Dans leur agenda, les gourmets taiwanais avaient noté pour la mi-août la Saison des chefs, le salon de la gastronomie de Taipei. Cette année, les idées nouvelles ont fusé. On promettait aux visiteurs de surprendre leurs papilles, avec de la langouste à la mangue, des crevettes roulées dans des tranches de papaye…
Ce parti pris très nouveau d’anoblir les fruits en les faisant sortir de leur sempiternelle position de rafraîchissement post-dînatoire est encourageant. C’est le signe que les insulaires n’ont plus d’inhibitions.
La mangue et la papaye ne sont pas les seuls produits locaux à bénéficier d’une nouvelle vie dans l’assiette – ou le bol – des Taiwanais. En témoigne, toujours à ce salon, l’espace réservé aux pousses de bambou. Ou encore la remise au goût du jour de l’igname, autrefois ordinaire du pauvre, à qui plus d’un Taiwanais a dû sa survie dans les années de disette. Ce tubercule savoureux est aujourd’hui paré de vertus nutritives – il renferme du potassium, du fer et des vitamines B6 et A – qui le rendent encore plus attrayant.
Il y a aussi – sans doute sous l’influence japonaise – l’apparition du thé dans un nombre croissant de préparations allant des nouilles aux biscuits… On pourrait multiplier les exemples.
Cela est d’autant plus remarquable que dans le monde chinois plus qu’ailleurs, la cuisine est affaire de tradition. Là comme dans d’autres domaines, ce n’est pas tant la créativité qui compte que le respect d’un art hérité de maîtres qui, eux-mêmes, respectaient les enseignements de maîtres qui eux-mêmes, etc.
Peut-être est-ce cela qu’il faut faire bouger, afin que la cuisine chinoise, aussi exceptionnelle et sophistiquée soit-elle, ne soit plus un musée, mais quelque chose de vivant qui évolue avec son temps.
Comment expliquer cet immobilisme ? Force est de constater qu’il n’existe pas ici d’écoles hôtelières aussi prestigieuses que celles du Cordon bleu ou de Lenôtre. Le concept de l’école de cuisine est en lui-même une nouveauté. L’art de donner 18 plis aux raviolis, de brunir une viande ou d’accommoder les ormeaux ne s’apprenait, il n’y a pas si longtemps encore, qu’à la dure, après avoir passé de longues années à balayer, à faire les corvées de pluches, à récurer les woks – peut-être à sculpter les carottes. Le savoir cuisinier était un trésor jalousement gardé qui ne se partageait guère et qui érigeait l’intuition en principe directeur.
Les Chinois sont gourmands et gourmets. A ce propos, on relira avec délice les Confessions d’un gastronome chinois de Lu Wenfu [陸文夫]. Mais il manque dans leur histoire un Vatel ou un Brillat-Savarin, avec leur dimension mythique, pour inspirer les gâte-sauces.
Non pas qu’on n’ait pas eu de cuisiniers exceptionnels, mais leurs noms ne sont pas entrés dans la légende, parce que la gastronomie n’est dans le monde chinois considérée ni comme un art ni comme une activité noble. Encore aujourd’hui, ce sont les noms des restaurants qui atteignent une certaine notoriété, jamais les chefs qui y travaillent.
Malheureusement, il n’existe pas ici d’équivalent des étoiles du Michelin pour guider les gastronomes. C’est dommage, car sans ce genre de repères, la cuisine chinoise ne trouve pas les moyens de se déployer comme elle le pourrait. ■