Un ami m’a présenté cette entreprise alors que je venais de faire une courte période chez un constructeur de machines et de moteurs. Quand je suis arrivé, en 1987, la vente de fleurs en gros était gérée par une association, un bureau préparatoire en fait. Nous sommes le plus ancien grossiste de Taïwan dans ce domaine. Trois autres marchés de gros ont ouvert par la suite à Changhua, Taïnan et Taichung, mais leur activité est beaucoup moins importante que la nôtre.
Quand j’ai rejoint la compagnie, je n’imaginais pas que ses affaires grossiraient aussi vite. Dans les premiers temps, nous traitions 50 lots par jours — le lot est l’unité dont nous nous servons —. Un simple anthurium compte comme un lot ; douze bouquets de chrysanthèmes dans une boîte aussi. En moyenne, il y a 19 bouquets dans un lot et nous traitons maintenant 5 000 lots par jour. Durant la période qui a précédé les fêtes du Nouvel An, cette année, le volume quotidien est passé à 15 000 lots.
L’organisation du marché ressemble beaucoup à celle du marché aux fleurs hollandais. Par contre, le système du marché aux fruits et aux légumes de Taïwan est différent. Les acheteurs se rendent sur les marchés de gros organisés là où les producteurs exposent leur marchandise. Mais nous, nous organisons toutes les ventes dans un seul hall, où les fleurs cultivées par les producteurs individuels sont mises toutes ensemble. Ceci évite les monopoles — vous devez avoir entendu ces histoires sur le contrôle des marchés de vente de légumes et de fruits en gros par des gangsters —. Si le chef du gang accepte de payer telle somme pour la marchandise, personne n’ose demander un prix plus élevé.
Les producteurs commencent à apporter leurs fleurs vers 22 h la veille du marché. Il est difficile de dire combien de variétés sont vendues ici. Il y a des centaines de lis différents, par exemple, et des milliers de variétés de roses. Et les producteurs en apportent sans arrêt de nouvelles. Quelquefois, ils ne savent même pas les noms chinois, si bien que nous devons nous servir des noms anglais.
Les horticulteurs sont, bien sûr, la principale source d’approvisionnement. Tous les horticulteurs enregistrés ont le droit de vendre leurs produits par notre intermédiaire. Dans le passé, la profession était inscrite au dos des cartes d’identité, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous devons donc vérifier auprès des associations d’agriculteurs l’authenticité des déclarations de chacun.
Les compagnies commerciales peuvent aussi se faire enregistrer comme producteurs. Bien que la plupart d’entre elles possèdent leurs propres détaillants, il y en a aussi qui vendent aux enchères — tout dépend du marché —. Les principales importations maintenant sont les dendrobiums [une variété d’orchidées] de Thaïlande. En raison du climat, la qualité des dendrobiums qui poussent à Taïwan n’est pas assez bonne pour satisfaire les acheteurs. Nous donnons la priorité à ces fournisseurs non producteurs en fonction de la qualité de leur marchandise et de la proportion des ventes qu’ils font avec nous. Le moment auquel vos fleurs sont mises en vente sur le marché de gros est important parce que, lorsque l’activité est ralentie, plus vos fleurs sont jeunes et plus leur prix est élevé. Mais la règle générale veut que la vente des fleurs importées se fasse après celle des produits locaux. Nous accordons la priorité à la production nationale.
Aujourd’hui, les horticulteurs importent toutes sortes de pousses et prennent le marché aux fleurs pour un casino. Ils font des paris, importent des pousses, les cultivent et les vendent. S’ils ont vu juste, ils font de l’or. Le prix d’un bouquet de lis cultivés à partir de pousses importées est d’environ 100 TWD (3,04 USD). Quand le marché est porteur, ils se vendent 180, 190 et même 200 TWD ici, alors, pourquoi pas ? Mais si les horticulteurs font un mauvais calcul, ils perdent de l’argent. Il y a des statistiques, périmées, pour les aider à faire des estimations grossières mais, quand beaucoup de gens font la même analyse et cultivent la même fleur, le marché n’arrive plus à absorber l’excès d’offre.
Les compagnies commerciales ne disent pas aux horticulteurs quand trop de pousses d’une variété donnée sont importées. Elles se moquent de l’offre et de la demande. Plus les horticulteurs importent et plus elles y gagnent. C’est une sorte de cercle infernal : les horticulteurs achètent les matières premières, produisent des fleurs, puis achètent encore des matières premières. On ne peut pas vraiment leur en vouloir. Avec les salaires et les prix des terrains en augmentation, leurs coûts seraient plus élevés s’ils produisaient à partir de variétés locales.
