Les tribus aborigènes de Taiwan demeurent en marge de la modernisation de l'île. Pendant les 40 ans d'un essor économique rapide, les aborigènes taiwanais ont souffert d'un grave démembrement culturel et social pour ne recueillir que de petits bénéfices marginaux. Pour s'opposer à ce déséquilibre flagrant, l'Etat a récemment déployé son assistance à ces groupes humains à s'élever économiquement, socialement et culturellement au sein de la société toute entière.
Il y a aujourd'hui 335 700 aborigènes à Taiwan, soit 1,7% de la population insulaire. Ils se divisent en neuf peuplades, appelées à tort tribus, ainsi réparties par ordre de grandeur démographique, les Ami, les Atayal, les Païwan, les Bounoun, les Pouyouma, les Roukaï, les Tsoou, les Saïchatt (ou Saisiyat) et les Yami. Plus de la moitié de ces peuplades aborigènes vivent dans une trentaine de villages de montagne, reculés en plus haute altitude de la chaîne Centrale qui s'étire sur plus de du nord au sud et sur quelque d'est en ouest de l'île. L'autre moitié vit dans les 25 villages de plaine, les bourgades et les villes. Les hsien de Houalien, Taitong et Pingtong, à l'est et au sud de Taiwan, ont la plus forte concentration de peuplades aborigènes taiwanaises. Un tiers de la population du hsien de Taitong est aborigène.
Les peuplades vivant en montagne occupent 240 000 hectares de terres protégées, établies par le gouvernement de de Chine peu après son déplacement à Taipei en 1949. La politique nationale était que cette zone soit tenue à l'écart, de sorte qu'elle assure les moyens d'existence de se habitants et qu'elle les protège de l'emprise culturelle et de l'exploitation économique de la population han (chinoise proprement dite). La plus grande partie de cette zone est complètement isolée de la vie moderne. Dépourvus de tous capitaux et technologie, de nombreux aborigènes de ces communautés de montagne survivent toujours primitivement de l'agriculture et de la chasse. Certains secteurs de cette zone ont toutefois subi assez d'influences du développement économique voisin. Ainsi, le village atayal d'Oulaï, une place touristique renommée, dans la grande banlieue montagneuse de Taipei, attire chaque année 600 000 touristes qui assurent des revenus confortables aux habitants. D'autres villages de montagne, proches de la route transinsulaire centrale qui passe par Lichan, le col de Hohouan et les gorges du Taroko, sont également bénis par la prospérité apportée par le tourisme. Les habitants de Lichan ont une situation économique bien meilleure que les villages reculés, grâce au tourisme, mais aussi à l'introduction de techniques modernes d'exploitation dans la culture des poires et des pommes.
Un autre effet du développement économique voisin est l'exode de nombreux jeunes aborigènes, quittant volontiers leur village de montagne déshérité. Ils tentent leur chance dans les agglomérations urbaines. On estime quelque 80 000 jeunes aborigènes vivant dans les grandes villes, dont 50 000 dans la seule Taipei. Malheureusement, la plupart souffrent de mauvaises adaptions à la vie urbaine et moderne. D'un degré d'instruction et de qualification professionnelle inférieur, les hommes deviennent en fin de compte ouvriers ou manœuvres dans la construction immobilière ou les mines. A présent, 17 000 aborigènes sont dans la pêche hauturière, soit un tiers du total des pêcheurs. Ces hommes sont généralement exploités par leur employeur et discriminés par la population han.
Un destin encore plus misérable afflige les femmes aborigènes. Un assez grand nombre se livre à la prostitution, soit parce qu'on leur a présenté un moyen plus rapide d'acquérir de l'argent, soit parce qu'elles sont abusées, voire vendues par leurs parents. Un récent reportage télévisé indiquait que le prix d'une jeune fille variait entre 10 000 et 20 000 dollars américains. Bien qu'on manque de données en la matière, les femmes aborigènes, surtout les adolescentes, comptent pour une forte population de prostituées. On estime qu'au quartier Paotouli, 40% des belles de nuit de maison close sont aborigènes dont 60% à peine nubiles. De 1987 à 1990, l'Association de secours féminin de Taipei avait pris contact avec 400 prostituées adolescentes, dont 20% d'origine aborigène, en vue d'une action de secours par la police locale.
L'exode des plus jeunes, et surtout des plus vigoureux, loin de ces communautés aborigènes a nettement affaibli leur tissu social et culturel, une situation qu'ont aggravée les contacts croissants avec la population han. Certains aspects de la culture traditionnelle de quelques peuplades ont été exploités comme attractions touristiques. Les exemples les plus révélateurs sont sans doute la destination récréative d'Oulaï ou du Village culturel aborigène formosan, près de Nanto, au centre de l'île.
