les suivait à l'arrière. Un peu éméchée, la troupe ne discerna pas tout de suite le serpent. Lorsque celui-ci se déroula pour attaquer en sifflant rageusement, ils réalisèrent tous qu'il était presque sur eux. A en juger sa tête féroce, aussi grande qu'un panier, le serpent pouvait mesurer plus de vingt pieds.
Lieou Pang resta pétrifié, mais la fanfaronnade avait été prononcée, et tous les yeux se braquaient sur lui. Se maîtrisant, il se mit à frapper le monstre d'un coup bien ajusté. Avant d'avoir bien compris ce qu'il s'était passé, le serpent était étendu, à ses pieds, tout flasque dans une mare de sang. Lieou Pang avait réussi à fendre proprement le reptile en deux, de la langue à la queue.
Sur cette démonstration de courage, ses partisans l'acclamèrent, lui firent acte de fidélité et de respect. La voie étant dégagée, ils purent continuer leur chemin. L'un d'eux, un peu à la traîne, entendit alors une femme pleurer amèrement sur les lieux du combat. — « Pourquoi pleurez-vous ainsi, au milieu de la nuit? » lui demanda l'homme. — « Quelqu'un a tué mon fils », lui répondit-on. — « Comment cela? » — « Mon enfant était le fils de l'Empereur Blanc. En dormant ici, il avait reprit sa véritable nature de serpent. Comment pouvait-il se douter que le fils de l'Empereur Rouge passerait par ici et le trancherait en deux? » — « Que sont-ce ces histoires d'empereurs blanc et rouge? » gronda le traînard en tentant un geste vers la femme qui venait à l'instant de se volatiliser.
Le jour du Nouvel An, honorer les ancêtres de la famille est l'un des premiers devoirs de tous.
Rejoignant vite ses compagnons, il leur conta ce qu'il lui était advenu. Et les hommes d'interpréter aussitôt cette histoire et de se faire tranquillement à l'idée que leur chef était le vrai Fils du Ciel. Ils lui vouèrent un profond respect tandis que Lieou Pang à son tour en vint à partager cette idée. Plus tard, il devait revêtir la robe aux neuf dragons et fonder la longue et puissante dynastie de Han (206 av. JC - 220 ap. JC).
Cette anecdote a certainement bien servi Lieou Pang auprès des masses puisqu'elle imprégnait son triomphe d'une origine surnaturelle.
Une aventure similaire arriva à Lieou Yu [劉裕], le fondateur de la dynastie Song, dite Lieou-Song (420-477). Lieou Yu était d'une famille si pauvre qu'il avait été vendu comme apprenti. C'est pourquoi, il reçut le surnom de Lieou Ki-nou [劉寄奴], Lieou l'esclave lié.
Il eut une enfance très malheureuse, faisant de petits travaux par-ci par-là pour survivre. Devenu adulte, un jour d'été comme il coupait des roseaux dans un marais pour les vendre au marché, il entendit un bruissement. Dans ces terrains marécageux, cela ne pouvait qu'indiquer la présence de serpents. Lieou Yu ramassa prudemment sa faucille et s'empressa de quitter les lieux. Mais le reptile avait été plus rapide. En un instant, fondit sur lui un animal cauchemardesque, grand, noir, crachant, rampant, la langue dardée, les crochets prêts à s'enfoncer, la cruauté toute jaillissante de ces yeux perfides.
Lieou Yu, surmontant sa peur, frappa de toutes ses forces le monstre avec sa faucille. Soudain, le sang gicla et le serpent s'échappa en se faufilant dans les roseaux. Abandonnant son adversaire, Lieou Yu ramassa ses roseaux et courut à la ville.
Mais le soir pour rentrer chez lui, il lui fallait repasser à travers le marais. Il ne s'y attarda guère, avançant à grandes enjambées au milieu des joncs silencieux quand, soudain, il perçut le bruit de voix. — « Emporte donc ce cataplasme. Moi, je reste ici et en prépare un autre pour changer le pansement. » — « D'accord. J'emmène celui-là. Tu nous rejoins un peu plus tard. »
Que signifiait un tel dialogue à la nuit tombante au milieu d'un marais sauvage, s'interrogea Lieou Yu. Il s'approcha doucement et, sous le pâle clair de lune, il aperçut deux jeunes adolescents broyant des herbes dans une clairière. Faisant irruption sur eux : « Pour qui est-ce? » hurla Lieou Yu. — « Notre Grand Roi a été blessé ce matin par Lieou l'esclave lié », répondirent-ils. — « Où est donc cet esprit-serpent? » s'écria Lieou Yu en brandissant rageusement sa faucille. Mais les deux adolescents se dissipèrent en une volute de fumée, ne laissant qu'un mortier plein d'herbes pilées.
Lieou Yu rapporta la drogue chez lui et découvrit qu'elle était miraculeusement efficace contre les blessures d'arme blanche. Cette préparation porte toujours le nom de Lieou Ki-nou dans la pharmacopée chinoise des plantes médicinales, le Pen-ts'ao Kang-mou [本草綱目] (1578).
