Taiwan fait actuellement face à un grave problème qui traverse les grandes agglomérations de l'île : le traitement des ordures ménagères. Comme les habitants de Taipei rejettent plus d'un kilo d'ordures chaque jour, cela signifie que le terrain vague de Foutekeng, au sud de la ville, reçoit près de 3 000 tonnes chaque nuit. En effet, le dépotoir en plein air est encore une pratique courante dans toute l'île en dépit de la dégradation de l'environnement et de la source potentielle de maladies. La conscience écologique est certes encore à sa gestation ou dans l'enfance, mais le pire est que la croissance alarmante de la production d'ordures ménagères (environ 5% par an) s'accompagne d'un grand mépris du public, comme l'ont observé les écologues. Il y a plus que jamais de détritus dans la rue, les jardins publics, les cours d'eau de Taiwan, connue par le passé comme l'île Formose, la belle île.
La reconnaissance des problèmes de l'environnement n'est que le premier pas vers leur résolution, et à travers ce long et pénible processus parsemé de tant d'obstacles d'intérêts entrant en compétition dans la société, assurer un milieu sain exige quelques devoirs de la part de tous et des autorités.
La récente augmentation de volume des ordures ménagères est la conséquence inévitable de la modernisation. Comme Taiwan s'est rapidement développée passant d'une économie agricole à une autre industrielle, les faits ont dépassé le simple consensus d'un environnement. Cependant, les gens usent toujours de vieilles habitudes, explique Mme Linda Tsai, de la Fondation de la belle Taiwan, une organisation luttant pour le traitement des ordures ménagères. Et d'ajouter que beaucoup de gens ne savent même pas jeter leurs objets proprement.
Le problème de la destruction des ordures ménagères a fait deux bonds formidables ces derniers temps. Il y a cinq ans, les autorités de la santé publique ont lancé l'usage de gamelles en polystyrène (servant couramment de boîte-repas ou de plateau pour les self-services) et de baguettes en bois jetables pour presque tous les restaurants de consommation rapide et même les marchands de soupe de la rue. Si cela a diminué les risques d'épidémie ou d'hépatite, cela a en revanche augmenté les tas d'ordures à ramasser quotidiennement. Il y a deux ans, Taiwan a également autorisé l'installation de chaînes de fast-foods internationales. Avec leur pratique de doubler ou tripler l'emballage, le système d'évacuation des détritus a reçu un tel coup qu'il en est encore tout chancelant.
Mais le ramassage des ordures n'est en fait qu'une partie du problème. Le polystyrène rigide et autres emballages en matière plastique qui ne sont pas biodégradables soulèvent un grave problème écologique à plus long terme. Si le rejet des ordures ménagères est une plaie pour tous les pays, la situation de Taiwan est exacerbée par des pratiques traditionnelles et l'espace limité. Le ramassage nocture des ordures se fait à partir de petits sacs en plastique (le plus souvent impropres) remplis de déchets d'un foyer et disposés en tas sur le trottoir dès la tombée de la nuit. Une fois ramassés par la benne publique, se pose la délicate question de savoir où les déposer dans une île qui a la plus forte densité de population du monde et vivant, de surcroît, sur le tiers seulement de la superficie non occupée par le relief. Une telle concentration de personnes pousse à l'horreur le plus petit amoncellement d'ordures ménagères.
Malgré la montée très rapide de ces problèmes, on perçoit depuis peu les signes d'une plus grande attention pour un environnement plus propre, plus sain. En août 1987, l'Office de la Protection de l'environnement, auparavant un organisme sans envergure et aux fonctions mal définies, a été réorganisé et renommé pour devenir une agence gouvernementale. Sous la direction de M. Tchien You-hsin, il a obtenu des crédits, un personnel et a dressé des plans et entrepris des travaux. Si l'office a admis que la plupart des efforts, et des fonds, sont dépensés dans les grandes agglomérations urbaines, il a insisté sur son statut national. Au début de septembre 1988, son directeur général annonça la création de douze bureaux dans les hsiens (districts) et les villes afin de servir d'infrastructure et d'encourager l'efficacité.
