Les efforts visant à promouvoir et transmettre les nombreuses langues parlées à Taiwan commencent à porter leurs fruits.
En septembre 2019, le Bureau des affaires culturelles de la ville de Tainan a présenté le documentaire Going Home pour célébrer le premier anniversaire de l’ouverture du musée Ong Iok-tek. Né à Tainan en 1924, Ong Iok-tek [王育德] se distingua par ses recherches sur la langue hoklo, plus communément appelée taiwanais, lesquelles lui ont valu l’obtention d’un doctorat de linguistique à l’Université de Tokyo. Considéré comme un dissident politique sous le régime autoritaire du Kuomintang, il s’est réfugié en 1949 au Japon, où il est décédé en 1985, soit deux ans avant la levée de la loi martiale à Taiwan, sans avoir jamais pu revoir son île natale.
Going Home est le premier long métrage produit par le Bureau des affaires culturelles à utiliser conjointement des sous-titres en hoklo et en mandarin. Il met notamment en avant le rôle d’Ang Ui-jin [洪惟仁] qui a participé à la création du musée. Victime lui aussi de persécutions politiques à l’époque de la loi martiale, Ang Ui-jin a donné de nombreuses conférences sur la vie et les accomplissements d’Ong Iok-tek dans le domaine des études en hoklo. En 2004, il a fondé le département des langues et de la littérature taiwanaises de l’Université nationale d’éducation de Taichung, l’une des premières institutions d’éducation supérieure de ce type dans le pays, dont il a pris la direction.
Ang Ui-jin souligne que le hoklo est à l’origine la langue des immigrés venus de la province chinoise du Fujian, région où il a mené plusieurs projets sur le terrain. Appartenant à la famille des langues minnan, le hoklo est actuellement parlé par environ 65% des 23 millions d’habitants de Taiwan. Tout comme les autres langues autochtones, le hoklo a été réprimé sous la loi martiale par les politiques gouvernementales visant à promouvoir le mandarin. A cette époque, l’usage des langues autres que le mandarin était banni des écoles et rigoureusement restreint dans la musique populaire, au cinéma et à la télévision.
En 2019, les décennies de recherche linguistique d’Ang Ui-jin ont abouti à la publication en deux volumes de ses Etudes sur la géographie linguistique de Taiwan, qui se concentre sur la classification et la régionalisation du mandarin, du hoklo, du hakka (utilisé par le deuxième plus grand groupe ethnique de l’île) et des langues aborigènes. Ce travail représente le premier projet d’envergure visant à cartographier les répartitions géographiques des langues locales et de leurs dialectes régionaux. « Bien que les études linguistiques à Taiwan soient une discipline déjà bien installée, il s’agit aujourd’hui d’y incorporer des recherches culturelles, ethnographiques, historiques et géographiques », indique Ang Ui-jin.
Des étudiants travaillent sur le terrain dans une communauté atayal du district de Miaoli, dans le nord de Taiwan. (Aimable crédit de Sung Li-may)
L’harmonisation des systèmes d’écriture
L’un des principaux objectifs d’Ang Ui-jin est de développer un système d’écriture en hoklo unifié qui permette d’enseigner et de créer des œuvres littéraires en utilisant les caractères chinois, les lettres latines, ou un mélange des deux. Bien qu’il existe une variété de systèmes d’écriture du hoklo, la langue ne possède pas de forme standard largement compréhensible que la majorité des locuteurs pourrait utiliser.
Les origines de la romanisation du hoklo remontent à la période coloniale néerlandaise (1624-1662), lorsque des missionnaires européens utilisèrent l’alphabet romain pour retranscrire les sons qu’ils entendaient. L’usage des caractères chinois est encore plus ancien car, selon Ang Ui-jin, ils apparurent dans les premières pièces d’opéra en hoklo. Cependant, les divergences dans leur utilisation représentent un obstacle majeur pour les linguistes et les décideurs politiques.
Dans les années 1990, le ministère de l’Education a commencé à établir des systèmes d’écriture officiels pour les langues autres que le mandarin en utilisant les normes de romanisation auxquelles s’ajoutent, pour les textes en hoklo et en hakka, les caractères chinois recommandés. Des linguistes et des organisations ont apporté leurs contributions à ce projet, comme la Société des langues et de la littérature de Taiwan (TLLS), cofondée par Ang Ui-jin en 1991 et basée à Taipei.
L’une des premières missions de ce groupe a consisté à créer des alphabets phonétiques pour les langues autochtones, comme l’explique sa présidente actuelle, Chiang Min-hua [江敏華], spécialiste de l’étude de la langue hakka et chercheuse à l’Institut de linguistique de l’Academia Sinica, la plus prestigieuse institution de recherche du pays.
