22/08/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Des mini-magazines qui en font le maximum

01/10/2012
Une plaisanterie circule dans les cercles intellectuels de Taiwan : le pire conseil à donner à un ami serait de lui suggérer de lancer un magazine... Dans le contexte actuel d’une presse soumise aux coups de boutoir des médias internet et à une concurrence plus féroce que jamais, un nouveau modèle semble toutefois en train d’émerger

En avril dernier, un nouveau magazine au design étonnamment austère est apparu dans les rayons kiosque des magasins de proximité et des librairies. En couverture de cette publication imprimée sur du papier ordinaire, une petite photo sur fond blanc, avec une titraille sans fioritures. De quoi justement arrêter le regard.

Ce magazine porte le titre de C’est si bon (en français dans le texte…) et son quatrième numéro est sorti au mois d’août. Chaque numéro s’est vendu à environ 15 000 exemplaires, et les collectionneurs s’arrachent le premier dont le thème était « Le petit déjeuner ».

C’est si bon de penser à soi

Le rédacteur en chef et directeur de la publication, Huang Wei-jung [黃威融], explique : « Il y a plus d’une façon d’aborder le thème du petit déjeuner. Un grand magazine commercial mettra plutôt l’accent sur la taille du marché et sur les opportunités d’affaires qu’il représente. Un magazine santé vous donnera des conseils pour choisir des petits déjeuners équilibrés. Mais nous, les statistiques économiques, les régimes, tout ça, ça ne nous intéresse pas vraiment. Tout ce qu’on voulait, c’était parler des petits déjeuners tels qu’on les aime. »

Le deuxième numéro s’intitulait « Les bons plans pour sortir en ville » et regorgeait de petites phrases recueillies sur le vif ici et là chez les commerçants et les citadins rencontrés, comme : « Je ne veux pas que les clients viennent chez moi pour discuter, je veux qu’ils viennent pour lire et écouter de la musique » ; « Je ferme mon café à 18h pour pouvoir dîner en famille » ; ou encore « Depuis que j’ai emménagé dans le quartier Minsheng, j’adore m’y promener et traîner à droite à gauche ».

Nous avons affaire à un magazine qui n’a pour centre d’intérêt que l’individu. Huang Wei-jung souligne que les magazines économiques se focalisent sur les informations ayant trait aux entreprises, à la rentabilité des investissements et à la recherche du succès. Quant aux magazines parlant de styles de vie et de loisirs, ils s’évertuent en général à donner des conseils et à révéler des « secrets » pour atteindre tel ou tel idéal. Tout y est en général gentillet, noyé dans le sucre, et leurs pages sont encombrées de publicités. Ce qu’il manque sur le marché aujourd’hui, ce sont plutôt des publications qui initient un dialogue entre le lecteur et son moi profond. C’est le créneau occupé par ce que l’on appelle ici des « mini-magazines », pas par référence à leur format mais à la taille réduite de leur rédaction.

Selon Huang Wei-jung, C’est si bon est conçu pour être en lien avec l’humeur du lecteur. « Notre cible est un public de jeunes qui ont envie d’avoir un style personnel. Chez eux, les opinions ou informations “bizarres” ont plus de chance de trouver un écho alors que d’autres lecteurs pourraient les trouver incongrues. »

La vie est un entraînement

Autre magazine en marge, Practice a lui aussi été lancé en avril et partage un peu le même angle que C’est si bon. Son fondateur, Ray Huang [黃俊隆], le président de Revolution-Star Publishing and Creation, est parti de l’idée que « la vie est une suite sans fin de séances d’entraînement ». Practice a donc pour objectif de servir de référence pour ses lecteurs au fur et à mesure qu’ils avancent dans la vie.

