15/09/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Les anneaux du climat

01/03/2014
Le professeur Shen Chuan-chou présente une stalagmite provenant d’une grotte de la région de Chongqing, en Chine. (Photo aimablement fournie par Shen Chuan-chou)
A partir du milieu des années 80, après des années marquées par un développement économique rapide, la société taiwanaise a commencé à progressivement prendre conscience de la nécessité de protéger l’environnement. Alors étudiant en chimie à l’Université nationale Tsing Hua, à Hsinchu, dans le nord de Taiwan, Shen Chuan-chou [沈川洲] a été acquis à la cause environnementale et, comme beaucoup d’étudiants de son département, il a alors prêté main forte à l’étude des polluants environnementaux, comme les métaux lourds par exemple. « Mes recherches ont trait à des problèmes de chimie fondamentale », explique-t-il. Celles-ci portent sur l’étude des bases physiques des systèmes chimiques : les forces intermoléculaires, la cinétique chimique, la vitesse de réaction ou encore la thermodynamique.

Son expertise a été consolidée par un master puis un programme de troisième cycle universitaire à Tsing Hua. Après son service militaire, effectué en 1993, il a terminé la rédaction de sa thèse de doctorat au sein de l’Institut des sciences de la Terre de l’Academia Sinica, le prestigieux organisme de recherche situé à Taipei. Il a ensuite poursuivi ses recherches au sein du département de Géologie et de Géophysique de l’Université du Minnesota, aux Etats-Unis, avant de revenir enseigner à Taiwan au sein du département des Sciences de la Terre de l’Université nationale Cheng Kung, à Tainan, dans le sud de l’île.

Quand il était lycéen, se rappelle Shen Chuan-chou, les sciences de la Terre ne constituaient pas, à la différence de la physique ou de la chimie, une matière à part entière dans les programmes scolaires. « Elles sont pourtant souvent plus intéressantes que des histoires de liens moléculaires », dit-il.

La passion du scientifique pour cette discipline et sa solide formation de chimiste lui ont permis d’effectuer des découvertes importantes dans le domaine de la géologie. Ses derniers travaux en date ont été présentés en septembre 2013 dans le journal en ligne Scientific Reports, publié en libre accès par maison d’édition Nature. Il y met à l’épreuve une théorie déjà ancienne expliquant la formation des lamines de croissance saisonnières de certains spéléothèmes, des concrétions minérales trouvées dans les grottes, dont les stalagmites et stalactites. Cette découverte devrait affecter de manière notable nombre de modèles climatiques fondés sur l’existence de ces lamines et sur la chronologie qu’elles permettent de reconstituer. Auteur principal de cet article, Shen Chuan-chou est aujourd’hui professeur au département de Géosciences de l’Université nationale de Taiwan (NTU), à Taipei. Son programme de recherche sur les spéléothèmes a été financé par la NTU et le ministère des Sciences.

Des spéléothèmes observés dans la province chinoise du Shandong. (Photo aimablement fournie par Shen Chuan-chou)

Une course à la connaissance

Au sein du département de Géosciences de la NTU, le chercheur est responsable du Laboratoire de spectrométrie de masse et d’étude des changements climatiques (HISPEC). Des matériaux carbonés – biogéniques comme l’aragonite coralloïde ou inorganiques comme les dépôts minéraux des grottes – y sont analysés dans le but d’expliquer des changements climatiques et environnementaux liés à des facteurs naturels ou artificiels. Depuis plus de dix ans, le laboratoire a hébergé de nombreux projets de recherche taiwanais et internationaux.

De telles analyses ont des applications dans de nombreuses disciplines, dont l’anthropologie, l’océanographie et la paléoclimatologie. Parmi les approches développées à l’HISPEC figure la méthode de datation par l’uranium-thorium, dont la précision est des plus élevées. Cette technique de datation radioactive est basée sur la mesure de la proportion entre le thorium-230 et ses isotopes, l’uranium-234 et l’uranium-238, et sur la connaissance de leur vitesse de décroissance radioactive. Cette technique exigeante, également connue sous le nom de datation au thorium-230, requiert un laboratoire particulièrement « propre », dans le sens où les isotopes radioactifs qui y sont observés ne doivent en aucune manière être contaminés par un récipient ou un instrument de mesure.

Cela commence avec la collecte des échantillons. Le scientifique et son équipe doivent leur récente découverte à une stalagmite vieille de 300 ans et haute de 23 cm récupérée en 2003 dans une grotte du Yunnan, une province du sud-ouest de la Chine continentale. Cette stalagmite a été apportée à l’HISPEC par un chercheur de l’Institut de géologie et de géophysique de l’Académie chinoise des sciences, à Pékin. « Cet échantillon est très concentré en uranium, explique le chercheur, et sa croissance a été très rapide, de l’ordre d’un millimètre par an. » Ces caractéristiques, associées à un très faible niveau de débris intrusifs, en font l’échantillon idéal pour la production d’une chronologie des spéléothèmes à partir des variations de l’épaisseur de leurs lamines.

La succession d’anneaux annuels est un phénomène naturel observé lors de la croissance des arbres ou des coraux, ou bien encore dans la formation des glaces ou le dépôt de sédiments au fond des lacs et des océans. On a longtemps pensé que les lamines des spéléothèmes se formaient elles aussi à un rythme annuel. En les dénombrant, on a ainsi reconstruit une histoire du climat terrestre et mis en évidence des modifications géologiques ou climatiques majeures, telles que le Dryas récent, une glaciation brutale qui s’est produite il y a environ 12 000 ans et qui a été causée – selon la théorie communément admise – par le déversement de couches de glace continentales dans l’Atlantique Nord.

