Taiwan Today

L'artiste joaillier Aka Chen associe l'esthétique de la peinture chinoise et les matériaux précieux pour se distancier de la bijouterie traditionnelle.

C’est en 2020 qu’Aka Chen [陳智權] a connu une étape importante dans sa carrière créative, lorsqu'une de ses œuvres symbolisant le voyage de la vie représenté par des fleurs de magnolia dans tous leurs états, du bourgeon à la pleine floraison, a été achetée par le Victoria and Albert Museum (V&A), au Royaume-Uni. Cette acquisition fait de lui le premier artiste joaillier taïwanais à rejoindre la collection de ce prestigieux musée. Intitulé Magnolia, l'ensemble de sculptures est composé de diamants, de spinelles, de titane et de bois et fait partie de la série « Zen » de l’artiste qui rend hommage à l'harmonie de la nature et de l'esprit. Chaque œuvre est disposée dans un présentoir faisant écho à l'esthétique de la peinture paysagère chinoise. Les principaux composants se transforment en bijoux portables tels qu'une broche et une paire de boucles d'oreilles lorsqu'ils sont retirés du support. Selon le V&A, l'œuvre d’Aka Chen, qui combine sculpture, installation et joaillerie, redéfinit la conception des bijoux au XXI^e siècle.

Aka Chen a d'abord travaillé dans la fabrication de modèles originaux, vendant et fabriquant des bijoux pour des entreprises internationales, avant de créer son entreprise en 1989 pour lancer sa propre marque. C’est ainsi qu’il a acquis l'expertise commerciale lui permettant de débuter une carrière d’artiste indépendant en utilisant certains des matériaux les plus chers du monde. « La création artistique m'apporte une joie et un épanouissement immenses en tant qu'expression de mon monde intérieur. J'aimerais transformer la joaillerie en une activité créative englobant l'expertise des matériaux et un design innovant, dit-il. Taiwan n’a plus à faire ses preuves dans le secteur de la haute technologie au vu de ses succès, mais l’île doit maintenant se concentrer sur son développement culturel pour rehausser la qualité et le niveau de vie. »
 
Aka Chen tient absolument à respecter ses exigences strictes en tant qu'artisan, qui demandent de la concentration, du temps et de l'énergie et ne sont pas susceptibles de générer des revenus immédiats, contrairement à la production de masse avec sa production colossale et ses profits rapides. L'artiste aligne ses normes sur les critères d'acquisition des musées et travaille progressivement dans ce sens. « Je me mets constamment au défi, car le labeur et l’assiduité au travail finit par porter ses fruits. J'ai été ravi lorsque ma sculpture est entrée dans la collection permanente du V&A », poursuit-il.

Des principes simples

En tant que bouddhiste, le style d’Aka Chen a été influencé par l'accent mis par l'école zen sur la simplicité et l'importance du monde naturel. « L'esthétique zen se concentre sur l'équilibre, l'harmonie et la liberté à travers une approche minimaliste. Le concept du moins est un plus, en fait », dit-il. L'artiste aime pratiquer la calligraphie, l’arrangement floral et il s’adonne aussi à la cérémonie du thé. Ces activités lui apportent la paix de l'esprit, améliorent sa concentration, lui prêtent de la patience et favorisent la conscience de soi, ce qui lui procure un état d'esprit propice au processus de création. Son principal sujet et sa principale source d'inspiration est l'écosystème. « La nature est le meilleur professeur ; elle manifeste la beauté, la vitalité et l'intemporalité. C'est une leçon sur la façon dont les différentes espèces vivent en coexistence pacifique. Mon objectif est de capturer cela », précise-t-il. Parmi ses sujets préférés figurent les fleurs, les insectes et les oiseaux, qui semblent légers et animés alors qu'ils sont construits à partir de matériaux durs et non malléables. Pour l’artiste, les bijoux symbolisent l'engagement, le bonheur, l'amour et la mémoire : « J'attends de mes œuvres qu'elles séduisent les clients non seulement par leur qualité esthétique, mais aussi par leur signification intrinsèque. Les artistes doivent maîtriser la technique pour insuffler de la vitalité à leurs créations, et c'est là que réside la valeur artistique. »

Après avoir travaillé avec un large éventail de pierres précieuses et semi-précieuses telles que le diamant, l'émeraude et l'opale, l’artiste joaillier a été ravi de découvrir, dans les années 1990, le titane, métal au potentiel infini pour la joaillerie. Le titane est léger, hypoallergénique et non toxique et convient donc particulièrement aux personnes à la peau sensible. Ses propriétés physiques comprennent la résistance à la corrosion, la flexibilité et la solidité. Bien que sa capacité à résister à des températures extrêmes, associée à sa faible densité et à sa robustesse, signifie qu'il est principalement utilisé dans les avions, les missiles, les vaisseaux spatiaux et les outils chirurgicaux, Aka Chen évoque des images complètement différentes à propos de ce matériau qui présente des défis uniques lors de son travail, car il est difficile à façonner et ne peut être soudé ou retravaillé. L'une des caractéristiques surprenantes du titane est qu'il s'anodise en un arc-en-ciel de couleurs, et que la teinte finale ne change pas et ne s'estompe pas avec le temps. C'est également l'un des procédés de finition des métaux les plus respectueux de l'environnement, car les sous-produits ne contiennent ni métaux lourds ni gaz volatils. L'artiste s'est plongé dans l'exploration du processus d'anodisation, des outils nécessaires à la technique et aux températures, pour générer un éventail de couleurs et de nuances différentes. « Contrairement aux pierres précieuses brillantes et étincelantes, le titane rayonne de couleurs douces, organiques et chaudes et crée des effets visuels inattendus », déclare-t-il ainsi.