Quoi qu’il en soit, avec son format qui est proche du manuel à thème, Practice semble clairement avoir été lancé à l’issue d’une analyse poussée des tendances du secteur des médias. Avec son premier numéro, intitulé « Seul », la rédaction a créé l’événement en publiant une conversation sur « les chambres d’hôtel comme espace privé pour la créativité » entre l’auteur Lo Yi-chun [駱以軍] et l’auteur-interprète extrêmement populaire Cheer Chen [陳綺貞]. C’est aussi dans Practice que des célébrités célibataires comme le chanteur Crowd Lu [盧廣仲], le parolier Vincent Fang [方文山] ou encore l’animatrice de radio et télévision Patricia Lan [蘭萱] ont ouvert leur intérieur à des journalistes. Le designer Aaron Nieh [聶永真] et le critique littéraire Chi Ta-wei [紀大偉] ont contribué à la rubrique « Seul chez le médecin ». Assez logiquement, le numéro suivant, paru en août, a pour thème « Ensemble ».

Pour faire naître Practice, Ray Huang a fait appel à des collaborateurs qui travaillaient déjà pour sa maison d’édition. Les ressources sont limitées. « Nous n’avons pas le droit à l’erreur. Quel que soit l’auteur de l’article ou la personne interviewée, il faut absolument que nos papiers tiennent la route. »

Practice est vendu 199 dollars taiwanais le numéro, ce qui n’est pas donné, et sera publié à intervalles irréguliers – il pourra s’écouler trois ou quatre mois entre deux parutions. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir déjà trouvé son public. Le premier numéro s’est vendu à 20 000 exemplaires.

Revenant sur le thème du numéro 2 de Practice, Ray Huang note que c’est une problématique omniprésente dans la société d’aujourd’hui. Que l’on soit en couple ou pas, on doit partager son existence avec ses collègues. « Vivre ensemble » est finalement un sujet plus complexe que celui de « vivre seul », dit le rédacteur en chef. « Nous nous attaquerons à des thèmes de plus en plus difficiles à chaque numéro, afin que les lecteurs attendent chaque livraison avec impatience. »

Rester modeste

Le vétéran du monde de l’édition Chan Wei-hsiung [詹偉雄], qui est vice-président du Xue Xue Institute, un organisme de formation privé axé sur la culture, a fait preuve de davantage d’ambition en rassemblant un groupe de rédacteurs et investisseurs qui ont mis au pot commun 24 millions de dollars destinés à financer le lancement d’une série de 15 mini-magazines, chacun dans un domaine différent. Ils ont d’abord testé le marché avec un magazine de sport, Soul, puis un autre consacré à la musique, Gigs, et enfin un troisième dédié aux amateurs de littérature, Short Fiction.

« Je suis très optimiste quant à l’avenir des mini-magazines », dit Chan Wei-hsiung. « Mini » implique en effet des effectifs réduits, des frais d’impression réduits et un focus sur « le petit soi », comme on dit en chinois – l’individu par rapport au groupe ou à l’institution. La taille restreinte du personnel et la modestie du tirage permettent de serrer les coûts au maximum. En général, un magazine, cela représente un personnel d’une centaine de personnes, rédaction, mise en forme et impression comprises. Il est donc nécessaire d’atteindre un certain niveau de ventes pour parvenir à l’équilibre financier. Derrière un mini-magazine, en revanche, il y a parfois trois personnes seulement, ce qui diminue sensiblement les frais de fonctionnement. Et puis, quand on est une toute petite équipe, c’est plus facile pour réagir au quart de tour à la dernière tendance.

Chan Wei-hsiung souligne que le fait d’avoir très peu de personnel n’implique pas nécessairement que les mini-magazines soient placés sous l’emprise d’un patron qui impose sa façon de voir les choses. Avec Internet, on peut très bien commander des articles et sous-traiter le contenu et même la mise en page à distance. Il ne sert plus vraiment à grand-chose d’avoir tout le monde dans le même bureau. « De nos jours, les gens qui estiment avoir quelque chose à dire ont tendance à monter leur propre boîte ou à travailler en free lance. Ils n’aiment pas se laisser enfermer. Le mini-magazine est une formule qui permet de s’associer à un réservoir de talents. Et cela ajoute considérablement à la profondeur et à la diversité du titre. »

Retour sur moi

Dans leur démarche, les mini-magazines sont en totale opposition aux publications qui encombrent les rayons des librairies et se concentrent sur la société en tant que groupe uniforme. Par exemple, quand un hebdomadaire analyse la question de la fuite des cerveaux, ou bien qu’il explore tel ou tel thème en partant du principe que « si c’est possible ailleurs, pourquoi pas à Taiwan ? », il participe à la construction d’un courant de pensée dans la société. Mais les mini-magazines n’ont que faire de ce que nous sommes censés savoir ou pas sur la société. Ce qu’ils cherchent à faire, c’est promener une sorte de rayon laser sur les expériences individuelles des lecteurs, leurs sentiments profonds, leurs références, leur désir de se trouver.

