L’on fait parfois référence aux journalistes sous le nom collectif de « quatrième pouvoir ». De la même façon, pourquoi ne pas considérer les groupes de réflexion stratégique, ou think tanks, comme le « cinquième pouvoir »? En plus de partager une passion dévorante pour les affaires publiques, les chercheurs, comme les journalistes, s’intéressent à tous les sujets. Les uns se spécialisent dans les questions économiques, les autres dans les relations internationales ou les questions de défense et de sécurité. Mais les similitudes ne s’arrêtent pas là. Certains instituts de recherche sont connus et bien assis financièrement, d’autres vivent au jour le jour. Les meilleurs groupes d’experts associent une vive intelligence à d’étroites relations avec le pouvoir, le monde des affaires et les cercles académiques. Ils montrent d’ailleurs un goût prononce pour la publicité, car celle-ci donne davantage de poids à leurs conseils. Certains, enfin, ont des traits de personnalité un peu moins reluisants, telles qu’une certaine propension au pédantisme, au conformisme ou au manque d’originalité, faiblesses qui dirigent leurs travaux tout droit vers la poubelle plutôt que vers le bureau des décideurs.
Les groupes d’experts concentrent leurs capacités d’analyses sur les sujets d’intérêt général, essaient de développer des alternatives judicieuses à l’inaction, et de prévoir les problèmes avant qu’ils ne se déclarent. Pourtant, l’on ne peut guère dégager de profil général, qu’il s’agisse de leurs méthodes de travail, de leurs objectifs, de leur philosophie ou même de leur clientèle. Certains ressemblent à des centres d’études scientifiques ultra-modernes. D’autres se contentent de synthétiser et de remanier les idées des autres, d’autres encore se dévouent à l’information de personnes averties et influentes. La plupart destinent leurs travaux aux députés et aux hauts fonctionnaires.
On le voit, les groupes d'experts échappent à toute description simpliste. La définition typique ─ des organisations non gouvernementales à but non lucratif, tournées vers les affaires publiques, qui se livrent à des recherches poussées et résolvent des problèmes, en particulier dans les domaines social, politique, technologique ou de défense ─ ne fait qu'ébaucher leur identité. Et pour la douzaine de groupes d'experts existant à Taiwan, en tout cas, cette définition n'est pas correcte. Si la plupart sont enregistrés auprès du ministère de l'Education en tant qu'« organisations à but non lucratif », ils tombent presque tous dans la catégorie des organismes « semi-gouvernementaux ». Par ailleurs, la majorité d'entre eux doivent leurs premiers capitaux ─ directement ou indirectement ─ au gouvernement ou aux partis politiques, et ils sont tous fortement liés au gouvernement par des contrats de recherche.
Réussissent-ils aussi bien que leurs homologues dans les autres pays démocratiques? Cela est encore difficile à dire, parce que dans la majorité des cas, c'est l'Etat qui tient les cordons de la bourse. En théorie, les groupes d'experts sont sensés attirer l'attention sur les questions d'intérêt général tout en faisant avancer les débats politiques. Une politique qui n'a pas été examinée sous tous ses angles n'est bonne pour personne, ni pour le gouvernement, ni pour les citoyens. Jusqu'à ce que les groupes d'experts trouvent un soutien financier plus important auprès du secteur privé, ils seront enfermés dans un cercle vicieux consistant à étudier la mise en œuvre des orientations existantes plutôt qu'à suggérer de nouvelles politiques, que les dirigeants pourraient trouver trop subtiles, anticonformistes ou excentriques.
Cela dit, il faut souligner que l'environnement dans lequel baignent ces groupes de réflexion est en pleine évolution. A Taiwan, la société civile a plus de poids dans la vie politique depuis l'adoption en janvier 1989 par le Yuan législatif d'une nouvelle loi sur les organisations civiques. Cette loi ouvrait la voie à la création d'une large gamme d'organisations non gouvernementales (ONG), déjà présentes dans les autres sociétés démocratiques. Tandis que ces organisations se forgent une expérience, elles apprennent également à défendre au mieux leurs agendas, en critiquant, en organisant des groupes de pression et en usant de tout leur poids pour influencer les dirigeants.
Si, dans les autres sociétés démocratiques, les députés et les hauts fonctionnaires sont submergés de rapports, brochures, lettres d'information, journaux, commentaires, communiqués de presse et autres ouvrages produits par les think tanks et les ONG, cela n'est pas encore le cas à Taiwan. Mais les temps changent. Les débats d'idées ouverts sont une condition essentielle à l'émergence d'une société libérale; encore faut-il que ces idées soient diffusées. Les groupes de réflexion stratégique taiwanais sont sur la bonne voie, et il est dans l'intérêt de tous qu'ils continuent de croître et de se perfectionner.
Richard Vuylsteke
(v.f. Laurence Marcout)
Photo de Chang Su-ching