16/06/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Les racines nippones de Chiayi

01/07/2010
L’entrée du musée municipal des Archives historiques, dans le parc de la ville de Chiayi. (PHOTO DE CHANG SU-CHING)
Comment persuader les touristes qui descendent à la gare du train à grande vitesse de Chiayi, sur le chemin d’Alishan, de passer ne serait-ce qu’une journée de plus à visiter la ville ou les plaines du district ? C’est là une des principales préoccupations des services en charge du développement local et de la promotion de la région. Il est vrai que les vastes plaines rurales de Chiayi peinent à séduire le touriste. Et pourtant, en revisitant le passé de cette région périphérique, on y redécouvre les traces d’une époque, celle de la colonisation japonaise, durant laquelle Chiayi avait acquis une relative importance. Aujourd’hui, on peut encore en observer les vestiges : un patrimoine légué par l’administration coloniale qui se caractérise par une remarquable résistance aux aléas du climat et du temps, tandis qu’ils font l’objet, pour certains seulement, d’un effort de mise en valeur de la part des pouvoirs publics. L’occasion pour le promeneur de se replonger dans une époque certes lointaine mais riche d’enseignements sur le passé insulaire.

Une région valorisée par les Japonais

Le Traité de Shimonoseki, signé le 17 avril 1895 entre une dynastie Qing déclinante et un Japon impérial et avide de conquêtes, scelle la cession à perpétuité de l’île de Taiwan. Dès 1897, la région de Chiayi est placée, à l’issue de deux réaménagements de la carte administrative de la colonie, sous l’autorité d’un district. La puissance coloniale ne parvient à totalement pacifier l’île et à y imposer définitivement son autorité qu’en 1915, après l’incident dit de Tapani (aussi connu sous le nom de son instigateur, Yu Ching-fang [余清芳]), à Tainan, qui marque le point culminant de la résistance armée des Taiwanais aux Japonais. Malgré tout, en 1898, avec la découverte par les Japonais du potentiel économique des forêts d’Alishan, dont les cyprès et les cèdres sont d’une qualité très supérieure et serviront à des milliers de constructions dans l’île et l’archipel, la région prend de l’importance aux yeux de l’occupant. En 1906, après le violent tremblement de terre du 17 mars qui ravage Chiayi et sa région, les Japonais entreprennent un effort de reconstruction conséquent, d’autant plus que les caisses de la colonie deviennent excédentaires la même année. On substitue au triptyque chemins de fer-systèmes d’irrigation-campagnes de vaccination qui présidait sommairement à la politique coloniale, un programme plus ambitieux de modernisation des infrastructures. En termes d’aménagement du territoire, Chiayi bénéficie de cet effort, même si Tainan reste aux yeux des Japonais le centre économique et culturel du sud de l’île. Le plan de la ville, qu’on devine encore aujourd’hui, est totalement redessiné selon le modèle européen, avec ses ronds-points et la caractéristique avenue partant de la gare. En 1920, un an après l’adoption par le pouvoir colonial d’une politique d’assimilation forte des Taiwanais à l’Empire, le système administratif des collectivités locales en vigueur au Japon est appliqué à l’île. Chiayi obtient le statut de municipalité sous l’autorité de la nouvelle province de Tainan qui s’étend du nord de Kaohsiung jusqu’au sud de Taichung et où vivent alors 1,5 million d’habitants sur les 6,2 que compte l’île. Le barrage de Wushantou, ouvrage d’art majeur achevé en 1930 et le plus important d’Asie du Nord-Est à l’époque, révolutionne l’agriculture dans les plaines. Le développement du réseau de chemin de fer permet aux industries du bois, du sucre, du camphre et du sel, autant de matières premières exportées vers l’archipel ou l’Europe, de décoller. Chiayi est désormais est une petite ville moderne et prospère, et en 1930, c’est le statut de municipalité autonome qu’on lui offre. « Le district de Chiayi n’avait pas d’importance politique pour le pouvoir colonial, mais il était stratégique pour l’exploitation du bois, une ressource extrêmement précieuse et dans laquelle les Japonais ont beaucoup investi. A partir de 1930, la proximité des exploitations sucrières les incite à développer la recherche chimique, notamment sur les pesticides. Un centre de recherche est implanté en 1938 dans le district et cette activité devient vite capitale. Elle marquera d’ailleurs le développement économique ultérieur de Chiayi », explique Lin Yu-ru, [林玉茹], spécialiste de la période japonaise et chercheuse à l’Institut d’histoire de Taiwan de l’Academia Sinica, à Taipei. En 1937, avec l’entrée en guerre du Japon, la priorité est donnée au développement du port de Kaohsiung qui doit servir de base arrière à l’effort de guerre aux Philippines et dans toute l’Asie du Sud-Est. Chiayi doit se contenter d’assumer son rôle de grenier agricole de l’île, une mission qui ne changera plus par la suite.

