04/05/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

La montée du pluralisme politique et social

01/01/1989
Le XIIIe Congrès national du Kouomintang tenu en juillet 1988 a réaffirmé la marche du parti vers une plus grande démocratisation.

 

La République de Chine à Taiwan s'est complètement transformée depuis la Seconde Guerre mondiale, passant d'une société agricole relativement simple où tous les pouvoirs étaient pratiquement monopolisés par un parti au pouvoir hégémonique à une société pluraliste dynamique.

Malgré la particularité des problèmes auxquels fait face le pays, il y a beaucoup de leçons à tirer de ces toutes dernières années. Elles sont pertinentes à bien d'autres sociétés en voie de modernisation qui cherchent justement à conserver leurs longues traditions et identités culturelles.

Peut-être rien n'est plus important dans cette transformation que de trouver les formules les plus douces pour parvenir à un pluralisme social et à une libéralisation politique, deux éléments essentiels au bon fonctionnement d'une société démocratique. En tout cas, la République de Chine a fait un pas décisif dans celle direction, et M. Joseph P.L. Jiang, professeur de sciences politiques à l'université nationale Chengchi (Taipei) et rédacteur en chef de Free China Review (Taipei), a justement tenté d'en expliquer le difficile et complexe processus.

On retiendra trois grandes parties : un bref aperçu de la situation générale des composantes manifestes du pluralisme à Taiwan; une revue détaillée de l'évolution des forces politiques centrifuges qui ont abouti à la formation effective de nouveaux partis politiques; et une analyse des réponses données par le parti au pouvoir, le Kouomintang, à cette situation politique mouvante.

Principales composantes du pluralisme social

La République de Chine à Taiwan était essentiellement une société agricole pauvre principalement composée d'agriculteurs et de pêcheurs jusque vers les années 60. Les produits agricoles bruts et traités constituaient le gros des exportations. Malgré une croissance économique à des taux annuels importants, le revenu moyen par habitant n'atteignait encore que 221 dollars américains en 1966. Mais déjà en 1977 s'étaient opérés d'immenses changements structurels dans la société. La tranche de population agricole, par exemple, s'était réduit à un tiers de l'ensemble. Elle a encore baissé pour se situer à environ un cinquième de l'ensemble. Tandis que la part de l'agriculture dans le produit intérieur net (PIN) était de 35,9% en 1953, elle est maintenant devenue presque insignifiante avec 5,7%.

Aujourd'hui, Taiwan est une société industrielle et urbanisée. En effet, la grande majorité des travailleurs des secteurs de la fabrication, du commerce et des services ont reçu une instruction de haut niveau, des professions inconnues il y a à peine une génération se sont rapidement multipliées et le revenu moyen annuel par habitant atteint plus de 5 000 dollars américains.

Sous le coup de cette accélération, les structures familiales ont été fortement bousculées pendant que le noyau traditionnel de la famille s'effrite tout doucement. Les individus sont devenus plus individualistes et plus attachés aux biens matériels. Plus conscients de leurs droits, ils présentent plus de doléances et désirent participer à tout ce qui touche leurs intérêts. Ils se sont regroupés en diverses associations pour la propagation de leurs idéaux et la protection de leurs intérêts.

La multiplication de ces organisations privées est partout manifeste, surtout depuis ces dernières années. Les Chinois sont remarqués pour leur habileté et leur goût à s'associer et à se regrouper. Par tradition, les organisations chinoises étaient réservées aux membres d'un même clan, patronymique, familial ou géographique. Elles se proposaient des objectifs très vagues et souvent confus. Aujourd'hui, à Taiwan, les organisations de ce type, ainsi que celles d'ordre religieux, sont encore très nombreuses.

Pourtant, une pléthore de nouvelles organisations privées sont apparues et se sont multipliées à un rythme accéléré ces derniers temps. Elles sont plus universalistes dans le recrutement de leurs membres et tout à fait spécifiques quant à leur fonctionnement. Elles se proposent de promouvoir toutes sortes de passe-temps, de loisirs ou d'objectifs plus nobles, comme la défense des droits des consommateurs ou la réhabilitation de diverses catégories de désavantagés.

Auparavant, le parti au pouvoir organisait, finançait ou observait méticuleusement les diverses associations privées. La création d'une organisation aux buts et fonctions identiques dans un même territoire juridique est interdite par la loi. Mais cette formule s'est beaucoup altérée. L'Association taiwanaise des Droits de l'homme en est un bel exemple. Fondée par les forces d'opposition, elle fonctionne en dépit du fait qu'une association nationale aux mêmes appellation et fonctions existe déjà.