Lieou Yu n'est pas le dernier à avoir appuyé ses ambitions sur le pouvoir surnaturel des serpents. Au XIXe siècle encore, le grand ministre des Tsing, Tseng Kouo-fan [曾國藩], qui œuvra à l'écrasement de la Révolte des Taï-ping, avait la réputation d'être une réincarnation de python. Cette allégation reposait sur le fait qu'il avait la peau sèche et squameuse, rappelant un serpent en mue. Bien sûr, cela ne servait qu'à souligner le caractère cauteleux, sournois et habile du vieil homme d'Etat. Mais ainsi assimilé au serpent, il était important que le peuple le crût détenteur de pouvoirs surnaturels.
De nombreux contes à morale ont été introduits en Chine avec le bouddhisme sous l'époque des Tang. Dans les contes d'animaux, le serpent apparaît communément comme l'instrument de la colère divine contre ceux qui auraient négligé les Huit Vertus et les Quatre Règles. Afin que nul n'oublie que la « piété filiale est la première de toutes les vertus et la luxure le pire des vices », ces fables chinoises font souvent intervenir un serpent qui, sous une forme ou une autre, rappelle à la multitude une plus juste conduite.
Li Kouan [李琯], neveu du gouverneur de Fong-siang, officier militaire, jeune et arrogant, habitué à ce que personne ne lui résistât, supportait mal qu'une femme lui dise non.
Un jour, au cours d'une chasse, il aperçut sur son chemin deux charmantes servantes à cheval escortant une somptueuse voiture. Sans une hésitation, il partit en « chasse ». Les servantes en livrée blanche, ayant remarqué qu'elles étaient suivies, retinrent doucement leur monture. Quand Li Kouan arriva à leur hauteur, elles l'interpelèrent : « Vous êtes beau gentilhomme et grand connaisseur en beauté. Tandis que nous sommes sans grâce et de basse origine, dans cette voiture devant nous est une personne vraiment digne de votre attention. »
Se fiant à l'indication, le jeune cavalier éperonna sa monture pour arriver en arrière de la voiture. Il n'avait pas encore aperçu l'occupante à l'intérieur qu'il se sentit enveloppé d'un parfum enchanteur. Grisé, oubliant même sa suite restée loin derrière lui, Li Kouan suivit le véhicule jusqu'à son immobilisation aux abords de la ville devant un jardin rempli de splendides fleurs.
Sautant à bas de son cheval, il fut aussitôt accompagné par les deux servantes qui l'introduisirent dans une grande salle de la demeure attenante. Là, il attendit quelque moment tandis que le parfum envoûtant qui l'enveloppait devenait de plus en plus suave et que l'excitation grandissait en lui. Soudain, à la tombée de la nuit, une jeune fille d'une beauté extraordinaire, exhalant le même parfum capiteux et vêtue seulement d'une robe de gaze légère et diaphane s'avanca à lui.
L'ayant cherché toute la nuit, ses serviteurs ne le retrouvèrent que le lendemain matin après qu'il eut quitté la demeure. Ils le raccompagnèrent chez lui, mais Li Kouan alla aussitôt se coucher, se plaignant d'un mal de tête sourd et lancinant. Ce jeune libertin n'était pas étranger aux soirées d'ivresse et les lendemains matins n'avaient rien de nouveau pour lui. Mais cette fois-ci, il ressentait un malaise indicible, entièrement différent de l'accoutumée. La douleur se faisait de plus en plus intense et, vers midi, son front éclata le laissant raide mort.
Mais cette mort plongea ses parents dans perplexité. Deux serviteurs ne purent tout au plus que raconter le banal incident de la veille. Leur jeune maître avait prétendu sentir un parfum grisant alors que les serviteurs ne reniflèrent qu'une odeur de serpent si désagréable qu'ils durent s'en écarter.
Conduits sur les lieux de l'incident de la veille, le père de Li Kouan et les serviteurs ne trouvèrent qu'une vieille souche. A l'intérieur du tronc creux, ils aperçurent la trace d'anneaux d'un immense serpent. Fendant la souche, ils virent dans l'ouverture plusieurs petits serpents blancs qui grouillaient.
Ce conte de Li Kouan sert à illustrer la maxime traditionnelle que « le mal répond au mal ». Il dessert par ailleurs la causalité que l'éthique confucéenne et le bouddhisme proclament.
Les plus populaires sont celles d'animaux rendant les bienfaits qu'ont prodigués des gens vertueux. Ils mettent en valeur des personnages dont la conduite intègre et le cœur vertueux les ont mis à l'abri des influences néfastes. En fait, ces parangons de vertu vont même jusqu'à tirer des bienfaits de leurs contacts avec des serpents, qui en général n'apportent que malheur.
La lèpre sévissait à Canton. Selon une vieille croyance, cette maladie ne pouvait se guérir qu'en la transmettant à une personne de sexe opposé avant que la maladie n'ait atteint une phase aiguë. Et les parents essayaient donc de marier leurs enfants contaminés à des « étrangers » sans défiance. Ainsi, Kieou Li-yu [邱麗玉], Précieux Jade, la jolie fille d'une riche famille cantonaise, fut promise en mariage à un jeune lettré, Li Wen [李文], originaire du Nord et nouvellement arrivé à Canton. Il fut quelque peu étonné, mais vite enchanté par la chance de pouvoir faire un si beau mariage.