 

L’édifice qui abrite le musée municipal des Archives historiques a fait l’objet d’une restauration de qualité. (PHOTO DE CHANG SU-CHING)

Un patrimoine à préserver

Si l’on prend la peine et le temps de parcourir la région, on peut aisément y lire la manière dont les Japonais ont travaillé à son développement. On y retrouve, comme ailleurs dans l’île, tous les types de bâtiments qui ont fait la marque du pouvoir colonial et de son effort d’industrialisation et de modernisation. Pensée pour asseoir la domination coloniale au moyen d’un mélange subtil de raffinement, de modernité et de majesté, l’architecture japonaise à Taiwan, dont on distingue plusieurs périodes, a été le résultat d’expérimentations tentées par les architectes nippons à la recherche d’innovations stylistiques. Le séisme meurtrier qui frappa les régions de Tokyo et Yokohama en 1923 les incita à mettre au point de nouvelles techniques de construction plus résistantes. C’est ce qui explique qu’un grand nombre de bâtiments construits dans l’île selon les mêmes normes aient pu être conservés jusqu’ici. Il y a 8 ans, Fu Chao-ching [傳朝卿], professeur d’architecture à l’université nationale Cheng Kung, estimait qu’un millier d’entre eux avaient été recensés dans les districts de Chiayi et de Pingtung. Certains, comme le manoir hanté du notable Liu Rong-yu [劉溶裕], datant de 1929 et dont il ne reste qu’une ruine envahie par la végétation au fin fond de la commune de Minsyong, font figures de curiosités amusantes.

Certains de ces sites bénéficient d’une protection au titre des « bâtiments historiques ». Parmi ceux-là, on trouve la sucrerie de Suantou construite dans la plaine en 1910, la résidence du principal de l’Ecole de recherche agronomique, l’école et ses dortoirs (1918), la gare de départ de la ligne d’Alishan (1910) parfaitement conservée et mise en valeur à l’inverse des autres sites, le centre de loisirs de la société d’exploitation du bois (1914), le bureau du monopole des tabacs et alcools (1936), où encore la gare de Chiayi (1933). Depuis 2000 et l’amendement apporté à la Loi de préservation de l’héritage culturel votée en 1982, ces sites font néanmoins l’objet d’un effort de préservation et d’une gestion plus active. En effet, ceux qui ne satisfont pas aux critères du niveau de protection le plus élevé, soit celui de « monument historique national », peuvent être classés sous l’appellation de « bâtiment historique » ou de « lieu historique » et placés sous la protection de la collectivité territoriale qui en a la charge. Auparavant, une trop grande partie du patrimoine colonial, à Chiayi comme ailleurs dans île, a succombé aux logiques économiques et immobilères ou parfois politiques.

Le commissariat de police de la petite ville de Puzih donne une idée de l’importance acquise par la région durant l’ère coloniale. Achevé en 1933, il rassemblait tous les services administratifs régionaux et représentait, à l’échelle de Chiayi, un centre de pouvoir. On y retrouve un agencement symétrique des deux ailes, avec l’escalier au centre menant à l’étage. La qualité de sa construction est telle qu’elle a résisté à toutes les grandes secousses sismiques qui ont frappé l’île. « Ici, on n’a peur de rien », déclare un inspecteur de police tout sourire. Le bâtiment n’est pas ouvert au public mais l’administration du district souhaite l’inscrire sur la liste du patrimoine historique municipal, une démarche qui n’a pas encore abouti. En attendant, la police du district veille soigneusement à ne pas en dénaturer l’intérieur qui reste d’époque. « Dans la petite ville de Puzih, on en est très fier », confie l’inspecteur, ce qui illustre la prise de conscience des habitants de la région quant à la valeur de leur patrimoine et la nécessité de le préserver.