D'autres organisations, comme la Fondation des consommateurs de la République de Chine, se sont spontanément formées par des groupes professionnels d'esprit civique et jouissent actuellement d'un large soutien populaire et d'une certaine autonomie. La conscience des consommateurs, que la Fondation a stimulée, a eu des conséquences de plus longue portée.

En 1983, lors des élections législatives additionnelles, neuf candidats au moins ont inclus dans leur plate-forme électorale les problèmes concernant la protection des consommateurs, ce qui ne s'était jamais produit auparavant. Au Yuan législatif même, de janvier 1981 à décembre 1982, les problèmes relatifs aux droits et à la protection des consommateurs ont été soulevés trente-trois fois. Répondant aux enquêtes sur l'étiquetage organisées par la Fondation des consommateurs, le gouvernement a rapidement proposé une loi correspondante. Une autre réponse à cette fondation : le cabinet ministériel a créé en juillet 1981 sous la tutelle de l'Office de la Santé publique un Centre des Consommateurs. Mais, en termes de popularité, il ne concurrence guère la Fondation privée.

D'autres organisations se sont formées autour de la protection de l'environnement, un problème qui attire de plus en plus l'attention du public à travers l'île. La pollution et la contamination de l'eau, de l'air et du sol sont ordinairement le prix que doit payer tout pays pour son industrialisation. Or à Taiwan, ce prix semble beaucoup trop élevé du fait de la taille exiguë du terrain et du mouvement bien rapide et imprudent pour en recueillir les fruits.

Dans un laps de 25 ans et quelque, la plupart des criques et des rivières sont devenues aussi putrides que des champs d'épandage. Des espèces entières de poissons, jadis très abondantes dans les cours d'eau ont totalement disparu. Une couche de brume permanente plane au-dessus de la cuvette de Taipei et ses habitants ne s'en rendent compte que très rarement lorsqu'ils l'aperçoivent des collines verdoyantes environnantes. Ici ou là, on ne peut plus moissonner, car le sol est contaminé par des produits chimiques toxiques. Des gens ont contracté des maladies que l'on suppose à bon escient provenir de déchets toxiques d'usines voisines.

A Taiwan, on a commencé à réaliser la gravité du problème de la pollution vers le milieu des années 70. On a tenu depuis des discours, des conférences et publié des articles pour éveiller la conscience générale. De ces efforts, il n'y a pas beaucoup de résultats pour remédier à la situation qui empire. Vers 1980, les organisations privées comme la Fondation des consommateurs de la République de Chine, la Chambre junior de Commerce internationale, les clubs Rotary, Société pour la Vie sauvage et La Nature ont activement participé à la campagne. Dans le même temps, les organisations publiques provinciales ou locales se préoccupant principalement de la protection de l'environnement et la prévention des dangers publics se sont multipliées. Toutes ont eu un succès de popularité considérable à travers l'île pour l'élévation de la conscience nationale en faveur de la protection de l'environnement. Les organisations féminines qui constituent la catégorie la plus impressionnante de ces associations à Taiwan ont aussi une grande influence sur le climat politique et social.

Cependant, des clivages sont également apparus dans les organisations syndicales ouvrières et paysannes qui étaient naguère étroitement contrôlées par le parti au pouvoir. Aux cours de récentes élections, les candidats du Kouomintang aux postes syndicaux aussi bien qu'aux corps représentatifs de niveau central ont été battus. De plus, parallèlement à l'Association des paysans sous tutelle du gouvernement, les dissidents ont fondé au moins deux autres organisations analogues cette année.

La répartition équitable des valeurs en République de Chine à Taiwan est un autre fait générateur d'un milieu profitable au pluralisme social. L'éducation, la richesse et l'accès aux connaissances sont des ressources sociales importantes susceptibles de se traduire aussitôt en ressources pour le pouvoir politique. L'intensité de leur concentration ou de leur dispersion fournit des indices de premier ordre pour l'évaluation du pluralisme n'importe quelle société donnée.

Avec près de 100% d'enfants en âge scolaire (6-15 ans) fréquentant un établissement scolaire, ou encore 26% de la population totale s'y trouvant inscrite, la République de Chine à Taiwan peut correctement se classer parmi les sociétés les mieux instruites du monde. Faisant contraste avec certaines sociétés industrielles avancées, l'enseignement supérieur est fortement subventionné par l'Etat et est entièrement accessible aux jeunes talents d'humble origine.