Le soir de ses noces, comme il approchait sa jeune épouse, Précieux Jade le repoussa doucement et l'avertit : « Vous serez mort demain soir! Comment pouvez-vous penser si vite à l'amour? » Li Wen fut tout interloqué. Mais bien vite Précieux Jade lui expliqua les raisons de ce mariage. La jeune femme avoua qu'elle n'avait pas du tout le cœur à lui causer du mal : « Il te faut trouver un moyen de quitter cette maison sain et sauf. Or, mes parents voudront certainement t'examiner demain matin pour voir si la maladie se manifeste bien sur toi. Ils ne voudront pas te laisser partir avant d'être convaincus que la maladie t'a bien été transmise. » Et la jeune femme prit un fard écarlate et l'appliqua sur le cou du jeune homme afin qu'il semblât avoir contacté la terrible maladie.
Au cours de festivités le lendemain, le père de Précieux Jade ne manqua pas de remarquer cette macule soigneusement contrefaite. Quand le jeune lettré, suivant les conseils de sa femme, demanda à son beau-père la permission d'aller rendre visite à sa vieille mère, celui-ci ne fut que trop content de se débarrasser si vite de son gendre. Le jeune lettré fit des adieux déchirants à sa bien-aimée et il supplia qu'il lui soit permis, malgré tout ce qui pourrait advenir, de la revoir une fois avant sa mort.
Li Wen était parti depuis quelques mois quand Précieux Jade fut frappée des hideux nodules de la lèpre. Furieux d'apprendre la supercherie de sa fille et craignant qu'elle ne contamine toute la maisonnée, son père l'enferma dans un appentis de bois derrière la maison. Mais celle-ci se souvenant de la promesse faite à son mari dut soudoyer les serviteurs gardiens pour se faire libérer. Et rassemblant ses effets, elle partit à pied rejoindre son époux.
Au bout d'un voyage long et pénible, la jeune femme atteignit enfin le seuil de la demeure maritale. Li Wen fut profondément affligé de voir sur son épouse les ravages foudroyants de la maladie. Sa mère, quoique horrifiée, fut éprise d'un sentiment tout maternel et ne put la renvoyer. Se rappelant que sa bru avait sauvé la vie de son fils, la vieille dame consentit de l'installer à contre-cœur dans un entrepôt pour passer le reste de ses jours.
Une nuit, comme Précieux Jade dormait calmement, elle fut éveillée par une sorte de sifflement dans le vestibule extérieur, mais n'y prit autrement garde. Le lendemain matin, elle aperçut dans un tonnelet de vin vieux un grand serpent noir qui s'y était noyé. Pensant immédiatement que le vin était empoisonné par le serpent mort, elle en but de larges rasades souhaitant mettre fin plus rapidement à son affreuse existence.
De petites taches de lumière blanche se mirent à pétiller devant ses yeux, et elle sombra bientôt dans une profonde stupeur qui n'était nullement désagréable. Un peu plus tard, sa belle-mère la découvrit inconsciente dans le vestibule. Ne parvenant pas à la ranimer, elle ordonna qu'on la veillât le temps qu'il faudrait, pensant la voir mourir à tout instant. Quel ne fut pas l'étonnement généraI, quand Précieux Jade s'éveilla quelques jours plus tard. Elle se dressa sur sa couche, frotta ses yeux embués. Quand ses mains touchèrent ses joues, une large croûte putride se détacha de son visage, et la peau nouvelle qui apparaissait était aussi douce et tendre que pouvait l'espérer une jeune fille.
Précieux Jade continua donc à boire de ce vin empoisonné, avalant chaque jour une dose qui aurait certainement tué instantanément toute autre personne. Mais loin de souffrir d'effets déagréables, sa santé s'améliora rapidement. En moins d'un mois, ses plaies avaient complètement disparu et elle recouvrit une excellente santé. Elle vécut alors auprès de son époux bien-aimé dans le bonheur jusqu'à un âge avancé.
Le narcisse décore traditionnellement les maisons chinoises pendant la saison nouvelle.
La Légende du Serpent Blanc
Même en Occident, depuis le jardin d'Eden, le serpent a perdu les femmes, proies faciles de ses ruses astucieuses et machiavéliques. Dans les contes et légendes chinois, les rôles sont inversés. Les démons serpents prennent la forme de très belles femmes séductrices qui absorbent la force yang de leurs victimes, aspirant leur sang et leur moelle jusqu'à leur ruine totale.
La célèbre histoire chinoise bâtie autour de ce thème est sans doute la Légende du Serpent blanc, ou Paï-cheu Tchouan [白蛇傳]. L'héroïne surnaturelle ne recherche que le bien pour son amant, malheureusement, leur union a inéluctablement une conclusion tragique.
Cette union était marquée par le destin, un engagement scellé un millier d'années auparavant. Hiu Sien [許仙], dit aussi Hiu Han-wen [許漢文], le héros de cette légende, avait dans une vie antérieure sauvé un serpent blanc des mains d'un saltimbanque vendeur d 'huile de serpent.
Et l'esprit de ce serpent s'était retiré dans la solitude des monts sacrés Omeï, dans le Sseutchouan. Après mille ans d'une retraite spirituelle, il crut avoir atteint la perfection, c'est-à-dire pouvoir quitter sa dépouille mortelle, selon la formule consacrée. Mais avant de s'élever au nirvâna, il décida de partir à la recherche de Hiu Sien pour payer sa dette à l'homme lui avait auparavant sauvé la vie.