Des réussites muséographiques

Parmi ceux qui ont été le mieux mis en valeur, on trouve l’élégant bâtiment du musée municipal des Archives historiques qui trône dans le parc de la ville de Chiayi, à l’ombre de splendides érables. La beauté et la finesse de son architecture en bois, dans le plus strict respect de la tradition nippone, en font un site remarquable malgré sa taille modeste. Construit en 1943 pour la préparation du culte et l’administration du temple shinto datant de 1915 (ce dernier a disparu) et dédié aux martyrs de la guerre, il est accompagné d’un autre bâtiment, dont les parois en béton imitent de manière étonnante la texture du bois, et qui servait de remise pour les objets du culte. Les travaux de restauration qui y ont été effectués, de 1987 à 2001, alors que le site avait fait office d’hôpital militaire jusqu’en 1987, ont été particulièrement soignés. Les tatamis et les portes coulissantes aux panneaux en papier y ont retrouvé leur place d’origine et l’édifice est largement ouvert au public. Un exemple parfait de mise en valeur du patrimoine.

 

Le bâtiment qui abrite aujourd’hui une des branches de Radio Taiwan International, à l’allure austère et martiale. (PHOTO DE CHANG SU-CHING)

Au détour d’une route de campagne de la commune de Minsyong, on découvre l’imposant batiment agrémenté d’un rond-point à l’européenne qui abrite une des branches de Radio Taiwan International ainsi que le musée national de la Radiophonie. Massif et solide, dépouillé des décorations baroques du début du siècle et à l’allure martiale, un peu à l’image de l’ancienne mairie de Kaohsiung et de la gare, respectivement érigées en 1938 et 1941, le bâtiment est terminé en 1940 et est représentatif de la prise de pouvoir des militaristes au Japon et du durcissement de la férule japonaise sur l’île. C’est d’ailleurs une mission militaire qui lui est confiée : brouiller les émissions en provenance du gouvernement nationaliste de Nankin sur le continent, émettre la propagande nippone en direction du continent chinois et de l’Asie du Sud-Est et produire des programmes destinés à soutenir le moral des troupes japonaises sur place. « Chiayi a été choisie pour accueillir ce site à cause de la proximité du chemin de fer, mais aussi du fait de sa situation géographique, c’est-à-dire un plat pays propice à la diffusion des ondes vers l’Asie du Sud-Est », décrit Liu Xiang-mei [劉湘梅], en charge du site pour l’administration districtale. Le musée, inauguré en 1999, montre la salle d’où étaient diffusées ces émissions, qui, par la suite, servit particulièrement au Kuomintang face aux communistes chinois. On y découvre également les abris anti-aériens et les traces d’impacts des bombes américaines. C’est aussi le seul endroit au monde où est conservé un transmetteur radio à ondes moyenne de type MB-15A. La radio conserve toute l’ambiance austère et secrète qui marqua sa mission et que l’on retrouve dans le style de sa décoration intérieure, très sobre et conservée en l’état. A quelques centaines de mètres du bâtiment se trouve une belle et vaste bâtisse, le logement des fonctionnaires de la radio. « Il s’agit d’un autre exemple typique de l’architecture nippone en bois qui présente la particularité d’avoir deux étages », explique Liu Xiang-mei. L’administration du district n’a pas encore trouvé de destination à cet endroit entièrement rénové. « C’est tout le problème du classement de ces bâtiments. Une fois passé sous la protection de la loi, l’ouverture au public ou le changement de destination est difficile », note la jeune femme.

La vieille prison de Chiayi, un projet d’envergure

Parmi les sites les plus emblématiques de la période coloniale de Chiayi, on trouve la vieille prison dont la construction a démarré en 1919 pour être achevée 3 ans plus tard en 1922. Elle prend le nom de Prison de Tainan à partir de 1924. Dernier exemple du système pénitentiaire japonais encore debout dans l’île, elle a fait l’objet d’une mise en valeur particulière de la part des pouvoirs publics et est le seul bâtiment de la région à être inscrit aux monuments historiques nationaux.

Sur la quinzaine de prisons dont les Japonais ont équipé l’île, la prison de Chiayi est la sixième à avoir été érigée. Sa construction, en brique et en bois de cyprès d’Alishan avec des renforcements en béton armé, est de grande qualité. Elle est composée de 27 bâtiments qui s’organisent sur une surface de plus de 41 200 m2, et on note la parfaite symétrie dans laquelle s’ordonnent la grande porte d’entrée, la cour, les batiments administratifs et la tour de surveillance. Son architecture, conçue en fonction des besoins carcéraux, témoigne de la modernité du système pénitentiaire nippon pour l’époque. Directement inspirée du système de Pennsylvanie (une prison modèle construite aux Etats-Unis au XX e s. que les Japonais avaient visitée et étudiée), sa principale curiosité est une pièce de contrôle centrale d’où partent trois longs couloirs qui accueillent les 176 cellules (d’une capacité de 347 détenus, hommes et femmes, pour 54 gardiens en 1943), et qui permettait donc une surveillance d’ensemble grâce à un seul gardien. Les parloirs, tout en bois, sont agencés pour permettre un contrôle continu des conversations tandis que la taille exiguë des cellules surprend.