Se singularisant des autres sociétés en voie de développement, la fréquence scolaire et universitaire de la République de Chine à Taiwan ne s'oriente pas du tout dans les disciplines littéraires ou de droit. Au lycée ou à l'université, les élèves et étudiants des matières professionnelles, scientifiques, commerciales et d'ingénierie dépassent largement en nombre ceux des matières littéraires et de droit, où le rapport est de 3 pour 1.

Le miracle économique de Taiwan largement diffusé consiste non seulement en taux de croissance soutenus et rapides, mais aussi en une capacité remarquable d'avoir combattu la tendance naturelle de l'écartement entre les riches et les pauvres qui est généralement lié à la rapidité du développement industriel. Alors que les 20% les plus riche de la population gagnaient vingt fois plus que les 20% les plus pauvres après la Seconde Guerre mondiale, l'écart entre ces couches de la société n'est actuellement plus que de 4,6 pour 1. L'indice Gini de l'inégalité y demeure assez stable, autour de 0,30, depuis 1976 et est l'un des plus bas du monde non communiste. Le taux de chômage a chuté de 4,1% à environ 2% et au-dessous au cours de ces dix dernières années. L'exode rural des jeunes vers les villes a certes inévitablement provoqué beaucoup de problèmes, mais en tout cas pas celui d'un emploi bien rémunéré.

La révolution de l'informatique stimulée par l'expansion des moyens de communication est un avènement très puissant à Taiwan. Aujourd'hui presque tous les foyers possèdent un téléviseur et on compte un journal pour 4 personnes. Les titres de périodiques chinois ou étrangers en vente dans les kiosques font profusion. Le fait le plus significatif n'est cependant pas le nombre de journaux ou magazines, mais la diversité d'opinions qu'ils contiennent. A part les trois chaînes de télévision, tous les autres media peuvent se décrire comme extrêmement hétérogènes quant à leur orientation politique. La critique sur le gouvernement et le parti au pouvoir ne sont plus des sujets tabous.

Les valeurs ont changé tout aussi bien. Les jeunes talents, par exemple, ne poursuivent plus un seul système intégré et identique des valeurs comme l'ont généralement fait leurs devanciers pour devenir de hauts fonctionnaires. Beaucoup d'autres corps de métier jouissent d'un prestige social aussi élevé, sinon plus, que l'Etat, pendant que l'atelier de réparation automobile ou le salon de coiffure sans avoir autant de prestige peuvent néanmoins procurer des emplois bien rémunérés. Par ailleurs, les étudiants expriment des opinions très variées sur la relative importance des grandes valeurs de la vie. Voilà un changement qui contraste bien avec la vieille tradition chinoise.

L'évolution des forces d'opposition

En plus du Kouomintang qui est au pouvoir, il existe deux autres partis politiques mineurs officiellement reconnus en République de Chine à Taiwan, le Parti de la Jeune Chine et le Parti démocrate-socialiste, qui ont tous deux suivi le gouvernement lors de son transfert de siège à Taipei. Chacun d'eux ne détenait que quelques sièges dans les trois organes parlementaires centraux (l'Assemblée nationale, le Yuan législatif et Yuan de Contrôle) mais donnait à la république l'apparence d'un système multipartiste. Le Parti de la Jeune Chine compte environ dix mille membres et le Parti démocrate-socialiste environ six mille alors que le Kouomintang en a plus de deux millions. Le parti au pouvoir aime les appeler les « partis amis » et leur influence sur la politique dans l'île a toujours été très minime.

Les élections locales furent tenues en 1950 à Taiwan et depuis à intervalles réguliers. Des candidats non investis par un parti, donc « sans parti » ont fait campagne et parfois gagné un siège. En servant comme chef de hsien (districts) ou maire, certains ont eu beaucoup de succès. Mais la formation de nouveaux partis politiques ne fut pas autorisée pendant la mise en vigueur des Décrets d'urgence.

La seconde grande tentative de propagation d'idées libérales indépendantes s'est servie d'un mensuel, Tachiué Tsatcheu [大學雜誌], sous-titrée en anglais The University Magazine, comme principal véhicule. Fondé en janvier 1968 par un groupe de jeunes universitaires d'esprit réformateur, ce mensuel a vite attiré l'attention des cercles intellectuels taipéiens. Au fil du temps, les pages commencèrent à se remplir de critiques positives de la politique gouvernementale et de suggestions pratiques de réformes. A la fin de 1973, son ancien rédacteur en chef, M. Chang Chun-hung (lire Tchang Tchyunn-hrong), qui a obtenu une maîtrise ès sciences politiques à l'Université nationale de Taiwan (Taipei), rejoignit les rangs de ces indépendants après que le Kouomintang lui eut refusé l'investiture pour les élections (municipales) à l'Assemblée municipale de Taipei. Le profil du camp de l'opposition se muait peu à peu alors que des Jeunes Turcs, tous diplômés de l'université, rejoignaient les rangs des personnalités politiques de base.

