>>Garantir la sécurité des citoyens sans nuire à la défense des droits individuels : il y a dans toutes les démocraties un équilibre à trouver entre la protection des libertés individuelles et les besoins de la sécurité publique. Il semblerait, d'un avis général, que le ministère de la Justice ait accompli sur ce point un travail exemplaire, parvenant à trouver enfin cet équilibre
La première et la plus importante des mesures lancées par le ministère de la Justice depuis deux ans a été, l'été dernier, sa grande campagne contre la corruption et l'influence de l'argent sale dans la politique - des maux dont, hélas, la société taiwanaise souffre traditionnellement et que l'on surnomme ici « or noir ».
En finir avec l'« or noir »
L'« or noir » - « or » pour tout ce qui peut servir à rétribuer la compromission et « noir » par référence aux sombres malversations du crime organisé - recouvre des pratiques aussi pernicieuses que le trucage des marchés publics, les achats de suffrages électoraux, les détournements de fonds publics, le versement de pots-de-vin ou le trafic d'influence. Ces crimes, malheureusement, sont souvent perçus comme ne causant aucune victime, un point sur lequel les gens se trompent lourdement.
Par exemple, le trucage des marchés a pour principale conséquence l'utilisation de matériaux de construction qui ne répondent pas aux normes de qualité en vigueur, ce qui signifie que les risques d'accident ou de catastrophe aux bilans humains sévères qui en découlent sont indéniablement multipliés. Il y a donc des victimes. Au premier rang desquelles figure l'intérêt général et, si on tolère davantage sans réagir, la démocratie alors menacée dans ses fondements.
L'élimination de la corruption et de l'influence de l'argent sale, Chen Ding-nan [陳定南] en a fait sa priorité depuis qu'il est arrivé à la tête du ministère de la Justice. Il s'y était engagé dans son premier discours, dénonçant les maux qui pourrissent la société et montrant son désir de garantir un gouvernement propre et intègre.
Des efforts considérables ont pu être déployés pour éradiquer la corruption, pour pourchasser la fraude électorale, en commençant par la mise en oeuvre à partir de juillet 2001 d'un programme très ferme qui a attiré l'attention de la presse, notamment lors des élections législatives de décembre dernier : l'action de la Justice s'est alors concentrée sur la lutte contre la veille habitude de l'« achat de vote », une pratique qui prend souvent la forme d'un « cadeau » remis aux électeurs en échange de leur suffrage.
La volonté d'agir
S'attaquant aux racines du mal, le ministère a imposé une limite très basse - 0,9 EUR - aux dépenses consacrées à chaque électeur, ce qui a réduit drastiquement le spectre des « cadeaux » aux seuls accessoires de campagne électorale, c'est-à-dire les casquettes, drapeaux et autres brochures, à l'exclusion de presque tout le reste.
La Justice s'est réellement attelée à la tâche. Pendant les élections législatives et locales à la fin de l'année dernière, elle a examiné 4 119 affaires, 108 débouchant sur des poursuites - qui n'ont pas encore abouti, puisque les dossiers sont toujours en cours d'instruction.
D'une façon générale, entre juin 2000 - moment où le Parti démocrate-progressiste est arrivé au pouvoir - et janvier 2002, le ministère de la Justice a enquêté sur 10 876 personnes dont 702 élus et 3 614 fonctionnaires. Cinq d'entre elles ont été poursuivies pour des activités liées au crime organisé, 86 pour des délits financiers, 100 pour des infractions aux législations de l'environnement, 232 pour des trucages de marché et 905 pour des achats de vote. Jusqu'ici, ces poursuites ont débouché sur 186 condamnations.
En parallèle, pour avertir les électeurs et les candidats des sanctions et des peines encourues en cas de « paiement » en échange d'un suffrage, le ministère de la Justice a mis sur pied avec succès une grande campagne de sensibilisation en reprenant le mythe du Juge Bao [包青天], un personnage devenu légendaire en raison de son sens de la justice et de l'équité.
Le ministère s'est également appuyé, pour que son message passe clairement, sur l'image d'un ardent pourfendeur des « achats de vote », Tsai Bai-hsiu, un homme qui a mené campagne contre la fraude électorale. Il est intervenu dans des spots télévisés du ministère de la Justice en dévoilant les mille et une ficelles de cette pratique.
Tsai Bai-hsiu a fait comprendre qu'elle est illégale et qu'en la combattant, on peut aussi en tirer un profit : il a lui-même en effet touché d'importantes primes - jusqu'à 110 000 EUR - offertes par le ministère de la Justice, le récompensant pour les informations qu'il a fournies qui ont débouché sur des arrestations et des condamnations dans plusieurs affaires de fraude électorale. Son action a montré le rôle que le public, en général, peut aussi jouer au service de la Justice.
Clarifier les lois et les procédures
Mais la bataille judiciaire ne s'est pas seulement orientée contre la fraude électorale, elle a aussi été menée sur d'autres fronts qui lui sont liés. L'une des grandes difficultés dans l'instruction d'un dossier de corruption étant de convaincre les témoins de parler sans crainte de représailles, il fallait trouver le moyen de les protéger. Le ministère de la Justice a donc développé, grâce au vote d'une nouvelle législation formulée sous son impulsion, un programme complet et efficace de protection des témoins.