Sous la forme d'une belle jeune femme au nom de Paï Sou-tchen [白素貞], il se rendit donc à Lin-an, capitale des Song du Sud (auj. Hangtcheou dans le Tchekiang), où vivait l'apprenti herboriste, Hiu Sien, aussi réincarné. Paï Sou-tchen choisit de s'installer dans une vieille demeure abandonnée en bordure de la ville. Trouvant la place déjà occupée par l'esprit d'un serpent vert, le serpent blanc engagea contre l'occupant un duel où il triompha. Et le serpent vert, soumis, devint sa jolie servante, Siao-tsing [小青], Petite Verte. Ainsi, les deux serpents prenant l'apparence de deux belles demoiselles se mirent à la recherche de Hiu Sien.
Lors de la Fête du Nettoyage des Tombes (Tsing Ming), fête à la fois triste et gaie du début du printemps, les gens se réunissent dans la campagne pour nettoyer les tombes de leurs parents disparus. C'est en même temps la première grande sortie de la nouvelle année après avoir passé tout l'hiver enfermés à la maison.
Les jeunes filles se balancent sur des escarpolettes, les jeunes gens composent des vers. C'est l'époque des premières fleurs, des badinages amoureux, des averses soudaines et des rires dans les prairies, mais toujours à l'ombre des tombes qui rappelent combien la vie est éphémère.
Hiu Sien, orphelin, venait de nettoyer le lieu sépulcral de ses parents et, sur le chemin du retour, il fut surpris par un orage. Il héla un batelier pour retraverser la rivière et rentrer au plus tôt à Lin-an. Au moment de quitter la rive, Hiu Sien y aperçut sur la berge deux jeunes femmes, toutes tremblantes et mouillées par la pluie, à l'évidence une jeune et charmante maîtresse, toute vêtue de blanc, et sa servante. Hiu Sien proposa le demi-tour au batelier pour les prendre à bord.
Sur l'embarcation, on se salua gentiment, mais ni Hiu Sien, ni Paï Sou-tchen ne purent entretenir un poli bavardage. Le jeune herboriste était littéralement tombé en extase devant la belle veuve, comme elle s'était présentée, tandis que cette dernière avait toutes les peines du monde à baisser les yeux et à ne pas regarder le jeune homme en face d'elle, comme il convient à une dame. En fait, c'est Siao-tsing qui nourrit la conversation pendant que les deux amants liés par le destin se lançaient de tendres œillades.
Le lendemain, après avoir traîné toute une matinée dans l'herboristerie, l'esprit vaquant à d'autres images printanières, Hiu Sien se rendit à la demeure des deux jeunes femmes rencontrées la veille. Siao-tsing prépara une légère collation et les deux amoureux seuls au monde se racontèrent leur histoire respective, comment ils étaient tous les deux seuls au monde, lui, orphelin, et elle, veuve.
« Et bien alors, pourquoi ne vous mariez-vous pas? suggéra Siao-tsing. Je vous servirai d'entremetteuse. »
Loin de s'opposer à une telle conclusion, ils discutèrent des formalités de leur mariage et de leur vie commune. Hiu Sien quitterait son travail d'assistant et ouvrirait sa propre herboristerie. Les fonds ne poseraient pas de problème puisque Paï Sou-tchen les fournirait, ses économies étant plus que suffisantes. Discrètement, elle ordonna à Siao-tsing de se procurer un lingot d'argent de 50 taëls qui servirait d'acompte pour la boutique.
Le jeune herboriste alla négocier la location d'une boutique. Sur le point d'achever sa transaction, il en sortit son pécule pour régler, soudain un gendarme fit irruption et l'arrêta sur le champ saisissant le lingot d'argent qui ressemblait étrangement à celui disparu dernièrement des réserves impériales. En effet, il était facilement identifiable à cause du sceau qui y était poinçonné.
Traduit devant le juge, Hiu Sien nia fermement ce vol. Mais incapable de donner une explication cohérente de la provenance de ce lingot dans sa bourse, il fut emprisonné, puis finalement banni dans le lointain district frontalier de Tchenkiang.
Paï Sou-tchen le suivit donc dans cet exil où ils furent à nouveau réunis dans cette contrée lointaine et sauvage. Hiu Sien nourrit de nombreux soupçons que la jeune femme apaisa après lui avoir expliqué que le lingot appartenait à son ancien mari et qu'elle en ignorait la provenance. En fait, il avait été magiquement subtilisé du trésor impérial par Siao-tsing.
Le célèbre rôle de Paï Sou-tchen, le Serpent blanc, dans l'opéra national chinois.
Là-bas, les deux jeunes amants se marièrent et ouvrirent une herboristerie. Dans une parfaite béatitude conjugale, le bannissement n'était nullement une dure épreuve. Une année passa, puis deux, trois, chacune avec leur Fête des Tombes, anniversaire de leur rencontre. Le printemps cédant la place à l'été, la Fête des Bateaux-Dragons, première fête de la saison nouvelle, arriva.
Le jeune couple passa tranquillement cette journée à la maison, se rassasiant des spécialités de la saison et savourant son bonheur. Le soir, lorsque Hiu Sien lui présenta une coupe de vin à l'orpiment*, Paï Sou-tchen s'alarma fébrilement. C'est une boisson que l'on boit traditionnellement ce jour-là. Mais seule Paï Sou-tchen savait que ce breuvage, l'anathème des esprits de sa sorte, était sa perte. Elle s'exclama tout inquiète : « Depuis mon enfance, j'ai toujours détesté ce vin, et même son odeur. Je veux bien boire tout autre vin, mais, par pitié, ne m'oblige pas à boire celui-ci. » Malgré toutes ces supplications, Hiu Sien refusa d'accepter ces allégations et la forca à en boire une gorgée.