Pour l'opposition, les élections locales de 1977 ont revêtu une signification particulière tant par la campagne que par les résultats. Avant le vote, les deux chefs de l'opposition, MM. Kang Ning-hsiang (lire Kang Ning-chyang) et Huang Hsin-chieh (lire Hrouang Chyinn-tchyé), tous deux membres du Yuan législatif, effectuèrent une navette à travers toute l'île battant campagne pour le compte des candidats indépendants. C'était un premier pas pour regrouper les forces de l'opposition en un front uni.


Le mouvement des Tang-waï (littéralement, « hors parti ») commença dès lors à se faire connaître, même au-delà des rivages de l'île. Le résultat des élections fut donc assez significatif. Les voix pour le Kouomintang diminuèrent de 69,1% (en 1972) à 64,2% des suffrages exprimés tandis que les indépendants recueillaient le reste (35,8%). Sur les vingt postes de chef de hsien ou de maire à pourvoir, ces derniers en conquirent quatre, ainsi que treize sièges des 69 de l'Assemblée provinciale. Nul besoin de dire que ces résultats les ont beaucoup encouragés.

Préparant les élections législatives additionnelles, l'opposition créa le Corps auxiliaire pour les candidats indépendants. Mais ces élections furent brusquement ajournées à la suite de l'annonce impromptue du Président Carter de rompre les relations diplomatiques avec la République de Chine. Pour entretenir la fièvre que cette campagne avait soulevée, les politiciens de l'opposition fondèrent le Club d'amitié des candidats pour les corps de représentation nationale pendant que quelques-uns installaient à titre individuel des bureaux de liaison et de service.

En même temps, l'aile la plus radicale de l'opposition, le groupe de Formosa Magazine sous la direction du député Huang Hsin-chieh, organisa une série de manifestations contre l'administration publique dans les villes l'une après l'autre. Finalement, le 10 décembre 1979, l'une d'elles se heurta violemment aux forces de l'ordre à Kaochiong [Kaohsiung]. Dans l'échauffourée, on rapporta 200 à 300 policiers gravement blessés, mais aucune victime chez les manifestants. Dans les jours qui suivirent, plusieurs leaders de l'opposition, dont M. Huang Hsin-chieh et deux autres députés à l'Assemblée provinciale furent appréhendés et traduits devant le tribunal militaire sous l'inculpation de sédition et trouble de l'ordre public. lis furent condamnés à des peines d'emprisonnement de 12 à 14 ans.

La participation plus forte de la population aux élections, notamment ces dernières années, a complètement changé la scène politique de Taiwan.

Privé de ses chefs, le mouvement de l'opposition sembla avoir reçu un coup sévère. Lorsque les élections eurent lieu en 1980, les épouses des leaders emprisonnés qui s'y présentèrent obtinrent toutes une victoire éclatante. En fin de compte, les Tang-waï avec 27,6% des suffrages obtinrent 13 sièges au Yuan législatif et avec 34,7% des suffrages eurent 12 sièges à l'Assemblée nationale. L'opposition avait fait une fois de plus preuve de son dynamisme.

La campagne électorale de 1980 avait été menée dans le cadre des nouvelles dispositions de la Loi électorale et fut alors considérée à bien des égards comme l'une des plus justes de Taiwan par bon nombre d'observateurs chinois et étrangers. Du point de vue de l'évolution grandissante de l'opposition, il ressort de cette élection que les candidats Tang-waï ont mené campagne sur une base organisée. Ils recommandèrent (un euphémisme pour l'investiture) des candidats, érigèrent une plate-forme électorale commune et de différentes manières s'entraidèrent les uns les autres.

Aux élections locales de 1985, cette plate-forme comportait 20 articles dont 4 méritent une attention toute particulière. Elle réclamait (1) que l'avenir de Taiwan ne saurait être collectivement décidé que par ses habitants; (2) l'abolition des Dispositions provisoires mises en appendice à la Constitution et l'application intégrale du constitutionalisme démocratique; (3) le vote de la Loi sur l'autonomie de gouvernement local conformément à la Constitution stipulant l'élection au suffrage direct du gouverneur provincial; et (4) la levée des Décrets d'urgence accompagnée de la libération immédiate de tous les prisonniers politiques.