Il y a une cinquantaine d’années, la technique de la datation par le carbone 14 a été appliquée pour la première fois aux lamines de formations trouvées dans des grottes de Californie, aux Etats-Unis. Ces résultats ont été publiés en 1960 dans la revue Nature. Plus récemment, en 1993, un autre article du même périodique concluait lui aussi, grâce à la méthode de datation par l’uranium-thorium, qu’une stalagmite écossaise vieille de 7 000 ans présentait des anneaux formés à un rythme annuel.

L’attention portée au moindre détail assure la précision des mesures de datation effectuées dans ce laboratoire de la NTU. (Photo aimablement fournie par Shen Chuan-chou)

Un degré de précision inégalé

Ainsi, il était communément admis que chaque anneau d’un spéléothème représentait le dépôt d’une année entière, jusqu’à ce que la technique permette la datation d’une lamine prise individuellement. « Auparavant, cela était impossible », relève Shen Chuan-chou. Mais dans le cadre aseptisé de l’HISPEC, 68 sous-échantillons, collectés parmi 31 couches de la stalagmite du Yunnan, ont pu être datés par l’uranium-thorium avec une précision inédite – les chercheurs ont pu déterminer leur âge à 6 mois près. « Nous avions déjà élaboré le cadre conceptuel et les outils permettant de mener à bien cette analyse, note le scientifique. La perfection de l’échantillon a permis d’obtenir un résultat sans précédent. »

Les travaux de l’équipe dirigée par Shen Chuan-chou montrent certes que, pour la période récente (1950-2002), le nombre de lamines de la stalagmite du Yunnan correspond bien au nombre d’années écoulées, ce dernier étant évalué à l’aide du thorium-230. Toutefois, pour les périodes antérieures, les deux données ne coïncident pas toujours. Parfois, un même anneau peut s’être formé en bien moins – ou bien plus – d’une année.

Le compte n’y est pas : des années manquent alors que d’autres ne sont pas complètes. Si l’origine ce phénomène n’est pas encore claire – elle pourrait être d’ordre géochimique ou hydrologique –, l’irrégularité des lamines de croissance mise à jour par le thorium-230 est en tout cas confirmée par des observations réalisées in situ par l’équipe de recherche de l’institut pékinois ayant collaboré avec l’HISPEC. Les taux de dépôt carbonaté observés, entre 2008 et 2010, en cinq points de la grotte dans laquelle avait été prélevée la stalagmite, montrent l’existence de lamines formées sur un rythme annuel mais aussi d’années « blanches » ou de « fausses années ». Le caractère irrégulier de la formation des spéléothèmes remet donc en cause l’ensemble des modèles de reconstruction climatique basés sur le caractère annuel des lamines. « Ces modèles doivent au minimum être réévalués », dit Shen Chuan-chou. Le professeur s’attend ainsi à ce que sa découverte soit suivie d’une série d’études examinant sous de nouveaux angles le mécanisme de formation des spéléothèmes et l’histoire des changements climatiques et environnementaux.

Des coraux émergés près des îles Mentawai, en Indonésie, après le grand tremblement de terre de 2007. (Photo aimablement fournie par Shen Chuan-chou)

La méthode de datation par l’uranium-thorium développée par le laboratoire de Shen Chuan-chou a également joué un rôle crucial dans une autre découverte, dans le domaine cette fois de la sismologie, plus particulièrement de la prédiction des séismes. Ces résultats, issus d’une recherche internationale, ont été publiés en 2008 dans le magazine Science et Shen Chuan-chou en était l’un des co-auteurs. Ils ont révélé que le cycle des séismes au large des côtes orientales de Sumatra, en Indonésie, était corrélé aux changements du niveau de la mer. Au cours des sept derniers siècles, la faille de Sunda a provoqué, tous les 200 ans environ, une série de séismes très importants. Pour cette raison, certains craignent que le dernier tremblement de terre majeur, en date de 2007, ne soit annonciateur d’évènements sismiques importants au cours des prochaines décennies. Ce programme international vise donc à mettre au point un modèle prédictif d’accumulation et de relâchement de la pression tectonique. C’est ainsi que des changements dans le niveau de l’océan ont pu être observés dans la durée grâce à la datation au thorium-230 de coraux situés dans les îles Mentawai, en Indonésie également.

« Sous l’effet des séismes, les coraux se sont retrouvés émergés ou au contraire recouverts par les eaux, changeant d’allure en conséquence », relate Shen Chuan-chou. Comme les spéléothèmes, les coraux sont ainsi des enregistreurs naturels des changements environnementaux sur le long terme, ajoute-t-il.

Pour le professeur, la datation des coraux ou des spéléothèmes a des airs d’enquête policière. « Nous sommes des détectives essayant de décoder le message environnemental inscrit dans des matériaux naturels, dans l’espoir de reconstituer l’histoire climatique de la planète. » En perçant les secrets de l’histoire environnementale de la Terre, au moyen de l’étude des stalagmites ou des coraux, les chercheurs permettent ainsi de se faire une image plus précise de l’évolution future de notre environnement.

Les plus lus

Les plus récents