Excepté les jours de congé, elle n'a jamais pris un seul dîner en famille depuis bientôt vingt ans. A l'inverse de la plupart d'autres responsables, ses heures de travail les plus actives et les plus intenses ne se situent non dans la journée, mais de 18h à minuit. Mme Huang Chao-heng [ 黃肇珩, pron. Hrouang Tchao-hreng ], présidente et éditrice du Tchong-houa Jeu-pao ( « »)* de Taïpei, trouve que c'est là le prix de la vie professionnelle d'une femme qui a de grandes responsabilités dans un important organisme de presse de Taïwan.
Mme Huang Chao-heng débuta comme reporter. Elle devint chef reporter, puis rédactrice en chef adjointe et rédactrice en chef du département des nouvelles locales de l'Agence centrale de presse (ou CNA) * , enfin vice-présidente, en assurant un temps l'intérim de la présidence, et présidente-éditrice du Tchong-houa Jeu-pao.
En prenant les rênes du journal en août 1981, elle décida que le journal, alors subventionné, devait marcher sur ses propres jambes. Serré dans un étau par deux quotidiens à grand tirage, le Lien-ho Pao « Le journal uni »)* et le Tchong-kouo Cheu-pao (« Le temps de Chine »)*, et par l'organe officiel du Kouomintang (parti nationaliste), le Tchong-yang Jeu-pao (« Le quotidien central ») * , le Tchong-houa Jeu-pao de Mme Huang Chao-heng était alors qualifié par M. Ma Hsin-yeh, un journaliste qui a fait du chemin, d'être « un petit royaume de l'ancienne Chine». Ce journal a en effet dû âprement lutté au milieu des puissances journalistiques envahissantes qui l'entouraient.
En un peu plus d'un an, les réalisations de Mme Huang Chao-heng prennent une certaine valeur en consultant les statistiques. En 1983, le taux de croissance des ventes a atteint 31 %. Pendant les onze années précédentes, il ne fut en moyenne que de 5%. C'est de loin le plus élevé des 38 ans d'histoire du Tchong-houa Jeu-pao avec un tirage qu'il n'avait jamais enregistré. L'augmentation de 20% des recettes de publicité a permis un résultat qui fut accueilli avec enthousiasme par tous après des années de déficit. En effet, pour la première fois, le bilan du journal était carrément excédentaire.
Vétéran dans le journalisme, elle était assez inexpérimentée, en tant que vice-présidente, dans la gestion des affaires. Jusque là, elle ne s'était jamais inquiétée ni de la pression des lecteurs ni des multiples faces du marchéage et des ventes. Mais plus de vingt ans comme journaliste et rédactrice en chef lui avaient acquis des connaissances dans la documentation, le tirage et le lignage de la publicité qui sont étroitement liés dans un journal comme le sont la qualité, le service et le marchéage dans une entreprise.
« Tel que je le voyais, remarqua-t-elle en rappelant son arrivée au Tchong-houa Jeu-pao, le journal était un malade au dernier stade du cancer où seul un remède miracle pourrait le sauver. »
Mme Huang Chao-hang.
Elle insista surtout sur une révision des formes de couverture du journal sans s'occuper des limitations dues aux finances et au personnel. Toutefois elle jugea nécessaire une « révision partielle et progressive pour amortir l'impact du remède ». Quand elle présenta pour la première fois son plan de révision d'ensemble au conseil d'administration, il la félicitait de son courage et son initiative mais s'inquiétait fort que ces changements de grande envergure ne puissent être acceptés par les lecteurs fidèles du journal. Un administrateur parla tout de même: « Aucun directeur de journal n'oserait entreprendre de telles modifications aussi importantes. Et si le tirage chute après cela, que ferez-vous? » Mme Huang Chao-heng de conclure: « Je rentrerai chez moi. »
Ces modifications d'une conception toute personnelle à partir d'une étude approfondie dans toute l'île, d'un échange de vues avec de nombreux lecteurs et des discussions apparemment interminables avec tout le personnel concerné et, en fait, assez différente de celle des autres journaux chinois furent mises en oeuvre le 1er septembre 1982, Jour des Journalistes à Taïwan.
L'éditorial de lancement déclarait clairement aux lecteurs et aux annonceurs les nouveaux objectifs du quotidien : informer sur tout ce qui intéressait les lecteurs du journal, fournir les toutes dernières nouvelles, donner de la matière pour les jeunes et devenir le journal idéal de la famille.