Jusqu'à ce point, l'opposition avait acquis une organisation rudimentaire avec des principes idéologiques clairement articulés. Mise à part son nom, elle fonctionnait déjà comme un parti politique. Pour prévenir toute possibilité de sa formation en un parti politique formel, le gouvernement lança à maintes reprises de 1982 à 1984 l'avertissement qu'une telle tentative serait immédiatement réprimée.

Dans ces circonstances, les Tang-waï formèrent au printemps de 1984 une organisation dénommée Association pour l'étude de la politique générale qui masquait leurs objectifs réels. Mais elle fut dénoncée comme illégale puisqu'un groupe de professeurs d'université venait un mois plus tôt de se faire enregistrer sous ce label au ministère de l'Intérieur. Et en vertu de la loi alors en vigueur, la dualité d'associations identiques demeuraient interdites.

Quand l'opposition décida de créer des bureaux locaux de leur association dans les différentes villes de l'île, le gouvernement devint extrêmement embarrassé et déclara plusieurs fois qu'un tel geste ne saurait être toléré. Faisant fi des avertissements du gouvernement, l'opposition effectua un pas de plus en organisant secrètement un groupe de travail en juillet 1986 dans le but d'organiser un parti politique et de procéder à son inauguration formelle.

Ce jour arriva le 28 septembre 1986. Les Tang-waï tinrent une réunion au Grand Hôtel Yuanshan de Taipei et annoncèrent solennellement la création du parti qu'ils venaient d'organiser, le « parti démocrate-progressiste » (PDP) ou « Mintsintang ». Cette formation a depuis convenu trois congrès nationaux, élu ses cadres, voté une charte et une plate-forme électorale. Elle dispose d'un secrétariat dans un immeuble administratif où flotte son pavillon à Taipei. Dans toute l'île, elle possède des bureaux locaux et on lui estime 8 000 à 10 000 membres. Mais, dans l'attente du vote de la Loi sur les organisations civiles par le Yuan législatif, elle n'a toujours pas de statut légal et juridique. Ses candidats ont participé aux élections générales additionnelles de 1986 et aux autres élections locales où ils ont acquis de bons résultats. Son impact sur le cours ultérieur de la politique à Taiwan est assez mal discerné.

Par ailleurs, le « parti démocrate-progressiste » n'est pas encore une organisation très homogène. Il y a une grande barrière entre ceux qui détiennent un mandat public (députés à l'un des corps constitués centraux ou locaux) et les autres dont la plupart sont des jeunes d'une trentaine d'années et diplômés de l'université. Ils ont rejoint le mouvement de l'opposition en tant que rédacteurs, journalistes et autres vers la fin des années 70 quand les périodiques d'opposition se mirent à fleurir. D'une manière générale, ils ont des opinions politiques plus radicales et sont peu enclins au compromis.

En plus de cette division sociale, le « parti » fonctionne sous trois grandes factions. (1) Le groupe du Formosa Magazine est formé des activistes qui furent appréhendés après de l'incident de Kaochiong et aujourd'hui libérés sur parole, de leurs parents, amis et alliés, ainsi que des hommes de loi qui les ont défendus au tribunal. On le croit le plus important et le plus cohésif à l'intérieur du parti. (2) Le groupe du Eighties' Monthly, sous la direction du vétéran de l'opposition, M. Kang Ning-hsiang, fait figure de courant moteur ou de faction modérée. Bien que M. Kang Ning-hsiang conserve un puissant soutien auprès de l'électorat taipéien, il est périodiquement sujet à de violentes critiques de la part de membres plus jeunes de ce « parti », notamment pour avoir été épargné, disent-ils, par la rafle policière après l'incident de Kaochiong. Il semble que son influence dans le mouvement de l'opposition ne soit plus aussi forte qu'avant. (3) Les clans politiques locaux ont intensivement entretenu de vastes réseaux de relations patron-client pendant plusieurs années. La famille Yu, du hsien de Kaochiong, et la famille Hsu-Chang, de la ville de Kiayi [Chiayi], sont les cas les plus en vue.

