16/07/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

La puissance du bois

01/03/1988
Un grand moment pathétique, Wou Song affronte un tigre rageur dont il obtiendra la victoire de ses mains nues.

 

Un rêve d'une nuit changea le destin de Wu Jung-szu [吳榮賜] (prononcer Ou Jong-sseu). Au lieu de devenir un obscur forgeron d'un petit village, il est aujourd'hui une grande étoile montante de la sculpture sur bois.

Il grandit au village de Ming-kien, au centre de Taiwan, où sa famille vivait de la vente des fruits de son tout petit verger. La vie était ordinaire, banale et assez ennuyeuse. Pour remplir le vide des longues journées afin de s'occuper l'esprit, Wu Jung-szu apprenait tout seul à peindre tout ce qui l'entourait, interprétant les apparences des végétaux, arbres et fruits, d'une main encore innocente mais bien décidée.

La peinture avait donc rehaussé sa vie spirituelle, explique Wu Jung-szu, mais ses parents ne manifestaient aucun intérêt pour ses efforts artistiques. Eprouvés par une existence morne, frappés par la pauvreté, son père et ses frères ne lui apportèrent aucun encouragement; ils méprisèrent plutôt son talent : « A quoi ça sert ta peinture? Même si les fruits ont belle allure, ils ne peuvent se manger... » Wu Jung-szu n'écouta point ces beaux discours et persévéra à améliorer son passe-temps sans entrevoir autre chose.

Au retour du service militaire, Wu Jung-szu fit alors face au choix d'un métier. Il pouvait rester à la maison et diriger un verger sans grand profit à la suite des générations précédentes ou carrément tenter quelque chose de complètement différent. Comme son père ne montrait guère d'enthousiasme de le voir dans la petite entreprise familiale, il lui avait recommandé d'apprendre le métier de forgeron, une occupation solide et prometteuse dans le centre de Taiwan.

Le chevalier reclus, Chen Tchong-yuan, se repose dans une douce méditation.

Wu Jung-szu hésita longtemps avant de prendre une décision, peu sûr de faire un bon choix. Une nuit, dans un rêve, il sculptait une statue de bouddha en bois qui le contemplait d'un air aimable et tendre comme il avançait dans son œuvre en l'habillant d'une grande robe qui rehaussait le vénérable personnage. Mais quel rêve impossible était-ce? Wu Jung-szu rappelle alors qu'il n'avait jamais touché un ciseau à bois avant ce rêve ni vu quelque artisan sculpteur dans son village qui puisse le marquer ainsi. Cependant, c'est à son réveil le matin suivant qu'il décida de se consacrer à cet art.

Grâce à l'aide d'un bon ami, Wu Jung-szu fut accepté comme apprenti à la bouddhiserie* Chiuchen de Taipei, commerce longtemps réputé pour ses articles et statuettes bouddhiques de grande qualité. Le patron et grand artiste, Pan Teh, lui demanda son âge dès la première entrevue. « Vingt-trois ans », répondit le jeune Wu Jung-szu. Pan Teh secoua la tête et dit : « En sculpture du bois, 15 ans est le meilleur moment pour commencer. A 23 ans, les os de ta main sont déjà trop durs pour s'adapter à la sculpture. » Et finalement, il devint son premier bienfaiteur.

Ting Yué-houa, la gracieuse et intelligente épouse du chevalier du Sud, Tchan Tchao. (Détails.)

 

Wu Jung-szu se rappelle d'être nerveux mais bien déterminé. Il eut assez d'enthousiasme pour convaincre le maître indécis et lui répondit : « Croyez-moi sincèrement, je ferai de mon mieux. » Maître Pan marqua un instant de réflexion puis s'exclama : « D'accord! Essayons. Tu commences demain. »

Sa confiance première fut servie par une excellente disposition. Au bout de trois mois, il avait fait d'énormes progrès qui impressionnèrent franchement son maître. En plus d'un don pour la sculpture, il était très diligent. Lorsque ses compagnons aînés quittaient la boutique le soir pour aller au cinéma ou faire du lèche-vitrines, il restait encore penché sur son œuvre. Son caractère industrieux et son talent fougeux se fondirent en une habileté remarquable comme il maîtrisait les méthodes de sculpture de statuette de Bouddha.

Il y a grosso modo six étapes pour transformer une pièce de bois brute en un chef-d'œuvre à placer dans un temple. La grosse taille, le polissage, le sablage, la teinture, l'application de la feuille d'or et finalement le « dévoilage du visage de Bouddha », c'est-à-dire le dessin des yeux.