Les éboueurs de Taipei ramassent chaque nuit 3 000 t d'ordures ménagères déposées en tas sur le trottoir dès le crépuscule.
Les plans de ramassage des ordures ménagères au niveau régional (hsien) et local (village) sont un travail pénible et de longue haleine. Une autre grande mission est véritablement de corriger les mauvaises habitudes bien ancrées des régions rurales et qu'il semble bien difficile de faire. Beaucoup trop de gens, se lamente M. Tchien You-hsin, ne font pas attention à ceux qui ramassent leurs ordures et veulent pour le moment s'en débarrasser. A l'heure actuelle, on parle beaucoup plus de ce problème qu'on agit. On peut discerner une prise de conscience envers l'environnement, sans pour autant déceler quelque responsabilité, dit Mme Ma Wen-shung, directrice du Programme de sécurité et de santé aux Union Chemicals Laboratories de Sintchou [Hsinchu].
Devant la nonchalance du public, l'Office de la Protection de environnement s'est fait partisan d'une législation sévère en la matière afin de fournir des règles de conduite et un avertissement contre la prolifération possible de la vermine. Il est important d'imposer des devoirs sociaux. « On ne fait pas assez cas de la position d'autrui. Il faut donc se servir de la pression sociale », dit M. Tchien You-hsin. Avec les mesures contre la pollution de l'air et de l'eau, l'office ne trouve déjà pris dans un étau avec les problèmes de discipline. Si les lois existent certes, il n'y a pas assez d'agents exécutifs. Toutefois, il convient de reconnaître qu'un progrès a été réalisé dans ce sens. En 1987, un corps de 152 inspecteurs du bureau de la protection de l'environnement de la ville de Taipei a dressé 15 880 amendes aux contrevenants. Malgré ce joli score, le directeur de ce bureau, M. Tsui Wen-kuo, pense que des effectifs plus nombreux sont nécessaires. Vu les contraintes budgétaires, il ne faut guère s'attendre à une application intégrale des règlements du jour au lendemain.
La discipline publique n'est qu'une bataille de cette guerre contre tout dépôt improvisé de détritus; et les efforts des autorités pour informer et éduquer le grand public n'ont pas reçu toute l'approbation souhaitée. A la fin du mois d'août 1988, l'Office de la Protection de l'environnement a lancé une campagne nationale d'information sur le dépôt des ordures ménagères en utilisant les différents mass media au moyen de spots télévisés, d'annonces dans les journaux et de brochures publicitaires. L'école primaire a également été la première cible, pour la bonne raison que les enfants apprennent très vite et réagissent positivement. Grâce aux flashs des media, ils savent que quiconque jette ses détritus sur le sol donne au lieu une mauvaise image. S'il est encore trop tôt pour connaître les résultats tangibles de cette campagne, les autorités sont assez optimistes de la réaction publique.
En plus d'inciter le public à ne pas jeter d'ordures n'importe où, l'office a également décidé d'améliorer le ramassage et l'évacuation des ordures ménagères. Tandis que certains pays industrialisés, comme le Japon ou la France, brûlent la plupart des ordures dans des incinérateurs perfectionnés, Taiwan n'a pas encore cette technologie. D'ici quelques années, elle aura de tels incinérateurs qui réduiront le volume des détritus solides et aideront à l'assainissement. Taipei aura ainsi trois incinérateurs (le premier entrera en service en 1990) situés à Neïhou [Neihu], Chelin [Shihlin] et Moutcha [Mucha], tous des quartiers périphériques. Des mesures sont déjà prises pour faciliter le ramassage et l'assistance aux organisations de volontaires. La Fondation de la belle Taiwan a fait don à la ville de Taipei de 400 poubelles publiques de conception moderne. Ce sont deux récipients distincts pour les détritus inflammables et ininflammables qui ont été placé dans les quartiers les plus animés de la ville.