A moins que le parti au pouvoir n'accepte de convaincre les membres âgés de se retirer des corps parlementaires centraux et ne les fasse remplacer par des élections réellement générales, l'opposition restera en permanence dans l'opposition. Et politiquement parlant, il est peu probable d'en attendre une attitude plus positive ou responsable. A l'heure actuelle, on assiste à nombre de manifestations de rue que l'opposition considère comme un moyen indispensable de pression sur le gouvernement pour en obtenir des concessions. C'est aussi, selon elle, un moyen de s'attirer la sympathie populaire et de maintenir la bonne cote.

A part le « parti démocrate-progressiste », un « parti travailliste » a été fondé en 1987 à Kaochiong. La majorité de ses chefs sont d'anciens membres ou partisans du « parti démocrate-progressiste », ce qui permet de le considérer comme une émanation de ce dernier. Il a probablement une centaine de membres qui se sont déjà violemment querellés entre eux. L'influence de ce parti est à l'heure actuelle encore négligeable.

Le « parti démocrate-progressiste » et les autres forces de l'opposition ont cherché à gagner les paysans qui sont à l'heure actuelle les plus défavorisés du fait de la menace des importations américaines sur les ventes de leurs produits, d'une part, et à cause de la dépréciation de leurs revenus par rapport aux autres classes de travailleurs, de l'autre. Dans ce but, deux organisations rivales ont vu le jour au printemps 1988. Cela démontre surtout que l'opposition dans son ensemble doit encore surmonter ses problèmes de croissance tandis que la plupart de ses leaders sont surtout de braves Don Quichottes plutôt que de bons organisateurs.

En fait, depuis la levée des Décrets d'urgence en juillet 1987, plusieurs partis politiques aux couleurs et dénominations variées sont apparus dans les arènes politiques naguère calmes de Taiwan. On en compte près d'une dizaine, mais ils ont une existence plutôt nominales et sont fort peu connus.

La population agricole et sa contribution au produit national brut a rapidement décliné alors que l'économie se restructurait.

La marche vers la libéralisation

La structure sociale de Taiwan au début des années 80 s'est considérablement transformée, passant d'une société agricole traditionnelle à une société industrielle et urbanisée. Pendant que son économie ne cessait de s'améliorer en dépit des fluctuations de son rythme, divers observateurs locaux et étrangers entrevoyaient déjà de subtiles changements dans le domaine politique.

Les élections législatives additionnelles de 1980 ont souvent été prises comme l'avènement d'une ère politique plus libérale et plus dynamique. Le professeur Richard L. Engstrom, qui a soigneusement analysé cette élection dans un article paru dans Asian Survey (numéro d'avril 1984), en a souligné quelques points fort intéressants.

- On constate avant tout un accroissement sensible du nombre des députés, élus au suffrage universel ou nommés parmi les Chinois résidant à l'étranger par le chef de l'Etat. On en comptait 70 élus contre 37 en 1975 et 36 en 1972.

- Il y a beaucoup plus de candidatures. Le rapport est de 3,11 candidats par siège à pourvoir, alors qu'il était de 1,65 en 1975 et de l,53 en 1972. C'est principalement dû au fait que, n'investissant que 40 candidats, le Kouomintang a autorisé ses membres à faire campagne à titre personnel.

- La moyenne d'âge des élus s'est abaissée à 45 ans.

- 87,1% des élus sont d'origine taiwanaise, soit 61 des 70 élus.

-14 élus, soit 20% de l'ensemble, sont des indépendants ou Tang-waï : C'est un record jamais enregistré pour des élections nationales.

- Dès son ouverture en 1981, la législature est aussitôt galvanisée. Le nombre des interpellations orales et écrites a augmenté très sensiblement. On en compte 1 998 en 1981 contre 446 en 1980 ou 316 en 1979, et 71,6% d'entre elles sont soulevées ou déposées par les nouveaux élus (non compris les réélus) qui constituent 20% seulement de l'assemblée législative.

Les 80 indépendants qui participent à la campagne électorale de 1980 comprennent un grand nombre de parents et alliés des victimes de l'incident de Kaochiong. Ils ont fréquemment attiré l'attention de leurs auditoires par leurs nombreuses critiques contre le gouvernement et en sont sortis indemnes. Si la compétition fut véhémente, on n'en rapporta pas de violences, mais seulement de minimes mauvaises opérations électorales.

Dans un autre article paru dans The China Quarterly (numéro de septembre 1984), le professeur Edwin A. Winckler décrivit le profil général de la politique intérieure de la République de Chine à Taiwan durant cette période comme une métamorphose, l'adoucissement de l'autoritarisme dur. Ici, l'autoritarisme dur fait allusion au système des technocrates d'origine continentale qui planifient et contrôlent le développement socio-économique sous l'autorité suprême du dirigeant unique. Les élections servent de moyen de contrôle politique, explique l'auteur, leur principale fonction se proposant de recruter un nombre limité de personnes parmi l'élite insulaire pour travailler dans le système; de plus, les unités de sécurité militaire joue un rôle de premier plan.