Ting Yué-hua exécutant une danse.

La première étape est probablement la plus critique et assurément la plus formidable. Mais où et comment se forme la qualité du résultat final? L'artisan doit prendre des décisions difficiles quant à la forme de la statue en fonction de la texture du bois. Wu Jung-szu a manifesté beaucoup d'habileté à déceler cette texture qui, sous ses doigts experts, recevra esprit et vie.

Après avoir décidé de la forme générale de la statue, l'artiste en commence la taille. Le ciseau tranche assez superficiellement, puis pénètre dans le bois. Contrairement à ses compagnons d'apprentissage, Wu Jung-szu attaquait le bois d'une façon remarquable. Au lieu d'attaquer la pièce de front, il conçoit l'image et la forme que la statuette aura en fonction du meilleur qui peut être tiré de la texture. Pendant les six années de sa jeunesse à tailler d'immenses pierres en blocs carrés pour les digues, il avait apprit à observer le grain des pierres, ce qui lui sert maintenant à juger de la qualité du bois.

Le moment crucial de sa vie arriva vite. Il imita un des chefs-d'œuvre bouddhiques de Maître Pan qui ne sut vraiment pas distinguer son œuvre de celle de son apprenti. Wu Jung-szu réussit donc le test au bout de six mois, soit deux ans et demi plus tôt que la plupart des apprentis. Il pouvait désormais travailler sur contrat pour les temples de toute l’île. Avant peu, ses statues de Bouddha purent se trouver dans les grands temples, comme celui du Grand Bouddha de Taipei, celui des Amoureux de Peïto [Peitou], de Tseu-yeou de Sinying [Hsinying] et de Kai-tien de Tainan.

Les h'éros jumeaux Ting Tchao-lan et Ting Tchao-hui aux aguets. Une force placide de leur soutien mutuel.

Finalement, il devint le bras droit de Pan Teh et aussi son gendre. Grâce à son beau-père, il ouvrit son propre commerce, la bouddhiserie Tsanshan, qui acquit rapidement une bonne réputation dans la communauté bouddhiste. Si un client désirait des ornements particuliers ou difficiles d’exécution, il s’adressait directement à Wu Jung-szu. « Ces particularités furent pour moi une excellente occasion de pratiquer », dit-il avec sourire.

Il y a huit ans, un autre bienfaiteur entra dans sa vie. Un jour, le professeur Han Pao-teh [漢寶德] (prononcer Hrao Pao-te), un architecte et critique d’art remarquable, passa à la boutique Tsanshan où Wu Jung-szu travaillait d’arrache-pied sur une commande. M. Han Pao-teh se rappelle d’avoir été « intimidé et étonné », tout à la fois, par la puissance de la taille brute des statues présentées à la clientèle dans la boutique.

L’architecture possède en commun avec la sculpture les formes tridimensionnelles, et c’est pourquoi le professeur s’intéressait à l’évolution de la sculpture à Taiwan. Au premier coup d’oeil des oeuvres de Wu Jung-szu, quoique toutes religieuses, il en ressentait quelque chose de différent, une touche de vitalité et un sens de créativité.

L’affable et serein Lu Fang se délectant d’une tasse de thé.

 

M. Han Pao-teh ne resta pas un simple admirateur. Comme Wu Jung-szu était déjà fort bien connu et apprécié dans l'art bouddhique, il bénéficiait d'un commerce prospère. Aussi, M. Han Pao-teh lui fit part de ses impressions et l'encouragea à s'orienter vers des créations plus artistiques. Mais cette transformation s'effectua avec beaucoup de lenteur. De temps à autre, il lui acheta quelque ouvrage de référence et lui suggéra une direction où le sculpteur pouvait créer. Il y a trois ans, comme des collectionneurs d'œuvres d'art louaient ses œuvres artistiques, Wu Jung-szu se pensa sérieusement à consacrer plus temps à la création artistique.

« J'ai tenu à encourager cette transformation et à lui trouver l'inspiration parmi la multitude de sujets historiques de Chine. Je l'ai conseillé de tenter la synthèse de thèmes nouveaux et traditionnels. Pendant cette période, il m'a dit avoir passé des nuits entières à réfléchir sur des points de détail. Pour moi, il s'agissait déjà d'une véritable indication qu'il avait de très fortes impulsions créatrices et certainement un très grand enthousiasme pour la sculpture. Finalement, je le poussais à tenir une exposition pour présenter ces dernières œuvres et recueillir les divers conseils pour améliorer ses techniques », dit le professeur Han Pao-teh.