Le travail commence à minuit et on fait l’appel ; cela prend entre 15 et 20 minutes. Puis, chaque équipe — nous avons quatre équipes de 10 membres — se met au travail. Elle doit vérifier et compter les fleurs qui vont être vendues, et leur attribuer un prix.
Nous vérifions que les quantités annoncées sont correctes et que les fleurs ont bien été classées selon leur qualité. Nous donnons aux producteurs individuels un répertoire des classifications que nous leur demandons de respecter. Ce répertoire ne spécifie pas exactement quelle taille une fleur de catégorie A doit avoir ou quelle longueur doit faire sa tige. Il ne donne que quelques impératifs de base : par exemple, les fleurs de catégorie A doivent avoir une belle couleur, des feuilles vertes et des tiges fermes. Les critères pour les producteurs indépendants sont parfois un peu différents mais, la plupart du temps, les acheteurs se basent sur ces classifications. Ils peuvent venir plus tôt pour inspecter les lots mais, en général, ils arrivent au moment où la vente va commencer.
Après la vérification, nous attribuons à chaque lot un numéro de série qui lui sert de numéro d’identité et qui est stocké dans nos ordinateurs. Puis, les vendeurs décident d’un prix de départ pour chaque lot selon un certain nombre de critères — jour d’approvisionnement, prix de la veille ici et sur les autres marchés de gros, proximité d’une fête spéciale comme la Saint Valentin, etc. —.
Mettons que le prix de vente d’une fleur particulière hier était de 500 TWD (15,20 USD) le lot. Aujourd’hui, je peux fixer un prix de départ de 650 TWD (19,75 USD). Les acheteurs doivent faire des propositions en fonction de leur propre appréciation, bien sûr. Parfois, nous fixons un prix trop bas et un lot part dès le début des enchères. Dans ce cas, le vendeur expérimenté réagit vite et fait passer le prix de départ du lot suivant à 700 TWD (21 USD), par exemple.
On peut apprendre le métier en un an et demi si l’on est motivé. Cependant, très peu de gens veulent devenir vendeurs aux enchères parce qu’on est pris entre deux feux, les acheteurs et les producteurs. C’est difficile de contenter tout le monde, entre des producteurs qui veulent le meilleur prix et des acheteurs qui veulent le plus bas.
Les ventes aux enchères commencent vers 3 h 30. Normalement, trois bureaux travaillent en même temps, mais nous pouvons en ouvrir un quatrième en cas de besoin. Au premier bureau, on écoule les fleurs qui viennent de Changhua, des chrysanthèmes principalement. Le deuxième bureau vend les fleurs de Nantou, surtout des roses. Au troisième, on trouve les fleurs de la région de Taichung, des glaïeuls en majorité. Les autres fleurs sont distribuées entre les bureaux en fonction de leur zone de production.
Pour les fleurs produites à Taïwan, le déroulement de la vente suit les critères de qualité, les meilleures partant en premier. Cela signifie que les acheteurs intéressés par les lots de qualité supérieure doivent venir de bonne heure, alors que ceux qui veulent des fleurs de qualité moyenne ou inférieure peuvent venir plus tard. Il y a une demande pour toutes les catégories.
Actuellement, nous avons environ 150 acheteurs inscrits. En avril et octobre, les propriétaires de magasins indépendants peuvent demander à faire partie de la liste. Nous exigeons qu’ils dépensent 300 000 TWD (9 120 USD) au minimum et qu’ils viennent au marché au moins quinze jours par mois. Il y a une période d’essai qui dure entre trois et six mois. Ce n’est qu’ensuite qu’ils sont officiellement enregistrés.
Une fois qu’ils sont tous assis, les acheteurs mettent des casques et insèrent leur carte d’enregistrement dans un lecteur magnétique — il y en a un devant chaque siège —. Auparavant, nous utilisions des haut-parleurs mais, avec trois ventes aux enchères se déroulant en même temps, ils avaient du mal à entendre. L’acheteur peut choisir la série qui l’intéresse. Pendant que les fleurs sont apportées, les vendeurs lisent les numéros d’identification, les quantités, les descriptifs et les prix de départ. C’est une vente aux enchères à la hollandaise : on baisse le prix jusqu’à ce que le lot parte.