L'alcoolisme est également devenu un grave fléau pour les aborigènes, autant des zones rurales qu'urbaines. Actuellement, les accidents physiques et la cirrhose sont parmi les cinq grandes causes de décès de ces peuplades. Les vieilles générations abandonnées dans leurs terres reculées sont privées du soutien spirituel, moral et physique des plus jeunes, ainsi que de la structure sociale traditionnelle. Beaucoup d'entre elles cherchent refuge dans l'alcool. Les jeunes gens qui restent dans ces villages isolés ou qui tentent leur chance dans les villes souffrent également du relâchement des liens sociaux et sombrent dans l'alcoolisme. Même des enfants imitent facilement leurs aînés.
Chung yung-ho
La cueillette des feuilles de thé dans une plantation. Le Progamme d'avancement social des peuplades aborigènes taiwanaises doit permettre une élévation du niveau de vie des communautés de montagne.
Le caractère ouvert et hospitalier des aborigènes et le manque d'activités récréatives dans leurs hautes terres a intégré l'alcool dans leur vie sociale, souligne M. Kong Wen-chi, d'origine atayal et responsable de la division administrative des Aborigènes de la direction des Affaires civiles du ministère de l'Intérieur. Le complexe d'infériorité des aborigènes devant les réalisations économiques prospères et le plus haut niveau de vie des Han en a d'autant plus accusé le phénomène.
Plus tragique, des aborigènes ont préféré échapper à ses problèmes en se détruisant. Le suicide fait aussi partie des cinq grandes causes de décès des aborigènes alors qu'il ne se situe pas parmi les dix grandes causes de décès de toute la population de Taiwan. Le problème est particulièrement préoccupant chez les Atayal. Leur esprit fier considère le suicide comme une beauté mélancolique. L'exemple le plus frappant de cette vision est certainement l'incident d'Oucheu [Wushe] en 1930. Lors de noces, un malentendu entre un officier japonais et le nouveau marié se solda par une série de combats armés. Plusieurs centaines de Japonais furent tués ou blessés et neuf cents Atayal trouvèrent la mort dont plus d'une douzaine par suicide.
Les peuplades aborigènes ont trouvé un refuge dans le christianisme. Ses institutions leur ont offert aide matérielle, réconfort moral et espoir. Quelques 950 églises catholiques et temples protestants assurent un service dans les villages de montagne et de plaine, attirant plus de 160 000 fidèles, soit près de la moitié de la population aborigène taiwanaise.
L'Etat a dernièrement lancé plusieurs programmes d'élévation du niveau de vie des aborigènes. En juillet 1988, le gouvernement provincial mit en œuvre le Programme d'avancement social des peuplades aborigènes taiwanaises. Etalé sur douze ans, il comprend six grandes parties : politique et social, reconstruction économique, aide financière, hygiène et santé publique, services sociaux, enseignement et culture. En juillet 1990, fut créé pour l'exécution de ce programme le bureau administratif des Aborigènes sous la tutelle de l'office provincial des Affaires civiles de Taiwan. Les objectifs sont de grande envergure. Dans le cadre du développement politique, l'Etat encourage les aborigènes, notamment les jeunes, à participer plus activement aux élections de tout niveau. Un nombre fixé de sièges est aussi garanti aux représentants aborigènes dans les différents corps élus de la nation, dont quatre sièges à l'assemblée provinciale et quatre sièges au Yuan législatif (Chambre nationale des députés).
Quant à l'économie, l'Etat aide les communautés aborigènes en développant une industrie locale grâce à l'utilisation efficace de leurs ressources. La priorité porte sur l'essor des propriétés publiques, comme les hôtels de tourisme gérés par le village. Il y a aussi la construction d'un réseau routier, de logements et d'un environnement vital, ainsi que le développement de l'agriculture, de l'élevage et du tourisme. Actuellement, le revenu moyen des aborigènes de montagne par habitant est égal à 38% du revenu moyen insulaire par habitant, qui, en 1991, s'élevait à 8 000 dollars américains par habitant, et celui des aborigènes de plaine à 40%, dans le même rapport. L'Etat prévoit la modernisation des établissements médico-hospitaliers et de leurs services. Un réseau informatique sera installé dans ces établissements des zones rurales. Le taux de mortalité de la population aborigène est aujourd'hui deux ou trois fois supérieur à celui moyen de l'île, dû pour une grande partie à la pénurie de tels établissements modernes, au manque d'hygiène de base et à l'alcoolisme.
L'instruction publique chez les aborigènes est un autre défi. Actuellement, les jeunes quittent assez tôt l'école pour prendre un emploi. On constate malheureusement un pourcentage assez faible des aborigènes inscrits dans les établissements scolaires. Parmi les enfants aborigènes dans leur catégorie d'âge, 55% fréquentent le primaire, 20% le secondaire (collège), 10% le lycée et les écoles techniques et professionnelles (soit le tiers de la moyenne de Taiwan fréquentant ce niveau), et 2% l'université (soit le cinquième de la moyenne de Taiwan fréquentant ce niveau). De plus, les écoles publiques de villages reculés manquent de matériel pédagogique tandis que le corps enseignant changent fréquemment à cause des conditions de vie médiocres. Le bas niveau d'instruction est latent malgré les aides publiques, comme les bourses de scolarité spéciales et le plus bas niveau d'admission au lycée et à l'université qui est requis des aborigènes.