Il fut en fait plus qu'un encouragement. Conforme à son enseignement et ses écrits sur l'architecture et les disciplines relatives, il tenta une conception renouvelée de l'importance de la sculpture dans l'existence de tous les jours en vue d'ajouter l'esthétique à la qualité de la vie. Sensible à la pauvreté de l'esthétique à Taiwan, il essaya de bâtir une nouvelle conception de l'importance de l'art dans la société grâce à sa propre œuvre.

Hiu King dans un geste assez convaincant.

 

 

Il explique que la sculpture traditionnelle chinoise fut rarement considérée comme un art « intellectuel ». Ce fut plutôt un produit de l'artisanat « sale », abandonné à l'érosion du temps et exigeant beaucoup de main-d'œuvre. Les dynasties de Soueï et de T'ang (581-907) furent pratiquement l'âge d'or de la sculpture en Chine. Durant cette époque où le bouddhisme atteignit en Chine sa plus grande popularité tant dans les milieux officiels que les autres, les élites commandaient et collectionnaient avec enthousiasme des œuvres sculptées.

Sous la dynastie Yuan (1271-1367), la sculpture commença à décliner en même temps que la popularité du bouddhisme, et elle plongea même jusqu'aux bords de l'obscurité. Elle se sépara même du monde des intellectuels. Depuis lors, les sculpteurs ont principalement travaillé sur des bibelots, des souvenirs et autres décorations dans les immeubles. On n'y trouva plus aucune originalité ni créativité. Et de nos jours, dans ce pays, la sculpture doit être réapprise de l'Occident, laquelle est totalement différente de la tradition chinoise. En conséquence, la sculpture sur bois à Taiwan s'est restreinte à trois catégories : la statuaire bouddhique, le bibelot et la décoration religieuse de temple, tous dans un but commercial.

La puissance du bois et le coup de ciseau habile expriment finement une action de Han Tchang.

 

Il y a deux ans, Wu Jung-szu tint une exposition sur les héros de et reçut une ovation générale du public. Depuis, il a tenté d'autres percées dans la création d'œuvre. En octobre 1987, il fit une seconde exposition, baptisée Les sept chevaliers et les cinq sages, d'après le titre d'un célèbre roman historique de la dynastie de Song (960-1279), à Hongkong au Palais des expositions de libre. Les sculptures représentant des personnages historiques chinois révélaient une vigueur créative encore plus forte.

Le talent exceptionnel se réunit finement dans les esprits chevaleresques et les sentiments nobles de ces héros chinois pour traduire les termes de ce roman moral et heuristique dans les formes mémorisables du bois.

Les sept chevaliers du roman sont chacun un symbole. Tchan Tchao [展昭] représente le chevalier méridional, gracieux et élegant; Eou-yang Tchouen [歐陽春] le chevalier septentrional, complexe et défenseur des opprimés; Aï Hou [艾虎] le chevalier jeune, intelligent et habile; Tche Houa [智化] le chevalier intuitif, beau et ingénieux; Chen Tchong-yuan [沈仲元] le chevalier reclus, réfléchi et prévoyant; et enfin Ting Tchao-lan [丁兆蘭] et Ting Tchao-houeï [丁兆蕙], les chevaliers jumeaux qui se soutiennent mutuellement en toutes circonstances.

Une allure toute en alerte d'Eou-yang Tchouen sur le champ de bataille.

Les cinq sages ressemblent à ceux mis en valeur vers la fin du Moyen-Age européen et sont surnommés souris à cause de leur vivacité et, parfois, de leur sournoiserie. Ils ont tous des noms rocambolesques tirés de faits significatifs rapportés dans le roman : Lou Fang [盧方] est la souris grimpant au mât; Hiu King [徐慶] la souris qui escalade jusqu'au refuge; Han Tchang [韓彰] la souris qui creuse son trou dans la terre; Tsiang Ping [蔣平] la souris nageuse; et Paï Yu-tang [白玉堂] la souris jolie et belle.