Le monde matériel

Au-delà de son tempérament d’artiste, Aka Chen est également très conscient de la nécessité de comprendre les aspects commerciaux pouvant avoir une incidence sur son art. C'est pourquoi il s'est lancé dans un MBA en 2009. Ko Chen-en [柯承恩], actuellement professeur honoraire de la faculté de gestion de l’université nationale de Taiwan (NTU), à Taipei, supervisait le travail d’Aka Chen lorsque celui-ci préparait son diplôme. Depuis, le professeur a suivi de près l'évolution de son étudiant en tant qu'artiste, tout en continuant à lui servir de mentor. « Les entreprises mettent l'accent sur l'innovation, tout comme la communauté artistique. La persévérance d’Aka pour devenir un artiste indépendant est très impressionnante. Il aurait pu travailler comme bijoutier commercial, mais il a choisi une voie plus exigeante », déclare à son propos le professeur Ko. Ce dernier estime que son ancien élève a développé une technique sophistiquée pour représenter les sujets de manière originale et attrayante. La représentation fréquente de fleurs et d'insectes dans son travail révèle un pouvoir d'observation aigu et un respect de la nature. « Les créations d’Aka contiennent des métaphores saisonnières décrivant l'expérience et les cycles de la vie, rendant ainsi hommage au monde naturel. Lorsqu'on les examine de près et sous différents angles, les détails démontrent son habileté », ajoute Ko Chen-en.
 
La sélection des matériaux et l'agencement des éléments visuels distinguent Aka Chen de ses contemporains et de ses prédécesseurs, qui se sont surtout attachés à façonner des décorations en pierres précieuses pour une clientèle de célébrités, de membres de la royauté et de l'élite fortunée. Ko Chen-en prévoit que la demande pour les œuvres de Chen par les collectionneurs privés et les musées continuera de croître à l'avenir. « Aka Chen adopte une approche différente en utilisant le titane comme matériau principal et les pierres précieuses comme complément. Au lieu d’être voyant et scintillant, son travail offre une élégance discrète, poursuit ainsi le professeur. Ses créations possèdent toutes les composantes essentielles d'une œuvre d'art, comme un langage visuel captivant et une signification symbolique. Elles sont non seulement attrayantes et pertinentes sur le plan culturel, mais elles incitent également à la réflexion. » Le professeur Ko prédit qu’Aka Chen continuera à évoluer et pense que la reconnaissance de son travail sur la scène mondiale augmentera la visibilité des prouesses et de la créativité de Taiwan en matière de design.

Une essence orientale

Selon Kao Yu-chen [高玉珍], ancienne directrice adjointe du musée national d'histoire de Taipei, la première impression que l'on a de l'art d’Aka Chen est une combinaison de fantaisie et de technique. « Les éléments - couleur, forme, ligne, forme, espace, texture et valeur - sont bien organisés dans son œuvre, créant des couches, un rythme et une esthétique nettement orientale, dit-elle. Ses lignes épurées et sa simplicité réduisent tout à l'essentiel et exigent une forte analyse visuelle, issue de son étude de l'art conceptuel et du minimalisme. » Kao Yu-chen estime que l'influence du peintre chinois traditionnel Chang Dai-chien [張大千] est évidente dans l'utilisation de la couleur et de l'ombre, la direction linéaire et le choix des sujet chez Aka Chen. « Il a développé un nouveau langage visuel en employant le style classique de la peinture à l'encre chinoise pour créer une composition fascinante en bijouterie, poursuit Kao Yu-chen. Son travail fait preuve d'originalité tout en éveillant une résonance culturelle chez le spectateur. » De même, elle caractérise son œuvre comme une rupture avec les bijoux traditionnels qui ne font qu'orner le corps.
 
Aka Chen cherche à réinventer l'industrie et à étendre son attrait. « Les bijoux sont souvent considérés comme un luxe et un symbole de statut, cachés loin du regard du public et stockés dans des coffres-forts, j'aspire à créer des pièces intrigantes en expérimentant de nouvelles formes et des matériaux non conventionnels afin qu'elles soient appréciées au quotidien, que ce soit comme accessoires vestimentaires ou comme pièces d'art », conclut-il ainsi.