Parmi les principaux changements, la deuxième rubrique, précédemment les faits divers, se centrait désormais sur les nouvelles de la ville de Taïpei; la troisième rubrique, les nouvelles sociales, devenait la rubrique mode de vie et la sixième était transformée en une page complète de nouvelles sportives. De plus, le contenu des suppléments réguliers sur la famille et la littérature en fantine était grandement enrichi. L'abandon des nouvelles sociales pour le mode de vie enregistra de la part des lecteurs une réponse enthousiaste et positive au bout d'un an d'essai. Plus révélateur, le Tchong-kouo Cheu-pao et le Lien-ho Pao ont suivi le mouvement lancé par Mme Huang Chao-heng.
M. Hsu Chia-shih (pron. Chiu Tchia cheu), professeur de journalisme (diffusion de l'information) déclara que le mouvement du journal passant d'une politique d'esprit de marché, une caractéristique de la plupart des moyens de communications actuels, à la mise en vedette de sujets d'intérêt destinés au grand public était une décision morale et courageuse.
M. Chai Sung-lin (pron. Tchaï Song-linn), président de des consommateurs de Taïwan, montra aussi sa satisfaction: « Un bon journal doit permettre à la société d'être bien informée, sans la gaver de nouvelles farfelues vides de substance. J'espère qu'il poursuivra sa marche ! »
M. Tao Hsi-sheng (pron. Tao Chi-cheng), un des pionniers du journalisme chinois, cita un autre confrère pour illustrer la réalisation de la rubrique mode de vie du Tchong-houa Jeu-Pao. Un jour, Tchen Tching-heng, rédacteur en chef du Sheng Pao de Changhaï, discutait sur les détails qui retenaient toute l'attention des reporters lors des événements de juillet-août 1946. Le général Marshall était alors l'intermédiaire dans les négociations entre le Kongtchantang (parti communiste chinois) et le parti au pou voir, le Kouomintang (parti nationaliste chinois). Le rédacteur du quotidien changhaïen insistait sur la nécessité de relater et de préciser les faits, et non de peser chaque mot d'une histoire pour en faire un titre. En fait, les titres mettaient trop souvent en vedette un aspect mineur. Il lui fallait donc relire soigneusement chaque soir les nouvelles sociales, car les quelques lignes ou mots d'un article pouvait nuire à une ou plusieurs personnes. Ne fallait-il donc pas faire attention? A cet égard, M. Tao Hsi sheng indiqua que le Tchong-houa Jeu-pao avait acquis une certaine maturité.
Personne de principes journalistiques, Mme Huang Chao-heng est restée fidèle à ses convictions sur la diffusion des informations publiques. Bien qu'éditorialement engagé avec le Kouomintang, le Tchong-houa Jeu-pao a aussi relaté dans une large mesure et d'une façon objective, l'activité politique de l'opposition pendant la campagne électorale en 1983. Ou, la même année, lorsque M. Ma Hsin-yeh a ouvertement critiqué les fautes professionnelles des journaux actuels, le Tchong-houa Jeu-pao en a non seulement passé la déclaration in extenso mais s'est aussi attardé sur elle avec un commentaire spécial et une série d'interviews.
Un vieux proverbe dit qu'un nouveau balai doit pouvoir faire place nette; c'est ce que fit Mme Huang Chao-heng en prenant le journal en mains. Elle recruta d'abord une douzaine de personnes au moyen de trois examens publics auxquels se présentèrent plus de six cents candidats. Puis, pour peu voir rassembler les meilleures informations et améliorer le service entre le siège social et les agences, elle dépêcha des reporters et des envoyés spéciaux, compétents et pleins d'initiative, au centre et au sud de Taïwan tandis que tous les précédents envoyés étaient rappelés à Taïpei pour recevoir une formation assez stricte.
Actuellement, elle s'occupe de la révision des règlements intérieurs, de l'automatisation de la typographie et, surtout, de l'accroissement du nombre de ses lecteurs.
Mme Huang Chao-heng est une di rectrice « ambulante» pleine d'entrain. Elle fait très souvent des visites dans tous les services et agences pour y travailler et même y recevoir. Elle prend les décisions sur place, salue les typographes et discute les articles qui viennent d'être composés. M. Lu Sheng-feng (pron. Lou Cheng-fong), chef reporter, affirme: « Elle connaît pratiquement le style, les possibilités, les expériences et l'intégrité de chacun. »
Elle sait prendre note de l'intégrité de ses subordonnés. Elle avertit solennellement tout responsable nouvellement promu de décliner toute récompense. Il ne faut jamais qu'un journaliste soit responsable d'une promotion de vente qui puisse affecter sa réputation ou son objectivité. D'autre part, elle réprimande sévèrement les « vendeurs » d'abonnements : « Il ne faut pas exhorter les gens à s'abonner à notre journal, mais simplement leur expliquer ce que nous faisons et ce que notre journal présente », dit-elle.
