>> Stanley Yen, [嚴長壽] le président du groupe Ritz Landis, qui est aussi connu comme le « parrain de la gastronomie taiwanaise », explique pourquoi il considère la cuisine de l'île comme la meilleure synthèse des cuisines régionales de la Chine
Pour moi, la cuisine est avant tout affaire de service, cependant la notion de service évolue avec le temps.
Le développement de la gastronomie peut se diviser en trois phases : la satisfaction de la faim, le bien manger et la grande cuisine. Ici, dans les années 50-60, le riz composait l'essentiel des repas, et l'objectif était de calmer la faim. Aussi préparait-on des aliments qui s'alliaient naturellement à la saveur du riz, un principe de première importance. Pour accompagner les trois bols de riz blanc quotidiens, les aliments devaient être fortement parfumés et sautés à l'huile.
On dit que seules les familles riches depuis trois générations savent ce qu'est la bonne cui sine. Même si les choses évoluent plus rapidement maintenant, une telle transformation ne se fait pas en un jour.
Lorsqu'on est habitué à ces saveurs plus intenses ou à ces plats plus épicés, on peut assez facilement passer au deuxième stage, celui de la bonne cuisine. On se met alors à rechercher des mets plus délicats, comme les ormeaux, les nids d'hirondelle ou les ailerons de requin. Ce sont là des plats que l'on rencontre souvent au menu des repas d'affaires, à tel point qu'on s'en lasse aujourd'hui. Le passage du niveau de la « bonne chère » à celui des « dîners fins » est plus difficile et demande un peu plus de temps.
La grande cuisine requiert une certaine sagesse fondée sur un choix plus large et un grand discernement. Si on veut garder la santé, on choisira des mets moins riches en corps gras et aux saveurs plus délicates qui ne sont pas cachées par les épices. La qualité des ingrédients devient alors primordiale. Quand les buffets à volonté sont encore très populaires, c'est que le désir de manger à satiété n'a pas été totalement satisfait et qu'il reste encore un grand pas à franchir pour parvenir au troisième stade, celui de la gastronomie.
Prenons les restaurants qui ont franchi le détroit : les établissements taiwanais présents en Chine insistent en général sur la qualité des ingrédients, alors que les rares enseignes du continent que l'on rencontre ici, comme Tanyutou, Dajinghua ou Dahongpao, ont mis l'accent sur des parts plus larges et des arômes plus forts. Cela prouve bien que la restauration est à Taiwan et en Chine à des niveaux de développement différents.
Révolution de palais
Dans le passé, les aliments raffinés étaient bien sûr le privilège des maisons riches. Comment les ailerons de requin et les nids d'hirondelle se sont-ils retrouvés sur les tables ordinaires ? L'arrivée en masse des continentaux à Taiwan en 1949 a entraîné une véritable révolution en matière de cuisine chinoise. Des chefs de toutes les provinces étaient rassemblés à Taiwan. Quittant les cuisines des riches, ils sont entrés sur le marché pour déployer leurs talents culinaires et pour jeter un coup d'œil à ce que faisaient les autres. Par exemple, Peng Chang -kuei [彭長貴], le propriétaire du restaurant Pengyuan, avait été chef cuisinier du gouverneur de la Banque centrale de Chine.
En outre, la cuisine à Taiwan a traversé une période transitoire d'étude, amalgamant les différentes préparations régionales et les ingrédients locaux, créant une nouvelle gastronomie. Cela a sans doute été là une bien plus grande révolution que celle qui s'est produite au XIIes. lors de la grande migration des Chinois dans le Sud après la rupture de l'empire Song du Nord. Toute l'élite opulente s'était alors retrouvée à Hangzhou, dans la province du Zhejiang, où les cuisiniers avaient alors dû recréer « une gastronomie du nord avec des ingrédients du sud ».
En Chine continentale, le brassage des goûts et des saveurs des différentes provinces a nécessairement pris du temps. L'introduction de la cuisine taiwanaise a toutefois accéléré le processus. Les restaurants taiwanais n'ont en Chine guère de concurrents car il est impossible pour un établissement servant une nourriture relativement pauvre de se transformer en un jour en un restaurant de grande classe. En fait, les bons restaurants d'aujourd'hui ne le resteront pas nécessairement. Il faut se mettre en compétition avec soi-même. Quand les établissements s'ouvrent par vagues successives, il faut constamment se renouveler. Si vous ne savez pas évoluer, vos plats finissent par perdre de leur parfum.

La cuisine taiwanaise a su mêler toutes les influences régionales chinoises.
Les nouilles au bœuf à la sichuanaise de Taiwan
La gastronomie est un art en perpétuelle évolution. Ainsi, les Français en sont venus à déguster le poisson cru servi à la japonaise, et les chefs continentaux qui ont ouvert le restaurant Tanyutou à Taiwan ont réintroduit les « vieilles » recettes très épicées. Cela ouvre d'autres horizons, cela fait frissonner les papilles.