Mais pour les régions moins urbanisées de l'île, ces incinérateurs de grand prix ne seront pas en service avant le XXIe siècle. En attendant, l'office prévoit plusieurs terrains pour déposer puis enterrer les ordures, à l'instar de Foutekeng. Ces dépotoires publics sont une mesure de rechange toute provisoire. Et après une désintoxication rigoureuse, les ordures seront enterrées et le terrain converti en parcs de stationnement, terrains de jeu ou jardins publics. Pour Foutekeng, par exemple, qui sera rempli dans cinq ou six ans, on propose déjà plusieurs réutilisations de cet immense terrain.
Comme la première responsabilité du public est une participation à la solution de ces problèmes, M. Tchien You-hsin suggère que tous les habitants de Taipei commencent par payer au moins une redevance pour le ramassage des ordures. Si Taiwan veut résoudre son problème des ordures ménagères, il faut que tous reconnaissent la nécessité d'un sacrifice qui se traduirait justement par une telle aide financière.
Dans l'espoir d'une coopération plus active du public, les autorités doivent requérir de tous les secteurs économiques un supplément d'efforts d'information et d'éducation. Ainsi, les groupes d'intérêts publics, méprisés dans les années 70 par quelques responsables gouvernementaux pour être le véhicule de plaintes plutôt que d'actions, sont maintenant les bienvenus pour offrir leurs services à une solution.
La Fondation de la belle Taiwan est l'un d'eux. Créée en 1987 avec l'appui de plusieurs entreprises de boissons non alcoolisées (Coca-Cola et Hei Song), elle a pour but de promouvoir la participation publique au traitement des ordures. En plus de son don mentionné plus haut, elle a produit neuf documentaires pour le petit écran qui enseigne la meilleure façon de se débarrasser de détritus. Mais comme la plupart des organismes à but non lucratif, elle est torturée par des considérations financières puisqu'elle dépend totalement de donations et qu'elle est handicapée par l'insuffisance d'effectifs. Malgré sa contribution limitée à l'heure actuelle, la fondation financera une importante campagne d'information et collectera des fonds pour l'installation de poubelles modernes à Taipei et dans d'autres villes.
L'Office de la Protection de l'environnement a également bien accueilli l'aide du secteur industriel, la cible traditionnelle des activistes écologistes. Les entreprises locales ont fait longtemps l'objet d'une sévère critique pour leur négligence à l'égard de l'environnement, et quelques responsables de l'office sont allés jusqu'à suggérer que celles-ci apportent une plus forte contribution à la nation pour soigner ses maux écologiques. Mais comme Mme Ma Wen-shung dit, ce n'est pas tant l'industrie qui est pernicieuse, c'est surtout la protection de l'environnement qui était presque inconnue il y a vingt ans. Aujourd'hui, explique-t-elle, toutes les industries ont posé le grave problème du rejet des déchets industriels, et on comprend que la propreté du pays est l'affaire de tous. Beaucoup d'entreprises se sont lancées dans ces efforts de nettoyage et ont recyclé leurs déchets en ordures ménagères, tandis que d'autres ont soutenu des campagnes d'information sur les problèmes de l'environnement.
Sont également indispensables les travaux du monde universitaire pour la diffusion de l'information et la recherche de meilleures normes anti-pollution. Dans les écoles, les enseignants ont généralement mis un accent plus fort sur les problèmes de l'environnement, et dans les laboratoires, les écologistes ont fait de réels progrès pour développer de nouvelles méthodes de traitement des déchets, y compris celles de l'incinération et de l'enterrement des ordures. Aujourd'hui, le problème est devenu urgent pour les professionnels de l'environnement. La pénurie actuelle de techniciens, comme l'admet M. Hsieh Bor-yang, du bureau de la protection de l'environnement de la ville de Taipei, révèle malheureusement une insuffisance de connaissances et de planification pour la protection de l'environnement depuis plusieurs années.
La « Montagne des ordures » de Neïhou, l'ancien dépotoire municipal. Depuis 1985, il est interdit d'y faire tout dépôt.