L'autoritarisme doux, en revanche, signifie que, sous la direction collective du parti, les technocrates taiwanais et continentaux se partagent le pouvoir politique. La position dominante du parti au pouvoir reste inchangée, mais à cause de la modernisation sociale et économique, les nouvelles forces sociales nombreuses sont diluées en couches dirigeantes à travers une compétition électorale plus ouverte. La répression flagrante et rude de l'opposition a progressivement diminué, et en fréquence et en intensité.

Mais l'auteur a refusé de spéculer sur la réalisation d'une pleine démocratisation dans un proche avenir, à savoir l'élection au suffrage universel des chefs exécutifs de tous les niveaux de l'administration publique et celles de tous les membres des corps constitués représentatifs de la nation, ainsi que la levée de toutes les restrictions relatives à la formation de nouveaux partis politiques et au dépôt légal des journaux.

Par ailleurs, des spécialistes chinois locaux observèrent l'élargissement du fossé entre les développements politique et social. Au début de 1984, M. Yang Kuo-shu (lire Yang Kouo-chou) fit un sondage sur 373 étudiants de l'Université nationale de Taiwan, leur demandant d'évaluer le pluralisme déjà atteint à Taiwan dans les domaines politique, économique et social. Il ressortait que les étudiants louaient le haut taux de pluralisme dans les domaines professionnel, économique et éducationnel, mais exprimaient des opinions moins favorables sur le pluralisme dans l'idéologie politique, la participation aux affaires publiques et la répartition du pouvoir. M. Yang Kuo-shu et plusieurs de ses collègues avaient donc fortement pressé le gouvernement à lancer rapidement et fermement des réformes de démocratisation pour combler le fossé s'il désirait éviter les divers problèmes généralement émanant d'une évolution sociale rapide.

Il y eut les petites tentatives de 1984 que le gouvernement considère comme de grandes réformes. Puis en avril 1986, le président Chiang Ching-kuo, en tant que président du Kouomintang, donnait instruction aux membres du Bureau permanent du Comité central de son parti d'étudier et de dresser des propositions de réformes concrètes dans six domaines principaux dont les plus importants sont le renouvellement des corps constitués représentatifs de la nation, la légalisation du gouvernement autonome local et la révision de la loi relative aux organisations privées pour normaliser la compétition entre les partis.

En mai 1986, quand l'opposition tenta d'agrandir leur quasi-parti politique en Association pour l'étude de la politique générale, malgré la menace d'interdiction légale de certains membres du gouvernement, le président Chiang Ching-kuo chargea les responsables du Kouomintang d'« entrer en relations suivies avec les personnes de toutes les couches de la société ». Lors d'une grande réunion tôt organisée, les représentants du Kouomintang et de l'opposition, ainsi que quatre spécialistes libéraux servant d'intermédiaires, convinrent à un échange de vues. L'événement est généralement considéré comme un moyen subtile des autorités pour reconnaître le statut de l'opposition et comme un palliatif pour diminuer les tensions politiques. Et lorsque le « parti démocrate-progressiste » se créa le 28 septembre 1986 en toute défiance des Décrets d'urgence, le gouvernement décida de ne prendre aucun mesure coercitive et de laisser faire.

Au cours d'une interview avec Mme Katherine Graham, présidente de la Washington Post Company, le 7 octobre suivant, le président Chiang Ching-kuo annonça clairement que le gouvernement était décidé à prendre de plus larges mesures en matière de libéralisation politique, comme la levée des Décrets d'urgence alors en vigueur depuis près de quarante ans, l'autorisation de former de nouveaux partis politiques, pourvu que la sécurité de l'Etat soit assurée. Pour persuader les éléments les plus conservateurs du parti d'accepter ce programme de réformes, une simple phrase fut énoncée : « Comme les temps et les modes avaient changé, les idées et les actions du Parti devaient se modifier en toute conformité. » La phrase est devenue depuis le slogan de tous les partisans de la réforme.