Chung yung-ho
Les produits de l'artisanat vendus aux touristes sont une excellente source de profits pour les aborigènes taiwanais en même temps qu'une promotion de leur culture.
Pour améliorer l'enseignement des communautés aborigènes, l'Etat accroîtra le budget de l'éducation nationale qui leur est destiné, encouragera l'enseignement des adultes et accordera un soutien matériel aux aborigènes inscrits dans une école technique ou commerciale, ou encore dans les établissements enseignants de l'armée et de la police. Dans le domaine des services sociaux, l'Etat entend développer les programmes éducatifs enseignant aux adultes un bien-être pratique, comme l'économie domestique, la solution des problèmes familiaux, la lutte contre l'alcoolisme et l'adaptation à la vie urbaine.
M. Lin Tien-sheng, d'origine païwan et ancien député au Yuan législatif, estime que la première priorité de l'Etat est le renforcement de l'instruction publique, un des points les plus faibles des communautés aborigènes. Il préconise que les autorités centrales prennent les responsabilités nécessaires à l'instruction des aborigènes et à l'augmentation des fonds et du niveau général. (Aujourd'hui, les écoles primaires et les collèges sont gérés par les collectivités locales.) Il suggère toutefois l'adoption de mesures spéciales qui stimulent les élèves aborigènes à poursuivre leurs études, comme l'instruction gratuite jusqu'à l'université.
Le programme a été lentement mis en place au cours des 4 premières années. Dans le cadre d'un plan triennal, de l'année budgétaire 1989 à celle 1991, le gouvernement provincial de Taiwan a alloué 18,8 millions de dollars américains à l'aide au développement des économies aborigènes, en particulier l'agriculture, l'élevage, la truiticulture, la pisciculture d'espèces commerciales en haute altitude, la floriculture à haute valeur commerciale. Cela comprend également la promotion d'articles en bambou et en bois, la commercialisation de l'artisanat, le développement du tourisme des environs magnifiques de villages reculés. Les programmes de formation professionnelle dans la culture fruitière et potagère sont lancés et des prêts à faible taux d'intérêt sont mis à la disposition des entrepreneurs aborigènes.
En même temps, un supplément de 18,8 millions de dollars américains s'est greffé à ce plan triennal pour l'aide à la vie des aborigènes. Selon ce plan, l'Etat s'engage à restituer les cultures aborigènes en établissant des tableaux généalogiques, en encourageant des activités folkloriques traditionnelles et en élevant le niveau d'éducation. Plus de 450 « associations pour la promotion de la vie », comprenant des centaines de volontaires se sont créées pour servir les personnes âgées, dispenser des cours d'économie ménagère et assister les aborigènes à s'adapter à la vie moderne. Un autre supplément de 3,3 millions de dollars américains est affecté à l'environnement vital des aborigènes, comme la modernisation des voies publiques, la construction d'un réseau d'égouts et l'installation de l'éclairage public dans les villages.
Sept grands travaux publics destinés aux aborigènes ont été incorporés dans le Plan de développement national de six ans. Les plus ambitieux sont la construction de routes. Un crédit de 750 millions de dollars américains est affecté à la construction de 1 500 kilomètres de routes reliant les villages isolés de montagne et facilitant d'autant le développement économique régional. Un autre crédit de 600 millions de dollars américains est alloué à la construction de voies publiques internes des villages. D'autres grands travaux du Plan de six ans comprennent aussi l'amélioration de l'environnement vital des communautés aborigènes de montagne (36 millions de dollars américains), la protection contre les catastrophes naturelles (88 millions de dollars américains), comme les glissements de terrain et les typhons, le développement de l'agriculture (200 millions de dollars américains), le reboisement (140 millions de dollars américains), l'édification de centres de culture aborigène (30 millions de dollars américains). Enfin, en 1994, l'Etat ajoutera 16 900 hectares de forêts publiques aux zones protégées à l'usage des peuplades aborigènes.
M. Lien Chan, gouverneur de la province de Taiwan, a annoncé que, dans le cadre du Programme de développement social des aborigènes taiwanais, l'Etat accorderait la plus grande priorité aux conditions de vie des communautés aborigènes et investirait plus de capitaux et d'hommes afin que les aborigènes puissent jouir du même niveau de vie que le reste de la population de l'île. Les objectifs de l'Etat demeurent la mise en œuvre d'un système d'assurances sociales complet pour les aborigènes. Mais ce n'est bien pas chose aisée, et de nombreux défis sont à relever, comme l'acquisition de connaissances, de qualification et de confiance des aborigènes taiwanais. C'est une nécessité pour qu'ils s'affermissent, eux et leur culture, au milieu du développement économique rapide de Taiwan.
(V.F., Jean D. de Sandt.)