 

La vieille prison de Chiayi se distingue par la disposition de ses bâtiments en forme de parapluie. (AIMABLE CRÉDIT DU MUSEE DE LA PRISON)

« A l’époque, il y avait très peu de prisonniers, tous étaient taiwanais. Le système était dur et fondé sur l’autoritarisme et la rétribution par le travail », explique Lu Ying-bin [盧鶯斌], spécialiste de l’histoire de la prison au ministère de la Justice. Les espaces communs comme ceux réservés au travail des détenus, la salle de spectacle ou encore le logement du directeur de la prison conservent toutes les caractéristiques de l’architecture nippone de l’époque. La hauteur de plafond, y compris dans les cellules, servait à mieux protéger du climat chaud et humide de la région et projette une ambiance particulière, à la fois surranée et sombre. L’endroit a d’ailleurs séduit le cinéaste insulaire Hou Hsiao-hsien [侯孝賢], qui y a tourné, en 1985, quelques scènes de son film A Time to Live, a Time to Die [童年往事]. La prison a aussi prêté ses murs pour la réalisation d’un grand nombre de séries télévisées.

Situé dans les faubourgs de la ville de Chiayi, le site a fonctionné jusqu’en 1994, date à laquelle une nouvelle prison a été construite à Lucao, dans la région. Par la suite, le ministère de la Justice, avec l’aide énergique de l’association des Humanités de Chiayi, a entamé une longue procédure administrative pour sauvegarder le site, sérieusement menacé par les pelleteuses des promoteurs immobiliers, démarche qui a abouti en 2002 avec le classement du site au registre des monuments historiques. « Le ministère de la Justice a ensuite alloué un budget de plus de 280 millions de dollars taiwanais au projet de transformation de la prison en musée. C’est un chantier important qui nécessite la réunion d’artisans talentueux, puisque nous reproduisons à l’identique toutes les parties rénovées en réutilisant par exemple le même type de bois qui vient d’Alishan », explique Chen Long-yan [陳龍彥], en charge du site. Le chantier a débuté dans le courant de l’année dernière et les équipes travaillent d’arrache-pied pour permettre au musée d’ouvrir en juillet 2011. « La municipalité de Chiayi espère beaucoup de ce projet pour la relance du tourisme local. Pour nous, le ministère de la Justice, c’est la dimension éducative qui importe », insiste Chen Long-yan qui ajoute que la muséographie a été pensée pour permettre au visiteur d’expérimenter quelques moments de la vie d’un détenu.

Du passé à la réalité

Le patrimoine colonial de Chiayi est relativement riche et le passé qu’il reflète donne une idée de la manière dont la région a pu exister à l’époque japonaise, tirant son importance de la volonté d’exploitation de ses richesses agricoles par l’Empire. Le potentiel touristique des vestiges d’une autre époque, aussi riches soient-ils, est-il pour autant suffisant ?

Ce patrimoine souffre de certains maux comme un relatif éparpillement et un caractère parcellaire, et parfois une difficulté d’accès linguistique et géographique pour les étrangers, des éléments qui peuvent rendre difficile sa promotion mais qui ne sont pas insurmontables. Une telle situation suppose par ailleurs un effort budgétaire que les décideurs au sein des collectivités locales, face à d’autres priorités, ne sont pas toujours disposés à fournir pour des sites jugés d’importance moyenne, d’autant plus que la restauration de ce type de bâtiments suppose une réunion de compétences et de connaissances parfois difficile à réaliser, comme cela a été le cas pour la vieille prison de Chiayi. La récente desserte du train à grande vitesse, dont la gare est excentrée par rapport à la ville de Chiayi, n’a, pour le moment, pas apporté les fruits espérés, regrette-t-on. Le district consacre néanmoins un budget annuel de 100 millions de dollars taiwanais à la promotion des plaines de Chiayi seulement. En attendant, la région, que beaucoup traversent sans la voir, continue de vivre au rythme lent des campagnes. Autant en profiter !

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