Si une plus grande conscience publique est importante pour une action en faveur de l'environnement, les contingences politiques et économiques sont aussi décisives. Il est évident que les domaines plus sensibles peuvent être à la merci de manipulations politiques aux dépens de secteurs de moindre importance. Cette ingérence ne peut dans ce cas que nuire à la protection de l'environnement. M. Tchien You-hsin espère que l'environnement ne deviendra pas le thème principal lors des élections législatives de fin 1989. S'il l'est, une part considérable des efforts de l'Office de la protection de l'environnement sera malheureusement dépensée à l'écoute et à l'argumentation politique au lieu de se pencher sur les réelles données du problème. L'aspect financier est évidemment très influent, car dans une année pré-électorale il est très vite tentant d'assimiler l'imposition d'une redevance pour le ramassage des ordures à un supplément d'impôts, ce qui est un suicide politique aussi bien à Taiwan que dans les autres pays.
Mais les efforts de propreté seront toujours dictés par l'importance du financement et l'acceptation des habitants. Surtout dans les régions moins peuplées, dit un responsable du gouvernement municipal de Taipei, comme les dépotoires ne pourront plus être économiquement possibles, il ne restera plus que les incinérateurs. Partout, le sens des réalités doit accompagner ces efforts de prospection.
Ce qui effraie également les écologistes, c'est que la population s'habitue à la vue quotidienne d'ordures ménagères. Mme Linda Tsai, de la Fondation de la belle Taiwan, suspecte de nombreuses gens de grandir dans la société moderne de l'île sans apercevoir les montagnes de déchets qui s'élèvent autour d'eux comme un élément inévitable du progrès. Le professeur Yu You-hwa, de l'Institut supérieur du génie écologique de l'Université nationale de Taiwan, propose d'installer des incinérateurs de petite et moyenne taille en vue de faire connaître la dernière technologie de destruction des déchets. Ainsi, le gouvernement municipal de Taipei, installant un tel incinérateur à Yangmingshan, un quartier huppé de la ville, ferait la démonstration qu'une telle installation ne nuit en rien à la population, au contraire, il faut en attendre la solution générale grâce à la mise en place d'une telle usine.
Si la population locale reste encore indifférente aux ordures ménagères qui traînent à ses pieds, tous les espoirs ne sont pas perdus. Un changement d'habitude est tout à fait possible. Il existe bien d'autres parallèles écologiques avec les pays industrialisés. Un autre responsable municipal fait remarquer que, tant que nouveau pays industrialisé (NPI), Taiwan n'a pas eu d'expérience en la matière et possède trop peu de terrains. M. Tchien You-hsin ajoute que l'expérience de Taiwan est tout de même différente de la dégradation progressive de l'Amérique. L'île a traversé d'une traite trente années de progrès économique intensif en laissant de côté tous les problèmes annexes. Il semble un peu tard, dit-il, de vouloir récupérer le temps perdu.
Sans doute l'objectif d'utiliser la technologie de pointe et l'éducation des masses nécessitera temps et sacrifice. Mais on reste tout à fait optimiste quant à l'avenir. Une date cible est l'an 2000. D'ici là, il faut résoudre le problème du traitement des ordures ménagères urbaines et apprendre à la population à avoir un comportement moderne. M. Yu You-hwa admet l'importance d'une attitude envers la propreté mais avertit que, selon le point de vue des spécialistes, on doit tout de même être beaucoup plus réaliste. « Il faudra au moins une vingtaine d'années avant de pouvoir bien cerner la question et avoir la pleine coopération de la population. Quel que soit ce calendrier, les plus grands espoirs de notre pays sont une jeunesse mieux instruite et des techniciens de l'environnement qui sont actuellement au lycée. »
Comme la population insulaire fait de gros progrès dans cette voie, le plus grand bénéfice d'une société modernisée n'est-il pas de se donner une plus grande responsabilité publique. Dans le domaine du traitement des ordures ménagères et autres déchets, les efforts tenaces de l'administration responsable, des écoles, des industriels et de toute la population sont nécessaires pour modifier les mauvaises habitudes.
Chez les hauts responsables du gouvernement, un optimisme sincère est au moins dans tous les cœurs. Comme les Taiwanais sont ardents et tenaces dans leurs efforts, il y a tout lieu de réussir. Tandis que la population place une grande priorité à la propreté, la coopération et le consensus à un objectif commun est nécessaire avant que Taiwan ne redevienne l'Ile Formose, la belle île.
Photographies de Chen Min-jeng.