La Société des langues et de la littérature de Taiwan, explique Chiang Min-hua, publie le Journal des langues et de la littérature taiwanaises, une revue semestrielle, et organise des forums favorisant les échanges internationaux. L’un des derniers événements en date a pris place en novembre 2019 à l’Institut supérieur de littérature taiwanaise de l’Université nationale d’éducation de Changhua, dans le centre de Taiwan, avec les présentations de 18 comptes rendus de recherches par de jeunes diplômés venus de Taiwan ou de l’étranger.
L’enseignement des langues locales fut un des thèmes centraux du forum de Changhua, car il joue un rôle crucial dans tout projet de préservation. « Les gens ont peut-être davantage conscience de l’importance de protéger leurs langues maternelles aujourd’hui, mais cela n’est rien sans la présence des structures adaptées pour mettre cela en place », explique Chiang Min-hua. Elle souligne le manque de soutien pour assurer la présence des langues autres que le mandarin dans les établissements publics tels que les écoles et les administrations comme étant l’un des obstacles majeurs qui empêchent Taiwan de devenir une vraie société multilingue.
Une réponse gouvernementale à ces inquiétudes fut la promulgation en janvier 2019 de la Loi sur le développement des langues nationales, qui vise à protéger et à revitaliser l’ensemble des langues utilisées par les différents groupes de population de Taiwan. Les dispositions de la loi prévoient que le gouvernement ait l’obligation de promouvoir des publications, des films et des productions télévisuelles dans toutes les langues vernaculaires, et que les organisations de communication à but non lucratif recevant des financements publics fournissent des services plurilingues.
Des ouvrages écrits par Sung Li-may sur la syntaxe des langues seediq et kanakanavu. (Photo : Pang Chia-shan / MOFA)
Origine austronésienne
Le domaine où il est le plus urgent d’agir reste la préservation des langues aborigènes. Le gouvernement reconnait officiellement 16 peuples autochtones, auxquels correspondent autant de langues austronésiennes et de nombreux dialectes. « Ils sont largement considérés comme inestimables par les linguistes internationaux », précise Sung Li-may [宋麗梅], professeure associée à l’Institut supérieur de linguistique de l’Université nationale de Taiwan.
Certains chercheurs estiment que Taiwan est très probablement le lieu d’origine des langues austronésiennes dans le monde, étant donné que neuf familles de langues sur dix s’y retrouvent. De là découle une hypothèse selon laquelle les peuples austronésiens se sont d’abord installés à Taiwan avant de migrer en Asie du Sud-Est et en Océanie, y compris sur l’île de Pâques et à Madagascar, explique Sung Li-may.
A la tête du Centre de recherche et de développement sur les langues autochtones du ministère des Peuples autochtones entre 2016 et 2019, Sung Li-may est actuellement membre du Comité pour le développement des langues autochtones, dépendant de ce même ministère. Elle a enseigné les langues austronésiennes à l’Institut supérieur de linguistique pendant plus de 20 ans à partir de sa création en 1994. Chaque année, les étudiants de l’institut participent à une visite de cinq jours dans un village aborigène afin d’y rencontrer les habitants les plus âgés. Ces dernières années, ils se sont ainsi rendus dans une tribu atayal du district de Miaoli, au nord de Taiwan, et dans l’île aux Orchidées du district de Taitung, au sud-est de Taiwan, où vit le peuple Tao.
En 2018 et 2019, Sung Li-may a codirigé un projet de l’Université nationale de Taiwan soutenu par le département des sciences humaines et des sciences sociales du ministère des Sciences et Technologies afin de développer la recherche interdisciplinaire sur les cultures austronésiennes dans des domaines tels que l’anthropologie, l’archéologie, la botanique, la géographie, l’histoire, le droit, la linguistique, la littérature et la sociologie. D’après la chercheuse, un programme subséquent se charge maintenant de construire des bases de données langagières à l’aide de l’intelligence artificielle, en commençant par les langues aborigènes seediq et amis. « Les technologies émergentes nous offrent de nouvelles opportunités de préserver et de transmettre les langues qui seraient sans cela menacées de disparaître. »
Pour Chiang Min-hua de la Société des langues et de la littérature de Taiwan, il est profondément dommageable que Taiwan ait été pendant un temps sourd aux langues de ses premiers habitants. « Si une langue n’a pas d’espace public où s’exprimer, il reste peu de place pour étudier significativement son développement. » L’avenir s’annonce bien meilleur, affirme-t-elle, car la démocratisation du pays lui a permis d’adopter des valeurs libérales et pluralistes. « Il est temps pour nous maintenant de restaurer et de contribuer à l’héritage linguistique du pays. »
Les usages langagiers majoritaires à Taiwan, à l’exception des districts de Kinmen et Lienchiang.