A peine porta-t-elle la coupe à ses lèvres qu'elle perdit connaissance. Toute chancelante et s'efforçant de se redresser, elle se retira dans sa chambre. Hiu Sien regretta aussitôt son insistance et se reprocha son obstination emportée par l'ivresse. D'un pas léger, il s'avança tout ébranlé vers la chambre pour présenter ses excuses à sa femme.
Il retrouva tout à coup toute sa lucidité dès qu'il s'aperçut que sa femme avait disparu et que la chambre était vide. Ecartant frénétiquement les rideaux du lit, il trouva sur la couverture brodée un grand serpent blanc, enroulé, sifflant et crachant. Sa tête était grosse comme un boisseau et ses yeux brillaient comme mille feux. Hiu Sien s'évanouit et tomba au pied du lit.
Le bruit sourd de la chute du corps attira Siao-tsing qui se précipita dans la chambre. Au premier coup d'œil, elle devina ce qui s'était passé. Sur le lit, un immense serpent blanc, sur le sol, le corps inerte de Hiu Sien.
Elle put aisément ramener Paï Sou-tchen dans sa métamorphose humaine, mais ne put ranimer Hiu Sien. Après que les deux esprits-serpents eurent en vain épuisé tous leurs pouvoirs magiques conjugués, ils décidèrent d'user de la toute dernière chance : s'emparer de quelques brins de l'« herbe immortelle » chez Cheou-sing [壽星], le Dieu de la Longévité.
Pendant que Siao-tsing veillait le corps de Hiu Sien, Paï Sou-tchen partit dans les cieux, sauta les brumes, les nuages, les azurs et parvint au Palais du Pôle Sud. Elle y pénétra furtivement et trouva dans les jardins la précieuse herbe qui dégage un si mystérieux parfum et scintille d'une lumière irisée aux cinq couleurs. Comme elle cueillait quelques brins, les deux gardiens du Palais, Lou-tong [鹿童], l'Enfant-Cerf, et Ho-tong [鶴童], l'Enfant-Grue, apparurent et lui cherchèrent noise. L'arrivée opportune du maître de céans, le dieu lui-même, mit fin à la querelle. Entendant les raisons de ce maigre larcin, le vénérable dieu autorisa Paï Sou-tchen à rentrer vite auprès de son époux pour le sauver. Elle se confondit en prosternations en signe de remerciement et partit.
Dans sa hâte de ramener à la vie son époux, Paï Sou-tchen aurait bien facilement oublié d'effacer les indices de sa véritable identité, ce que Siao-tsing ne manqua pas de lui rappeler. Enroulant rapidement un foulard, Paï Sou-tchen le transforma alors en un serpent blanc qu'elle fit couper en morceaux et jeter par la fenêtre pendant que, de son côté, elle préparait et administrait la drogue à son mari toujours inconscient.
Les yeux de Hiu Sien s'ouvrirent. Mais reprenant doucement conscience, il repoussa sa femme avec un mouvement d'indicible horreur. « Tu es un vil esprit-serpent envoyé à mes côtés pour me perdre! » cria-t-il l'air furibond. — « Je suis ta femme, répondit-elle avec grâce et douceur. Comme je venais de m'enivrer et ayant des nausées, je suis allée dans la cour. Pendant ce temps, un odieux serpent a rampé jusque sur le lit. Siao-tsing l'a tué. Regarde, il est encore dans la cour. » Sur ces aimables paroles, Hiu Sien se rassura donc.
Le Serpent blanc, opéra chinois transcrit pour le ballet. Hiu Sien, à l'ombre de Fa Haï, fait face à la colère de Siao-tsing le Serpent vert.
Quelques jours plus tard, le célèbre moine bouddhiste Fa Haï [法海] se rendit à l'herboristerie. Entrant dans la boutique, il jeta un œil à l'herboriste et lui déclara aussitôt : « Je vois la mort dans vos yeux. Votre corps est entouré d'une aura d'influences démoniaques. » Et de conclure subtilement : « Il vous faudrait demander la protection du temple de la Montagne d'Or. »
Ces paroles ravivèrent aussitôt ses doutes sur l'identité de sa femme et s'en effraya. Dès lors, Hiu Sien comprit que ces doutes qui le rongeaient n'étaient pas dénués de fondement et qu'en vérité sa femme était bien un esprit démoniaque. Le soir même, il prétexta une retraite de quelques jours au temple conformément à un vœu pieu. Terrifié, le jeune homme s'enfuit se réfugier auprès de Fa Haï.
Au bout d'une quinzaine de jours, Paï Sou-tchen s'aperçut que les choses ne tournaient pas rond. Emmenant Siao-tsing, elle se rendit au temple. Mais les deux femmes trouvèrent les portes closes. Fa Haï, alerté par le bruit de la querelle qui avait éclatée entre les gardiens et les deux hôtes indésirables, sortit pour admonester Paï Sou-tchen. « Ne sois pas assoiffée des choses terrestres! lui hurla-t-il, Retourne dans ton ermitage et replonge-toi dans la retraite spirituelle, sinon gare à la colère du Ciel! »
Mais Paï Sou-tchen, amoureuse éperdue de Hiu Sien, n'avait pas de temps à perdre avec ces badinages monastiques. Folle de rage, elle provoqua une inondation qui envahit le temple de la Montagne d'Or. Mais Fa Haï, lançant sa robe magique sur les eaux, les dompta. Alors, un combat s'engagea furieusement les uns entre les autres, chaque partie appelant ses légions d'êtres surnaturels.