« La société taiwanaise est en phase de transition, de la primauté du groupe à celle de l’individu », remarque Chan Wei-hsiung. La valeur qui était accordée jusqu’ici à la poursuite du bonheur dépendait fortement de son apport pour le groupe dans son ensemble. Dans une société qui au contraire donne la priorité à l’individu, chacun est maître de son destin qui est en définitif le résultat de tout ce qu’il entreprend au cours de sa vie.

Pour Chan Wei-hsiung, la particularité des mini-magazines est de « se concentrer exclusivement sur un tout petit segment de lecteurs » et d’« écrire avec le cœur ». Grâce à eux, le monde n’est plus dominé par la pensée unique. Les différences entre les individus commencent à être respectées et le lecteur peut enfin être lui-même.

Pleins de jeunesse

Un magazine dont la ligne éditoriale est clairement guidée par cet accent donné à l’individu ne peut que frapper par son caractère novateur. Soul, par exemple, qui s’inspire de la revue américaine Sports Illustrated (dont la circulation est de 3,3 millions d’exemplaires), est le premier magazine à Taiwan à éviter les comptes-rendus point par point des rencontres sportives. C’est aussi le premier à diriger l’attention des lecteurs sur la vie privée des athlètes, leurs rêves et les combats qu’ils mènent pour les réaliser.

Pour son numéro de juin, Soul titre en couverture : « Le prochain héros ? ». Le héros en question est « la nouvelle fierté de Taiwan », le joueur de base-ball Chen Wei-yin [陳偉殷], lanceur des Orioles de Baltimore. Voici ce qu’on peut par exemple lire dans l’article qui lui est consacré : « Par comparaison avec cet excentrique incurable de Yu Darvish [lanceur de l’équipe des Rangers du Texas] dont l’objectif est d’atteindre une maîtrise inégalée dans tous les types de tirs en vrille, Chen Wei-yin ne donne pas l’impression d’être un génie à qui tout vient sans effort. Il ne suscite pas la fascination dans le public du fait de son physique, et il n’a pas non plus de bottes secrètes. Il impressionne tout simplement parce qu’il semble capable de faire ce qu’il faut pour gagner. »

Simon Hung [洪善群], le président de l’Association des éditeurs de magazines de Taipei, estime qu’il est temps pour les publications papier d’opérer les réformes indispensables pour s’adapter aux défis des médias internet. « Les grands magazines économiques et d’actualités sont toujours ceux qui enregistrent le plus de ventes à Taiwan, mais la situation est en train de se dégrader », met-il en garde. Il se pourrait même, dit-il, que les magazines non spécialisés finissent par disparaître. Il remarque que 56 nouveaux périodiques ont été lancés à Taiwan en 2011, alors que 15 autres disparaissaient, et que presque tous les nouveaux titres ont en commun d’avoir une toute petite équipe de rédaction et une forte spécialisation dans des sujets comme la santé, la cuisine, la mode ou la photographie qui ont une forte connexion avec l’individu dans sa vie quotidienne.