Les événements se précipitèrent en 1987. Malgré quelques remous, le Yuan législatif vota la Loi sur la Sécurité nationale. Le « parti démocrate-progressiste » s'opposa à l'inclusion de l'article 2 qui stipule : « Nul ne peut violer la Constitution ni se faire l'avocat du communisme ou de la division du territoire national dans l'exercice de la liberté de rassemblement ou d'association du peuple. » Le même jour de l'entrée en vigueur de cette nouvelle loi, les Décrets d'urgence étaient levés le 15 juillet 1987. Peu après, la Loi sur les rassemblements et manifestations publiques était aussi votée. Elle permet en effet aux citoyens de défiler pacifiquement dans la rue ou d'organiser des manifestations.

Le projet de la Loi sur les associations publiques a été révisé et approuvé par le Yuan exécutif (Conseil des ministres). Une fois votée par le Yuan législatif, tous les partis politiques nouvellement formés pourront acquérir un statut légitime conformément à elle. D'autres lois importantes, comme la Loi sur les universités ou celle sur les normes du travail (assurances sociales) ont été également amendées dans le même esprit d'une plus grande démocratisation ou libéralisation.

Le gouvernement a autorisé en octobre 1987 les ressortissants de la République de Chine à rendre visite à leurs parents restés en Chine continentale. Une réduction progressive de toutes les restrictions concernant les contacts sociaux, culturels et économiques avec la Chine continentale est de plus en plus évidente. En janvier 1988, le gouvernement leva les restrictions relatives au dépôt légal des journaux et à leur pagination. Il s'en est suivi depuis une véritable explosion de journaux et revues à Taiwan.

Malheureusement, le président Chiang Ching-kuo est décédé le 13 janvier 1988, et le vice-président de la République, M. Lee Teng-hui, une personnalité d'origine taiwanaise, docteur en agronomie de l'Université Cornell (Ithaca, New York), prêta serment le même jour comme président de la République. Et tous les débats, discussions et autres polémiques sur la succession présidentielle avaient été en fait beaucoup de bruit pour rien. L'événement a amplement démontré que le système politique de la République de Chine est une institution bien ancrée.

En juillet de la même année, le Kouomintang a tenu son XIIIe Congrès national, conformément à ses prévisions annoncées un an plus tôt. Comme on s'y attendait, M. Lee Teng-hui fut élu, presque à l'unanimité, nouveau président du parti. Les représentants au congrès furent librement élus par la base et en son sein. Pour l'élection du Comité central, une double liste de candidats nommés par le président du parti et élus par le congrès furent mises en présence tandis que l'ensemble put exprimer des recommandations ou suggestions, les leurs et celles de leurs électeurs. Sur les 180 membres du nouveau Comité central, 33 sont des candidats du Congrès. Ainsi, on notera également au sein même du parti l'expression d'un courant de démocratisation. Comme le XIIIe Comité central et son Bureau permanent sont composés de personnes plus jeunes et mieux instruites, reflétant largement les intérêts des divers secteurs économiques de la société, la démocratisation aura encore beaucoup à gagner dans les jours qui viennent.

Bien que le pluralisme social est été diversement défini par les spécialistes, sa signification intrinsèque est néanmoins tout à fait claire. Dans l'ensemble, il comprend une complexité grandissante et une différenciation des structures sociales, la diversification des normes et des idéologies sociales, l'allègement des attaches traditionnelles et la croissance en quantité et motivation des associations civiles et leur autonomie correspondante. Dans le détail, le pluralisme implique que les individus ont plus de chances de rencontrer plus de gens, d'entrer dans divers types de relations avec eux, d'acquérir de nouvelles qualifications, de s'engager dans des affaires ou des carrières professionnelles de leur choix et sont naturellement et socialement moins contraints.

D'une manière générale, le pluralisme social est le fruit du développement de l'économie et de la société, lequel développement comprend en soi de nombreuses composantes, l'éducation, l'urbanisation, la communication et la mobilité horizontale et verticale des personnes. Les normes et les moyens institutionnels qui ont besoin d'intégrer une société pluralistique sont très différents de ceux qui prévalent dans des sociétés structurellement plus simples. L'intégration effective des sociétés complexes modernes repose sur la perception de l'interdépendance mutuelle de fonctions de tous les groupes spécialisés. De plus, les structures qui font autorité pour régulariser leurs interactions et régler leurs différends doivent être édifiées à partir de la base vers les instances supérieures.

La société pluralistique, telle qu'elle évolue à Taiwan, doit donc également être une société ouverte qui encourage la participation de l'ensemble et la libéralisation politique. La plupart des spécialistes posent comme principe une relation de cause à effet entre le pluralisme social et la libéralisation politique. Le cas de la récente transformation de Taiwan a confirmé la véracité de cette théorie.

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