Comme le vieux moine semblait triompher, Koueï-sing [奎星], le Dieu de la Littérature, intervint. Il implora la grâce pour Paï Sou-tchen au nom de l'enfant qu'elle portait en son sein. Vaincues et désespérées, les deux femmes se retirèrent au Pavillon du Pont Brisé, dans le Lac de l'Ouest (Si-hou) près de Lin-an.
Comme il se doit, Hiu Sien y a également été envoyé pour se cacher. Rencontrant l'époux fugitif, Siao-tsing ne put s'empêcher de donner libre cours à sa colère. Hiu Sien fut épargné grâce aux implorations de Paï Sou-tchen qui apaisa sa servante. Comme les trois compagnons n'avaient d'autre endroit où loger, ils se réfugièrent chez la sœur de Hiu Sien en attendant la naissance de l'enfant. Là, un fils naquit.
Un mois après la naissance, le mois sacré de l'accouchée, Fa Haï saisit Paï Sou-tchen et l'enferma sous sa véritable nature reptilienne au bas de la pagode du Pic du Tonnerre, ou Leï-fong Ta [雷峯塔], le titre originel de la légende. Et capturant Siao-tsing, également sous sa forme originelle, il l'introduisit dans un vase qu'il jeta à la dérive dans le Lac de l'Ouest. Quant à Hiu Sien, il confia son fils à la garde de sa sœur et partit prendre l'habit monacal sous la tutelle de Fa Haï au temple de la Montagne d'Or.
Dans les nombreuses légendes sur le serpent, cet animal cruel et méchant, fort de son apparence terrifiante, fait souvent les frais devant le héros solitaire, vaillant et intrépide, « sauveur du peuple ». Ce héros qui sauve toute une population opprimée par l'image classique du mal qu'est le serpent est particulièrement apprécié d'autant que cet ennemi si redoutable n'ajoute que du piquant au récit. Si le héros est tendre et doux, ses exploits ne sont que plus méritoires et fascinants.
Dans le royaume de Tsin, une fillette de onze ans mit donc fin à un terrible fléau. Personne ne sait au juste depuis combien de temps les habitants d'une région étaient terrorisés par un serpent géant qui se cachait dans les collines à l'orée du village, ni non plus combien de jeunes vierges lui avaient été offertes en sacrifice afin d'en apaiser l'appétit vorace et dévastateur.
Chaque année, une famille après l'autre devait offrir une victime. Si la famille n'avait pas de fille vierge à sacrifier, il lui restait la possibilité d'acheter une enfant à une famille pauvre du voisinage.
Cette année-là, la responsabilité du sacrifice échut à la famille Li. Or toutes les filles de la maison étaient déjà mariées, excepté la cadette, Li Ki [李寄] , une courageuse fillette de onze ans. Elle était l'orgueil et la joie de son vieux père qui était profondément affligé à devoir la sacrifier pour le bien commun.
Mais la fillette ne se laissa nullement abattre. Elle passa les derniers jours avant l'épreuve à manier le glaive. Pendant ce temps, ses parents lui préparaient un talisman fait d'orpiment pour conjurer les serpents et lui offrirent un glaive tranchant, ainsi que deux féroces chiens de chasse.
Le jour du sacrifice arriva. Tous les villageois se dirigèrent vers le repaire du serpent, une grotte dans la colline, apportant chacun en offrande des porcs, des chèvres et des gâteaux de riz. Dans la procession, portée dans un palanquin léger, la petite Li Ki semblait tranquille et insouciante de son sort comme si elle allait à une fête. Arrivé au lieu du sacrifice, à une centaine de pas de l'antre du monstre, on disposa les offrandes, puis vers le soir, la victime humaine mit pied à terre. Personne n'osa l'accompagner plus en avant, aussi devait-elle se diriger seule vers le repaire du monstre. Après avoir vainement rassuré ses parents et amis, la fillette s'avança avec précaution, une main tenant en laisse les deux molosses, l'autre serrant fermement son glaive.
Une figurine anthropomorphe d'un dieu-serpent aborigène. Son symbole se pose en auréole au-dessus de sa tête. L'autel, à droite, comprend plusieurs serpents enroulés sculptés sur la rampe.
Le chemin se faisait rapidement étroit, se rétrécissant en une vague piste qui se faufilait dans les branchages enchevêtrés de ronces, de sarments et d'arbustes rabougris. A l'approche de la nuit, les branches épaississaient la pénombre tandis que la courageuse petite fille commençait à se sentir mal à l'aise.
Ce sont les chiens qui flairèrent l'approche de la menace. Avant que la petite fille n'ait entendu pu entendre le sifflement sourd provenant du fond de la grotte, les deux chiens se mirent à grogner et à s'agiter fébrilement. Les grognements se changèrent vite en aboiements furieux. Soudain, l'énorme tête du serpent surgit des broussailles devant la grotte.