Chan Wei-hsiung, de son côté, utilise la métaphore « être sous les rayons du soleil », par opposition à « être sous les rayons de la lune » pour décrire la différence entre les lectures sur Internet et celles sur papier. Les internautes, ont compris depuis longtemps les éditeurs, sont des lecteurs particulièrement impatients, et on a intérêt à leur proposer des articles qui fassent moins de 800 caractères si on veut qu’ils prennent le temps de les parcourir. C’est aussi la raison pour laquelle Facebook et Twitter, qui misent sur l’immédiateté et des contenus très concis, sont si populaires. Avec les publications imprimées, en revanche, c’est un peu comme si le lecteur était tranquillement assis au clair de lune, il est détendu et apprécie les subtilités. C’est une expérience de lecture très différente. « C’est un peu comme avec la musique : les fichiers musicaux sont partout, mais un concert live a beaucoup plus de force parce que nos yeux et nos oreilles ne sont pas les seuls organes sensoriels sollicités. Nous ressentons aussi la puissance de la musique au travers de notre peau. »

Un magazine peut être très subjectif et ne s’adresser qu’à un public très spécifique. Il peut déborder de passion, de jeunesse et d’enthousiasme pour la cadence effrénée du présent. Ou bien il peut être très littéraire et attirer imperceptiblement le lecteur dans un univers entièrement créé à partir des mots. Le succès des mini-magazines dans un marché en crise ne s’est pas fait au détriment de la tendance majoritaire. Il est plutôt le reflet du contraste entre deux modes de lecture, l’ancien, sur papier, et le nouveau, sur Internet.


Booday, libre et détendu

Fondé en 2004, Booday est un peu comme un restaurant sans menu : il ne propose que ce qui est dans l’air du temps, avec simplicité et détachement. Et le charme opère

Si nous publions un magazine, c’est d’abord pour faire la promotion de nos produits », confie Tom Chang [張嘉行], le rédacteur en chef de Booday et directeur de la création chez Booday Design. Lui et son épouse, Lee Mei-yu [李美瑜], sont tous deux diplômés du département des beaux-arts de l’Université Tunghai. Ils ont lancé la marque Booday en 2003. Au début, il ne s’agissait que d’une gamme de t-shirts. Comme les ventes n’étaient pas excellentes parce qu’ils manquaient de fonds pour acheter de la publicité, ils ont eu l’idée de faire leur propre communication en publiant un magazine.

Le premier numéro de Booday, paru en janvier 2004, avait pour thème « La lenteur » afin d’exprimer l’amour des éditeurs pour la simplicité et leur conviction que la vie, comme la nourriture, doit être mastiquée et avalée lentement. Le titre chinois de la publication, mogu [蘑菇 champignon] fait référence au fait que « les champignons croissent très rapidement sous les branches d’arbres en décomposition, et dans les replis délicats de leur chapeau se cachent des millions de spores qui attendant patiemment la prochaine pluie ».

Booday s’est en fait rapidement révélé beaucoup plus qu’un outil promotionnel, ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que, dans leur quasi-totalité, les membres de l’équipe rédactionnelle sont de jeunes intellos exerçant un métier du design. Le magazine s’inspire beaucoup du trimestriel Arne, fondé par l’illustratrice et designer japonaise Ayumi Ohashi. Arne, qui fait 56 pages, ne parle que des choses du quotidien, et pourtant on y trouve des interviews de célébrités comme l’écrivain Haruki Murakami ou comme Sori Yanagi, un grand nom du design industriel et de mobilier – des personnalités que l’on suit dans leur vie de tous les jours.

Booday n’est peut-être pas le chouchou de l’élite taiwanaise, mais on y retrouve la simplicité d’Arne. Publié à 4 000 exemplaires, il a aussi des lecteurs à Hongkong, en Chine continentale et en Asie du Sud-Est.

La plupart des articles, dans Booday, sont des soliloques, des observations et anecdotes couchés sur le papier tels quels, et certains lecteurs trouvent justement que le style est un peu trop relâché, qu’on dirait des posts de blog. Tom Chang reconnaît qu’au départ, leur ambition n’était effectivement que de publier « un magazine de moldus fait par des moldus pour d’autres moldus ». [ndlr : Inventés par l’auteur J.K. Rowling qui les fait apparaître dans sa série des Harry Potter, les moldus sont des personnages dépourvus de pouvoirs magiques.] C’est bien parce que les auteurs des articles sont des gens ordinaires que les lecteurs ordinateurs peuvent s’y reconnaître, et se dire « Tiens ! C’est exactement ce que je pense ! ».

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