Wu Jung-szu a merveilleusement campé ces personnages pour en situer les traits dominants. Il explique : « Prenons par exemple les chevaliers jumeaux. En concevant l'attitude des deux personnages, j'ai essayé de rendre au mieux leur accord tacite et puissant qui les porte à se secourir mutuellement. Il s'en suit que les deux frères accroupis, tenant un sabre sont en alerte sur leur arrière. Dans leur système de défense mutuelle, pas la moindre petite mouche ne peut échapper à leur fièvreuse vigilance. Et dans le cas de Tsiang Ping, un adepte de la natation, j'ai particulièrement choisi le bois qui exprimât naturellement le mugissement des vagues. Puis, j'ai tenté de faire sourire Tsiang Ping pendant ses mouvements au milieu des eaux tumultueuses. »

Il a aussi sculpté Wou Song [武松], un célèbre personnage de la dynastie de Song qui tua de ses mains nues un tigre. Bien qu'on ait toujours représenté ensemble Wou Song luttant contre un tigre, Wu Jung-szu s'est libéré de ce stéréotype traditionnel et a placé les deux rivaux en train de s'observer juste avant d'en venir aux mains ou aux pattes. Le sculpteur explique son point de vue. Dans cette bataille, le moment qui offre le plus d'appréhension se situe certainement au moment de la confrontation. Cela ressemble un peu à une exécution, quand le condamné à mort est amené au poteau. La tension se relâche aussitôt après le coup du bourreau. Mais le moment qui précède l'exécution est bien entendu le plus pathétique.

Traversant la Voie moyenne avant son illumination, le Bouddha Çâkya-Moûni dans la phase d'ascétisme.

 

Les figures historiques chinoises qui sont nées sous le ciseau de Wu Jung-szu sont fortement imprégnées d'un certain folklore. A la vue de ses statues, Tsi Kong [濟公], le moine fou, Pao Tcheng [包拯], le célèbre juge du début du XIe siècle de notre ère qui osa rappeler diverses sentences injustes de plusieurs procès, ou bien le Bouddha aux quatre visages qui expriment la joie, la colère, la tristesse et le bonheur, on en ressent une spontanéité sans l'apport d'ornements excessifs. En effet, le caractère de chacun de ses personnages est franc et pur.

C'est de son vif intérêt pour les marionnettes (po-té hi) et l'opéra (ko-a hi) taiwanais bruyants et colorés dont le patrimoine est riche en diverses épopées de l'histoire de Chine que Wu Jung-szu a acquis une profonde connaissance des grandes figures historiques. Son manque de formation scolaire et universitaire a tendance de rendre ses œuvres plus téméraires. Pourtant, il s'est aussi inspiré de l'opéra de Pékin plus sobre où un général, après une série de combats acrobatiques, tient toujours ses armes d'une manière outrancière avec sa longue barbe et ses robes de soie flottant dans les airs derrière lui. Ainsi, la statue de Kouan Yu [關羽], le dieu de , s'en inspire. Le mouvement y est figé sous son ciseau acéré.

Parmi les diverses espèces de bois possibles pour la statuaire, Wu Jung-szu préfère certainement le bois de camphre. « Il est facile à travailler. Si l'on désire une forme ronde, on le cisèle aisément sans avoir de parties anguleuses ou irrégulières. Toutefois, il y a parfois des parties traîtresses dues aux malformations du bois et invisibles de l'extérieur, ce qui entraîne souvent une rupture des veines dans la réalisation d'un motif. Heureusement, avec 17 années d'expérience, j'arrive à les déceler en observant attentivement la texture de surface. », explique-t-il. Il préfère aussi la couleur naturelle du bois et évite de teinter ses œuvres.

Le mouvement de la hallebarde saisi par le bois, dans un geste de Kouan Yu, le dieu de la Guerre.

C'est peut-être à cause de cette discipline finale qu'il s'impose que Wu Jung-szu se distingue d'autres sculpteurs. Il sait où arrêter l'ornementation de ses sujets en jetant au loin ses ciseaux. La force de chaque pièce de bois sculptée non teinte ni colorée accroît d'autant l'intensité du grain. La polir ou lui appliquer un pigment pourrait la ruiner et non la rehausser. De plus, le matériau brut caractérise le style et la conception de Wu Jung-szu puisque chaque pièce est unique dans son expression faciale et son mouvement gestuel. Ce sont ces valeurs spécifiques propres à Wu Jung-szu qui ennoblissent ses œuvres.

En contemplant le visage limpide d'un bouddha méditateur ou l'allure puissante d'un guerrier exprimée dans du bois de camphre, on ne peut s'empêcher de penser pourquoi la sculpture fut si honorée sous les Soueï et les Tang, du moins comme la fait revivre Wu Jung-szu.

Photographies de Lin Bor-liang.

Traduction : libre.

* Bouddhiserie (n.f.), néologisme, lieu où l'on fabrique, vend des articles et objets religieux propres au bouddhisme. [de bouddhis(er) + -erie.]

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