Le serpent se dressait droit au-dessus des arbustres, sa langue écarlate dardant violemment entre les crochets. Tout d'un coup, il fonça brutalement sur le chien le proche de lui. Ce fut aussitôt une bataille acharnée sous la frénésie des aboiements, des grognements, des sifflements, les poils voletant et les écailles étincelant. Li Ki, réalisant que le monstre ne ferait d'elle qu'une bouchée dès qu'il en aurait fini avec les chiens, brandit son glaive et le plongea avec énergie dans ce qui lui semblait être le corps du reptile au milieu de la bagarre enragée. Un long sifflement aigu se fit entendre et le serpent se tordit et se déroula dans un tourbillon de poussière, d'arbustes déracinés, de blocs de pierre écrasés, éjectant au loin les deux chiens glapissant de douleur. Un grand jet de sang fétide éclaboussa le sol bouleversé. Les contorsions du serpent se firent spasmodiques, les sifflements s'affaiblirent et bientôt tout devint calme. Li Ki, réfugiée aussitôt après son acte de bravoure derrière un petit monticule, se redressa et se dirigea hardiment vers le corps immobilisé de l'immense serpent. Saisissant son glaive, elle en trancha la tête. Prenant ce trophée sanglant d'une main et ses chiens blessés en laisse de l'autre, elle retourna au village.
Qu'elle ne fut pas la stupéfaction villageois quand ils virent revenir la fillette saine et sauve, portant son redoutable trophée. L'étonnante histoire se répandit vite de proche en proche jusqu'aux oreilles du roi. Apprenant qu'elle n'était point mariée, le roi la fiança à son propre fils, le prince héritier... Et les deux jeunes mariés vécurent heureux jusqu'à la fin de leurs jours.
Une légende taiwanaise
Par tradition millénaire, les serpents s'identifient aux influences du yin, féminines, ténébreuses, passives, froides, humides, silencieuses et consumantes. Pourtant il existe des interprétations d'une conception différente, probablement sous l'influence d'un culte aux serpents des peuplades aborigènes que les premiers colons chinois de l'île rencontrèrent.
Une légende du folklore taiwanais décrit le serpent comme un prince charmant, le Seigneur Serpent, ou Tsoa Long-koun [蛇郎君] (en pékinois, lire Cheu Lang-tchyunn), est intelligent, débonnaire, riche et viril. Et les femmes se disputent et se jalousent pour s'attirer ses faveurs et pour pouvoir l'épouser, elles en arrivent à commettre le meurtre d'une sœur.
Personne n'était heureux chez les Li le jour du mariage de la fille aînée de la famille. Le vieux père n'avait en effet que deux filles, et son amour pour elles l'avait obligé à ce mariage sous le coup d'un singulier marchandage. En effet, ses filles adoraient tant les fleurs que le vieil homme en venait parfois à en dérober quelques-unes dans le jardin de la demeure voisine. Un jour, il fut surpris en flagrant délit, et le jeune maître de ce manoir ne retira pas ses menaces et ne calma pas sa colère avant que Li ne lui ait accordé la main de sa fille aînée en expiation de son larcin. Ainsi, quand le fiancé, Tsoa Long-koun, vient sceller cette union et chercher son épouse, comme le veut la coutume, il était accompagné d'une immense escorte de serviteurs. Son beau-père fut tout ébahi de les voir tous aussi nombreux envahir sa modeste ferme et s'offusqua en apprenant que toute la compagnie comptait passer la nuit chez lui. Il éleva des protestations, car son humble logis ne pouvait héberger tant de personnes et de chevaux. Mais son gendre le rassura en lui affirmant qu'il n'y avait là aucune raison de s'alarmer. Il suffisait de tendre une ou deux perches de bambou dans la cour. Et le vieil homme de faire comme on lui demandait.
Cependant, intrigué, à quoi s'ajoutait l'émotion de voir partir sa fille tant chérie, il descendit dans la cour. Il fut épouvanté quand il aperçut toute la nombreuse suite de son gendre, hommes et montures, transformée en une multitude de serpents enroulés et serrés autour des bambous et des poutre du toit, la tête pendante. Tous dormaient profondément.
Le lendemain matin, sur le chemin qui les conduisait à la demeure du nouveau marié, il parla de sa découverte à sa fille aînée. Mais elle rassura gentiment son vieux père encore tout effrayé par de nombreuses paroles réconfortantes. Il passa une merveilleuse journée chez sa fille aînée et, le soir, le vieil homme rentra seul chez lui.
A son retour, les bras chargés de fleurs splendides pour sa fille cadette, il lui fit le récit de la vie opulente au manoir. Mais celle-ci en eut le cœur pincé de jalousie. Désireuse d'en connaître sur la vie luxueuse de sa sœur, elle lui rendit visite.
La nouvelle mariée, enchantée de revoir sa sœur, fit préparer un grand festin de succulents mets et d'exquises friandises. La jeune sœur, la jalousie au cœur, parvint dans les joies de la bienvenue à empoisonner son hôte fraternelle le soir. La nuit venue, elle enterra subrepticement le corps près du ruisseau derrière la maison et rentra dans la chambre de sa sœur, comme si rien n'était.