En 1983, le Tchong-houa Jeu-pao fit des achats de biens d'équipement pour l'imprimerie. Elle organisa un comité spécial d'achat et déclara aux neuf importateurs de matériels d'imprimerie convoqués qu'elle n'acceptait aucune offre avec commission, mais seulement des offres simples au prix minimum. L'âpre compétition qui s'en est suivie pour la réduction des prix a fait pleuré les importateurs. Du coup, elle épargna près d'un million de dollars américains. Elle ne recopiait pas les chiffres sur des bouts de papier, mais considérait un certain ordre de grandeur. Sa maîtrise des affaires reposait sur la rapidité de décision.
Quand elle travaillait à l'Agence cen trale de Presse (CNA), elle aimait parler pendant des heures avec ses aînés au bureau, cherchant à comprendre leurs expériences et leur philosophie, savoir comment se conduire dans telle ou telle situation, gérer les affaires, compléter ses connaissances. Elle sacrifiait souvent son temps de sommeil pour écouter les amis en train de vider leur coeur. En 1965, elle fut choisie comme l'une des Dix jeunes femmes de l'année pour avoir pratiqué, dit-elle, une stricte autodiscipline.
C'est une femme très réfléchie et possède de nombreux amis tant de la génération aînée que des jeunes. Parmi les plus anciens, il y avait Lin Yu-tang [ 林語堂, 1895-1976 ] et Hou Che [ 胡適, 1891-1962 ]. Aujourd'hui, il y a encore M. Chang Chün [ 張羣, pron. Tchang Tchiunn, né en 1889 ], qui est conseiller auprès du président de
La composition en caractères chinois. Une scène bientôt remplacée par la photocomposition automatisée.
Au journal, sa bienveillance à l'égard de ses subordonnés est très grande. Si certains ne parviennent pas à écrire quelque chose de bien, elle évite de les condamner aussitôt. S'asseyant près d'eux, elle rediscute patiemment du sujet pour revoir les faits et obtenir un papier. Elle se penche volontiers vers le personnel inférieur dont elle veut connaître les conditions. S'il y a cas de maladie dans une famille, elle s'assure que les employés du journal soient amenés à l'hôpital ou auprès d'un médecin. Tous ces égards lui sont payés de retour par la loyauté.
D'autre part, lorsqu'elle évalue ses employés pour une augmentation ou une promotion, elle se limite à récompenser la diligence ou la compétence et à sanctionner la paresse ou les fautes professionnelles à l'exclusion de tout sentiment.
Généralement active et optimiste, elle a cependant ses moments de mélancolie. Alors, elle se plonge dans la lecture ou bien s'en va se promener autour de chez elle.
Son mari, M. Ma Chi-shen (pron. Ma Tchi-chenn) est professeur à l'Université nationale de Taïwan. Aux yeux de Mme Huang Chao-heng, c'est un excellent entraîneur qui est fier des performances de ses joueurs. « Il me connaît fort bien », déclare-t-elle. Bien que tous deux soient occupés par leurs activités professionnelles, l'un d'eux est toujours disponible si leurs enfants ont besoin d'eux. Leur fils, diplômé de l'Université de Taïwan, accomplit actuellement le service militaire. Leur fille, un virtuose du violon, poursuit ses études en sciences physiques à l'Institut de technologie du Massachussetts (MIT) aux Etats-Unis.
La salle de rédaction.
A l'intérieur de son bureau spacieux au Tchong-houa Jeu-pao, les rangées de livres le long du mur sont les témoins de sa passion pour la lecture. Originaire de la province de Foukien, elle fit grande impression sur Lin Yu-tang, de la même province, qui disait d'elle: « En elle, on ressent la vigueur des grands lettrés du Foukien. » A ses heures, elle s'est consacrée à la rédaction d'un ouvrage, Un grand maître, qui est la biographie de Tsaï Yuan-peï. Cet ouvrage de cent mille caractères, achevé il y a quatre ans, fut recompensé du Prix national des Lettres. Elle l’a écrit avec beaucoup de témérité à la manière d'un article, un style qui pourrait charmes d'autres biographes à Taïwan.
Le chemin de la direction des affaires est toujours semé de ronces et d'orties. Pourtant, le Tchong-houa Jeu-pao a su choisir quelqu'un qui sait fort bien les écarter.■
*N.D.L.R.: Le nom des journaux est écrit selon la langue dans laquelle ils sont édités. Toutefois, selon l'usage à Taïwan, les journaux taïwanais sont souvent baptisés de la traduction anglaise, ce qui peut induire en erreur le lecteur. Voici ces noms correspondants entre parenthèses: Tchong-houa Jeu-pao ( Daily News); Lien-ho Pao (United Daily News); Tchong kouo Cheu-pao ( Times); Tchong-yang Jeu-pao (Central Daily News).
Le nom officiel anglais de l'agence de presse chinoise est Central News Agency.