La gastronomie est vivante et connaît ses révolutions. S'il faut conserver les particularités de la cuisine chinoise il serait par exemple une erreur de renoncer au soja fermenté ou à la sauce de soja, il est important également d'innover, en incorporant les « trucs » des cuisines régionales et étrangères. Par exemple, à une époque où les gens accordent la priorité à la cuisine diététique et légère, on ne peut plus se permettre de servir des nouilles au bœuf à la sichuanaise qui flottent dans la graisse. C'est pour cela que les vieux restaurants ferment les uns après les autres.
Prenons la cuisine de Hangzhou proposée au Tienhsiang Lou, autrement dit « Le Parfum céleste ». Les mets n'y sont pas trop gras. Les puristes de cette cuisine régionale émettront peut-être des objections, mais, honnêtement, la cuisine de Hangzhou telle qu'elle est servie à Taiwan est meilleure. Même chose pour les nouilles au bœuf à la sichuanaise, dont nous venons de parler : préparées par les chefs taiwanais, elles ont bien meilleur goût que dans la province du Sichuan, parce que là-bas, on ne prête guère attention à la qualité du bœuf utilisé. En cela, on peut dire que les différentes cuisines régionales chinoises servies dans l'île se sont modernisées.
Laissez-moi encore vous donner un autre exemple. Si vous vous souvenez des gâteaux fourrés à la pâte d'ananas comme on les faisait autrefois ici, ils étaient assez durs sous la dent. Aujourd'hui, grâce à la méthode occidentale de pétrissage au beurre, ils sont plus friables et plus savoureux et restent l'une des spécialités insulaires les plus appréciées. Si on veut trop coller aux recettes d'antan, on finit par diminuer la qualité des préparations.
La nouvelle libération des papilles
Un trait particulier de l'histoire taiwanaise est qu'au départ, les premiers colons chinois installés dans l'île étaient essentiellement des hommes. Durant toute cette période, la cuisine a été extrêmement simple - il s'agissait essentiellement d'aliments cuits à l'eau, comme des tranches de porc ou de poulet et des boulettes de poisson. Sur cette base, il a été facile d'accepter les influences extérieures, et c'est devenue une tradition que d'adopter des saveurs venues d'ailleurs.
C'est l'inverse qui s'est produit en Chine : comme les caractères régionaux y sont très prononcés, cela a ralenti l'ouverture sur les goûts nouveaux, notamment en matière de nourriture. Si on se rend à Shanghai, on voit que 90% des restaurants proposent une cuisine locale.
Dans le passé, en Chine, rares étaient ceux qui avaient la chance de voyager hors de leur province, aussi les habitants, vivant en vase clos, cultivaient-ils un esprit très conservateur, en particulier en matière d'alimentation. Les temps ont changé : les provinciaux sortent de leur région, tandis que d'autres viennent s'y installer. Ainsi, on commence à faire des comparaisons et à goûter les contrastes, tandis que les idées s'élargissent.
Le petit déjeuner ne consiste plus uniquement en du lait de soja accompagné de beignets et de petits pains à la vapeur. Les enfants veulent aujourd'hui des hamburgers ou des sandwichs et il y en a pour tous les goûts. Cela ne s'arrête plus. Bien entendu, le mantou, petit pain cuit à l'étuvée, est toujours apprécié, mais le pain occidental, confectionné avec un mélange plus savant de farine et de levure, offre un choix beaucoup plus varié. En conséquence, le premier s'est retrouvé marginalisé. Dans certains cas, la tradition est donc un obstacle au développement de la gastronomie.
Autrefois, le métier de cuisinier était très physique. Les chefs devaient maîtriser parfaitement la technique, mais cela ne laissait guère de place à la créativité. La nouvelle génération de chefs est différente, en ce sens qu'ils sont plus sensibles à la saveur de leurs préparations. C'est peut-être la raison pour laquelle ils ne servent plus comme apprentis. Se lancer directement dans la carrière requiert une touche de génie, c'est-à-dire qu'il faut avoir les sens olfactif et gustatif aiguisés, ainsi qu'une bonne compréhension de la création des arômes. C'est un peu comme les compositeurs qui peuvent créer non pas parce qu'ils ont beaucoup joué, mais bien parce qu'ils ont le sens de la musique.
La gastronomie chinoise est vivante
La tendance en art culinaire est d'entamer un « dialogue » avec les ingrédients. A la vue d'un poisson, un bon cuisinier doit presque pouvoir reconnaître son âge et le lieu où il a été pêché, estimer le moment où il est mort. Pour un saumon, il saura au premier coup d'œil s'il vient du Japon, du Canada ou de Norvège. Les changements saisonniers qui surviennent aux quatre coins du monde ne sont pas un mystère pour lui, de même que la géographie mondiale de la gastronomie. Il saura également qu'en été, en France, les huîtres ne sont pas grasses et perdent donc plus rapidement leur fraîcheur, et qu'en cette saison, il faut se tourner vers l'hémisphère sud pour obtenir des huîtres d'Australie.
Il n'y a pas si longtemps encore, l'alimentation taiwanaise a absorbé des parfums et des saveurs des cuisines régionales de Chine. Aujourd'hui, elle continue d'innover avec beaucoup d'audace, faisant une synthèse heureuse des meilleurs arômes et ingrédients. ■