Ce lendemain matin, comme le maître de céans venait faire ses salutations, il remarqua quelque détail inhabituel chez sa « femme ». Son visage marqué de petites cicatrices avait bruni. Mais la jeune femme expliqua suavement : « Hier soir, après votre départ, comme je m'approchais du fourneau, de la graisse brûlante m'a éclaboussé le visage. Et l'emplâtre que j'ai mis sur les brûlures m'a sûrement foncer la peau.» Le débonnaire époux acquiesça ce pieux mensonge, et la jeune femme prit naturellement la place de sa sœur aînée qu'elle venait d'assassiner.
L'hiver suivant, un petit oiseau se posa dans la cour et se mit à chanter les vilaines actions de la jeune sœur. On s'en étonna certes, mais la maîtresse de maison dans sa colère parvint à tuer l'oiseau qu'elle enterra à côté du puits de la maison. Sur cette sépulture poussa un bambou. En quelques jours, il devint si grand qu'il empêcha d'y puiser l'eau. La jeune sœur le fit couper et tailler en un grand siège.
Mais ce meuble était animé. Quand la sœur impie s'y assit, le fauteuil se balança si violemment qu'elle tomba à la renverse. Elle invita son époux à s'y installer, mais rien ne se passait. Une autre fois, furieuse d'être ainsi jetée à terre, la jeune sœur brisa le fauteuil et jeta les débris au feu. Tandis qu'ils brûlaient dans l'âtre, il s'y forma à son insu, un gâteau de Nouvel An. A ce moment, une vieille femme solitaire qui vivait des aumônes de Tsoa Long-koun vint chercher quelques braises pour son feu. La jeune sœur lui désigna d'un ton revêche l'âtre en lui commandant de se servir.
S'approchant du feu, la vieille femme fut surprise d'y trouver un gros gâteau de Nouvel An. Elle l'emporta discrètement. Pour le conserver au chaud, elle mit le gâteau dans des couvertures et continua à s'occuper. Revenant à la maison un peu plus tard, elle y trouva à la place une petite fille si adorable qu'elle décida de la garder auprès d'elle.
Dix-sept mois s'écoulèrent, l'enfant était rapidement devenue une belle jeune fille. Un après-midi, la vieille femme alla arracher quelques mauvaises herbes dans les champs. Elle fut croisée par Tsoa Long-koun qui rentrait d'une promenade à cheval à la faveur des derniers rayons de soleil de la journée.
« Brave femme, lui lança-t-il du haut de sa monture pour amorcer la conversation, combien de mauvaises herbes pouvez-vous arracher en une journée? » Comme la femme resta toute perplexe sans pouvoir émettre de réponse, le cavalier poursuivit son chemin. Rentrée à la maison, la vieille femme raconta sa mésaventure. La jeune fille lui suggéra alors de lui demander combien de fois pouvait-il faire à cheval le tour du champ en une journée. Et le lendemain, la vieille femme posa donc la question au promeneur.
« Eh bien! Vous ne saviez pas me répondre hier, dit le seigneur étonné, comment êtes-vous si habile aujourd'hui? » La vieille femme en expliqua l'origine et le beau cavalier désira connaître la jeune et intelligente personne.
Quelle ne fOt pas sa stupéfaction de contempler devant lui le portrait exact de la femme qu'il avait épousée auparavant. Et son ébahissement grandit lorsqu'elle lui conta son histoire : quel fut son assassinat par sa propre sœur, sa métamorphose en oiseau, en bambou, en fauteuil, enfin en gâteau, avant d'être sauvée par la vieille dame qui l'hébergea.
Le jeune seigneur la ramena donc en son manoir où la jeune sœur coupable se consterna de honte en revoyant sa sœur aînée toujours vivante devant elle. Atterrée de remords et accablée de douleur, elle s'enfuit pour se tuer aussitôt.
En fait, Tsoa Long-koun, par son pouvoir surnaturel bienfaisant de conserver vie à sa véritable épouse, avait réussi à confondre le mal dans sa profondeur. Et le couple initial reprit sous de meilleurs augures la bienheureuse vie conjugale qu'il avait commencer.
NDLR : Nous donnons la correspondance de chaque mois lunaire chinois de l'année du Serpent (An Ki-sseu) dans le calendrier grégorien.
Premier mois Deuxième mois Troisième mois Quatrième mois Cinquième mois Sixième mois Septième mois Huitième mois Neuvième mois Dixième mois Onzième mois Douzième mois |
6 février 1989 8 mars 1989 6 avril 1989 5 mai 1989 4 juin 1989 3 juillet1989 2 août 1989 31 août 1989 30 septembre 1989 29 octobre 1989 28 novembre 1989 28 décembre 1989 |
L'année suivante placée sous le signe du Cheval commencera le 27 janvier 1990.
* Orpiment, nom du trisulfure d'arsenic (As2S3) de couleur jaune citron. Utilisé en peinture comme pigment, on le désigne couramment réalgar jaune, tandis que le réalgar, bisulfure d'arsenic naturel (As2S2 ), de couleur rouge est utilisé en pyrotechnique. L'orpiment, confondu avec ce dernier par traduction mauvaise ou incomplète, s'utilise en pharmacie chinoise contre les morsures de serpent et les piqûres d'insectes vénimeux. Dissous en petite quantité dans du vin, ce breuvage, ou hiong-houang tsieou [雄黃酒] est traditionnellement bu lors de la Fête des bateaux-Dragons, le 5 de la Cinquième Lune.