11/08/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

La « déesse » belge de Matsu

01/01/2006

>> Le représentant de Taiepi à Bruxelles, Chen Chien-jen, a récemment rendu hommage à une douzaine de missionnaires belges qui ont consacré leur vie au peuple chinois. Parmi eux, Madeleine Severens, 86 ans, à jamais attachée à sa « grande famille de Matsu »

Des dames d'un âge certain mais d'une vitalité tout aussi certaine qui entonnent des chansons populaires chinoises et taiwanaises dans un couvent des environs de Louvain, en Belgique, voilà qui n'est assurément pas banal. L'occasion ne l'était pas moins. Le 29 août dernier, le représentant de Taipei à Bruxelles et ex-ministre des Affaires étrangères, Chen Chien-jen [程建人], honorait une douzaine de missionnaires belges - pères scheutistes et sœurs de l'Immaculée Conception de Marie (ICM) - qui ont littéralement consacré leur vie au peuple chinois, sur le continent, puis sur l'île de Taiwan après que les communistes les eurent chassés des hôpitaux et des écoles où ils œuvraient pourtant pour le bien des populations. Pris dans une salle de la maison de retraite de la congrégation, un repas tout simple - chinois naturellement, pour mieux rappeler les jours anciens fut l'occasion d'évoquer d'innombrables souvenirs, la plupart drôles et émouvants, quelques-uns sombres, voire dramatiques, avec ces septuagénaires ou octogénaires dont le cœur est resté à Taiwan. Remerciant les missionnaires dans leur langue d'adoption - le chinois pour leur dévouement, l'ambassadeur Chen Chien-jen ne put que saluer le destin exceptionnel des hommes et des femmes réunis autour de lui.

Si tous les invités forçaient le respect et l'admiration, une personnalité en suscite plus encore : Madeleine Severens, 86 ans. Son parcours, après quelques étapes en Mongolie et dans une Chine déchirée par la guerre civile, l'a conduite dans le petit archipel de Matsu, un avant-poste de l'armée taiwanaise au large des côtes de Chine continentale où elle passa un quart de siècle, avant de regagner la Belgique il y a quatre ans. C'est contrainte et forcée qu'elle abandonna « sa grande famille » car, nous dit-elle, « j'aurais tant voulu finir mes jours à Matsu. » Elle garde donc le contact avec ses amis et les sœurs de l'ICM restées sur place. Le bureau de représentation de Taipei à Bruxelles l'y aide d'ailleurs en lui fournissant régulièrement des cartes de téléphone...

Madeleine, qu'on surnommait affectueusement Moumou, est née le 18 novembre 1918 à Lommel-Kolonie, sur la frontière belgo-hollandaise, onzième d'une famille de douze enfants. Après des études au village, elle fréquenta l'Ecole normale pour devenir institutrice comme plusieurs de ses frères et sœurs. Rien ne semblait donc annoncer une vocation religieuse, encore moins missionnaire. « Je remercie ma maman » , commence-t-elle par dire quand on lui demande d'expliquer le changement de cap qui devait l'amener en Chine puis à Matsu, et lui faire vivre, aux premières loges, le conflit entre communistes et nationalistes chinois. « Ma mère tomba gravement malade, et j'ai dû interrompre définitivement mes études pour m'occuper d'elle. Elle me dit un jour qu'elle avait toujours espéré qu'un de ses enfants devienne missionnaire - c'était la tradition à l'époque dans les grandes familles catholiques. Alors que sa santé déclinait, je voulus lui faire ce dernier plaisir et lui promis d'entrer dans les ordres. »

« Je me suis alors demandée où partir, poursuit Madeleine. Les Philippines m'attiraient car il y avait là-bas une mission qui s'occupait des lépreux. Mais, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les transports étaient désorganisés et la possibilité qui s'offrit à moi fut d'aller en Chine. Ce fut un voyage éprouvant mais je me retrouvai finalement au Suiyuan », une province de l'ancien découpage administratif de la République de Chine que le régime communiste intégra par la suite dans l'actuelle région autonome de Mongolie intérieure.

Désormais pourvue d'une formation d'infirmière, Madeleine renforçait le personnel d'un hôpital ouvert par les Scheutistes. Il était très fréquenté mais il n'en fallait pas moins prodiguer des soins dans les localités environnantes et notamment assister les parturientes lors des accouchements à domicile qui restaient largement la règle dans les campagnes chinoises et mongoles. C'est en riant que la missionnaire évoque la douce chaleur du kang, le lit traditionnel de briques chauffé de l'intérieur sur lequel dormaient les paysans et sur lequel Moumou aida à mettre au monde tant d'enfants chinois. Sur lequel elle passa elle-même tant de nuits quand le climat ou la distance ne permettaient pas de retourner à la mission.

L'arrivé de Mao Zedong [毛澤東] et des troupes communistes aux portes du Suiyuan imposa le repli des religieux sur Pékin. Les autorités de la congrégation invitèrent les sœurs à quitter le pays et proposèrent à Madeleine de partir enfin pour les Philippines. « J'aimais tellement les Chinois que je voulais demeurer en Chine, s'exclame-t-elle. J'ai prié Dieu pour qu'il m'aide à rester. » La prière fut manifestement exaucée. « Un évêque du sud de la Chine était de passage à Pékin. Il cherchait des volontaires pour prêter main forte à quatre sœurs déjà âgées qui avaient la responsabilité d'un hôpital, d'une maternité et d'un jardin d'enfants à Ganxian, dans le Jiangxi. On était alors persuadé que Mao Zedong n'arriverait jamais jusque-là et on m'autorisa à y aller, avec six autres religieuses. »