Les acheteurs appuient sur des boutons devant eux pour communiquer au vendeur leur prix et la quantité qu’ils veulent acheter. S’ils changent d’avis ou se trompent, ils ont trois secondes pour annuler leur offre en appuyant sur un autre bouton. Les acquéreurs se rendent ensuite dans le bureau en bas pour payer et prendre possession de leurs fleurs. Si l’offre est limitée ce jour-là, la vente aux enchères finit à 6 ou 7 h.
En général, les prix grimpent lorsqu’il y a une occasion spéciale mais, cette année, c’est différent. Prenez les roses, par exemple. Elles ont commencé à augmenter une semaine et demie avant la Saint Valentin. Le maximum a été atteint cinq jours avant la fête. Ensuite, le prix s'est mis à baisser. Mais les médias ont annoncé le tarif le plus élevé, ce qui a donné l’impression aux gens que les roses étaient très chères et les a dissuadés d’acheter. En fait, leur prix n’atteignait pas le niveau astronomique annoncé par les médias. J’ai lu dans un journal que la rose pourpre coûterait 400 TWD (12 USD) le jour de la Saint Valentin. Le meilleur prix enregistré à la vente était de 1 300 TWD (39,50 USD) pour un bouquet de 20 roses ; nos acheteurs inscrits ont vendu le bouquet 1 800 TWD (54,70 USD). Le prix d’une rose à l’unité était donc de 90 TWD (2,75 USD). J’ai été très surpris d’entendre dire qu’elles se vendaient 400 TWD !
Nos heures d’ouverture habituelles vont de minuit à 8 h du matin mais nous pouvons partir plus tôt si tout a été écoulé. Nous devons rester tant qu’il y a quelque chose à vendre. Je n’habite pas loin, si bien que je suis en général chez moi avant 10 h, même quand le marché tourne à plein. Je me rafraîchis, je déjeune et je regarde les informations à la télévision. Je vais me coucher vers 15 h et je me lève à 23 h. Comme je garde toujours les mêmes habitudes, je ne pense pas que le travail de nuit soit mauvais pour ma santé. Mais je dois reconnaître que nous avons en général besoin de davantage de sommeil que la majorité des gens.
L’heure à laquelle on va dormir compte aussi. A l’époque où je sortais avec ma future épouse, je devais ajuster mes heures de sommeil afin de pouvoir la voir le soir. C’était très fatigant. Que vous dormiez de 10 h à 18 h ou de 15 h à 23 h, le temps que vous passez au lit est le même. Mais vous ressentez une énorme différence quand vous travaillez parce que si vous vous levez à 18 h, vous allez dépenser beaucoup d’énergie avant de commencer votre travail à minuit. Et plus je travaille la nuit, moins j’ai d’amis. Je peux toujours sacrifier un peu de temps libre pour rester en contact avec eux ou me joindre à leurs rencontres mais, en général, je suis trop fatigué.
Ma femme et ma belle-famille se plaignent beaucoup. Quand ma femme rentre du travail, je dors et quand elle part le matin, je ne suis pas encore rentré. Je lui dis quelque chose de gentil pour la calmer et j’essaye de passer le maximum de temps avec mes proches quand je suis en vacances. Mais ils veulent quand même que je change de métier. Si l’on prend en compte les longues heures que je consacre à mon travail, le salaire n’est pas suffisant. Un débutant est payé 27 000 TWD (820 USD) par mois, dont 200 TWD (6 USD) pour chaque horaire de nuit. Certains prennent les postes de jour dont les horaires sont plus flexibles, dans les ventes par exemple. Je connais beaucoup de gens qui ne sont pas satisfaits de leur salaire ou de certaines politiques de la compagnie mais qui restent quand même. La principale raison, c’est l’amitié. On dirait que travailler la nuit permet de se faire rapidement un autre cercle de bons copains. Vous avez vite l’impression que vous devez rester avec ces collègues — et amis —, quoi qu’il arrive.
J’ai une autre raison de continuer. Je travaille dans ce secteur depuis ses débuts et je l’ai vu grandir. C’est comme regarder son propre enfant grandir : la grossesse, la naissance, la marche à quatre pattes, les premiers pas... Vous voulez rester avec votre enfant pour le voir grandir, non ?