En parallèle, des amendements ont été apportés aux textes en vigueur pour combattre le blanchiment de l'argent sale, ce qui a permis de renforcer l'appareil répressif en donnant aux autorités la possibilité de recourir à une équipe hautement spécialisée de magistrats placés sous la tutelle du ministère des Finances. Etre capable de suivre les mouvements de fonds occultes et pouvoir y mettre un terme est un autre aspect essentiel de la lutte contre la corrup tion.
Tout ces changements ne se sont pas produits du jour au lendemain; ils ont requis de longs efforts et un travail acharné de la part des magistrats, notamment lorsqu'il leur a fallu surveiller avec une attention extrême le déroulement de la campagne électorale de décembre dernier.
En renforçant aussi l'Etat de droit, le ministère a rempli un autre de ses devoirs, celui de garantir les libertés civiles et individuelles. Dans ce sens, un travail énorme a également été accompli afin de clarifier l'interprétation des lois ou les procédures.
Cela a ainsi été le cas en matière de perquisition, puisque les mandats auparavant émis par les procureurs relèvent désormais de la compétence des juges. Avant de procéder à ce changement, le ministère de la Justice s'est assuré que les juges disposeraient bien, à l'avenir, des éléments nécessaires pour agir dans les règles et le respect des libertés individuelles.
Le droit de la preuve, qui n'avait pas jusqu'alors attiré une grande attention, a été révisé en même temps que la procédure contradictoire. Dans le système juridique européen, les juges disposent d'une très grande marge d'action dans la façon de traiter de la preuve. A Taiwan, le système a été modifié de sorte que le rôle le plus important revient maintenant au procureur qui doit apporter la preuve « en compétition » avec l'avocat de la défense, sur un modèle très proche de celui qui est en vigueur aux Etats-Unis. Cette réforme devrait contribuer à améliorer le traitement des affaires criminelles.
Le nouveau régime de la preuve améliore la protection des libertés civiles et des droits de la défense. L'aveu est désormais l'objectif principal, les nouvelles règles diminuant le risque de recourir à une confession obtenue illégalement excluant l'usage de certains éléments de preuve, s'ils s'avèrent peu fiables ou s'ils sont injustement préjudiciables et utilisés en de hors de leur contexte ou de la loi.
La modification de la procédure contradictoire a permis de réformer en partie le droit pénal. Puisque le nouveau système mêle des éléments des droits anglo-saxon et européen, la présence des procureurs est requise lors des procès criminels pour présenter l'affaire, interroger les témoins, répondre aux demandes du juge, mener l'examen contradictoire et assurer que les éléments de preuve seront pris en compte.
Ces nouvelles compétences suscitent une surcharge importante de travail pour les procureurs responsables de l'instruction du dossier, de l'enquête mais aussi de la présentation de l'affaire devant le juge lors du procès. Le recrutement des procureurs a donc été élargi et ceux qui entrent dans la carrière sont désormais mieux formés aux techniques d'interrogatoire, mieux préparés aux plaidoieries ou aux astuces de la procédure contradictoire en usage aux Etats-Unis.
Trouver le juste équilibre
Trouver l'équilibre entre le respect des droits individuels et les exigences de la sécurité civile paraît aussi difficile que d'esquiver le tourbillon de Charybde sans pour autant s'écraser sur les récifs de Scylla que les anciens Grecs ont rendu si célèbres. Il est toujours délicat pour les procureurs d'éviter de peser trop d'un côté ou de l'autre, lorsque, comme eux, on se trouve soumis aux fortes sollicitations d'un public qui aspire souvent à plus de sécurité.
La pression peut atteindre des sommets lorsque le crime commis a été particulièrement hor rible ou qu'il règne, à tort ou à raison, un sentiment d'insécurité dans l'opinion publique. Il existe aussi d'autres pressions, comme celle par exemple qui oblige le procureur ou le juge à ne pas perdre de vue les contraintes budgétaires, les moyens financiers ou humains à leur disposition n'étant pas illimités.
Mais dans une jeune démocratie comme celle de Taiwan, les citoyens attendent aussi de la Justice qu'elle défende, respecte et consolide les droits individuels et les libertés civiles, qu'elle garantisse l'équité. L'opinion publique fait souvent entendre ses protestations contre l'action judiciaire lorsqu'elle paraît trop sévère ou qu'elle semble entraver les libertés individuelles. C'est que les Taiwanais sont devenus particulièrement sensibles à ces ques tions, depuis une dizaine d'années.
L'année dernière, les experts du ministère de la Justice ont ainsi rédigé une charte fondamentale des droits de l'homme qui a été soumise à l'examen du Yuan exécutif (Cabinet). Elle reprend en les fondant dans la législation locale les grands principes internationaux qui ont été formulés dans la Déclaration universelle des droits de l'homme et la Convention internationale sur les libertés civiles et politiques.
C'est donc un des devoirs premiers du ministère de la Justice que de veiller à la sauvegarde de cet équilibre liberté-sécurité. Apparemment, l'objectif a été atteint, puisque sans sacrifier la sécurité, les mesures prises au cours des dernières années ont contribué à renforcer les droits fondamentaux des citoyens, à la satisfaction réelle des observateurs des droits de l'homme qui ont pris bonne note des changements substantiels qui se sont produits. ■
Brian Kennedy est un avocat américain qui vit à Taiwan et s'est illustré ici dans la défense des droits de l'homme.