Un beau matin de 1949, cependant, Madeleine se réveille en constatant que le drapeau qui flotte dans la rue n'est plus le même ! Les communistes avaient investi la ville pendant la nuit sans tirer un seul coup de feu. Les soldats nationalistes avaient abandonné l'endroit, laissant les sœurs aux prises avec les nouveaux maîtres des lieux. « Au début, cela se passa relativement bien, raconte Madeleine. Les soldats étaient amicaux et se bornaient à observer ce que nous faisions. Après un an, les choses se gâtèrent. Un jour, des hommes en armes cernèrent les bâtiments de l'hôpital. Ils exigèrent qu'on leur remette toutes les clés, en déclarant que, désormais, tout cela leur appartenait. L'évêque avait été arrêté et le vicaire expulsé. On nous ordonna de séjourner au second étage et de ne plus descendre au premier. Avec le seul prêtre qui restait, nous étions douze. Nous avons passé six semaines ainsi. Finalement, on nous a permis de reprendre nos activités mais avec l'interdiction de... parler aux gens ! Vous vous imaginez comment on peut soigner des malades sans leur parler ! Cela a duré trois ans, au cours desquels nous subissions des interrogatoires réguliers : toujours les mêmes questions sur nos origines, notre famille, nos activités... Finalement, en 1953, un grand procès public a été organisé. On nous a accusés de crimes imaginaires et les juges ont demandé à la population ce qu'il fallait faire de nous : nous tuer, nous jeter en prison ou nous renvoyer chez nous. Comme les gens nous aimaient bien, ils ont exigé qu'on nous expulse... »

Rentrée en Belgique, Madeleine n'aura de cesse de repartir. L'occasion se présente enfin en 1966 avec une invitation à rejoindre un hôpital ouvert quatre ans plus tôt par la congrégation à Taipei. « J'ai travaillé dix ans dans une maternité » , nous précise-t-elle. Un des aspects originaux, pour l'époque, était l'attention accordée aux prématurés. « Personne ne voulait s'en occuper parce qu'il y avait déjà tellement d'enfants et le gouvernement n'avait pas d'argent pour cela », se souvient une autre religieuse de l'Immaculée Conception, Lena Bomans, elle aussi congratulée lors de la petite fête de Louvain. « Nous manquions de tout. Nous n'avions même pas de médecins au début mais nous avons fait de l'excellent boulot. Peut-être parce que nous prenions soin des patients, alors qu'aujourd'hui, dans les hôpitaux, on prend soin surtout des machines... »

Madeleine va ensuite se rapprocher de ce continent chinois qu'elle a quitté à contre-cœur vingt ans plus tôt. Elle est envoyée à Quemoy (Kinmen), une des forteresses dont les nationalistes ont réussi à con server le contrôle depuis la retraite à Taiwan en 1949 ; de ses rives, on peut aisément apercevoir la côte chinoise, à quelques kilomètres de distance seulement. Elle y passe deux années, avant d'être transférée à Matsu, l'autre bastion avancé des forces nationalistes, un peu plus au nord. A l'époque, il n'y a rien dans ces petites îles aux allures de bout du monde, pas même de routes. « Il fallait franchir les rivières avec de l'eau jusqu'au genou ou pire, se rappelle-t-elle. Il n'y avait aucune activité économique, pas d'usine. L'armée, seule, faisait vivre les commerçants et les pêcheurs. » Les étrangers étaient évidemment rarissimes dans cet univers stratégique isolé du reste de la planète et même de l'île de Taiwan. « On ne pouvait pas écouter la radio, ni regarder la télévision. On ne pouvait pas même posséder d'appareil photo pour des raisons de sécurité, note Madeleine. Pendant un mois, les militaires m'ont considérée avec suspicion, se demandant ce que je venais faire. Mais bien vite, ils ont réalisé que j'étais là pour aider, pour soigner, et aussitôt qu'il y avait un malade, un accouchement, on savait qu'il fallait m'appeler ! »

« Je suis arrivée un mercredi, je m'en souviens encore, raconte Madeleine. Je ne savais pas à quoi m'attendre mais j'ai sorti mes médicaments, mon tensiomètre et je me suis mise au travail. C'est tout petit, Matsu ; tout le monde se connaît et s'entraide. C'est une grande famille, au propre comme au figuré, car les habitants se mariaient alors largement entre eux. » Très vite, la missionnaire va se sentir chez elle, bien que les chrétiens ne soient qu'une poignée dans cette communauté qui vénère les déités taoïstes dont la déesse éponyme, Matsu, qui protège les marins. Elle ne souffre nullement de l'isolement : « Je suis de la campagne, voyez-vous. A Taipei, il y a trop de voitures, trop de gens. A Matsu, on pouvait être bon pour tout le monde. » Entre les bombardements rituels qu'échangent soir et matin les artilleurs communistes et nationalistes, « Moumou » se dépense sans compter, accordant en particulier tous ses soins aux enfants. Bientôt, elle est estimée et aimée de tous. Sa réputation est telle qu'une équipe de la télévision taiwanaise vient réaliser un documentaire sur cette missionnaire hors normes.

On rapporte que les autochtones avaient fini par voir en elle une réincarnation de Matsu. Quand on mentionne cette anecdote, Madeleine rit à pleines dents et supplie : « Surtout n'écrivez pas une bêtise pareille ! » Elle ajoute qu'elle a tout simplement voulu faire le bien, « faire à Matsu ce que Jésus faisait en Palestine : aller vers les autres et soulager la souffrance ». Elle a visiblement réussi car tout le monde pleurait quand elle a fait ses adieux au petit archipel et à ses habitants en cette fin d'été 2001. Depuis, « Moumou » n'a cessé de penser à sa famille de Matsu. « son cœur et son âme sont chinois, nous glisse une de ses coreligionnaires à Louvain. Son corps est ici, mais son esprit est là-bas. »

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