Il restait à ces parapluies conçus par des Taiwanais à se faire un nom. En 2007, un fabricant insulaire a trouvé pour cela une alliée de taille en la personne de Rihanna, chanteuse originaire de la Barbade et dont le titre « Umbrella » s’est hissé en tête des hit-parades, des Etats-Unis à l’Australie, en passant par la France, l’Allemagne et le Canada. Alors que, dans cette chanson, Rihanna assure à un ancien amour qu’il pourra « toujours se blottir sous son parapluie », le clip réalisé par Chris Applebaum accorde naturellement une place centrale à cet objet fétiche, accessoire de danse pour la chanteuse. Signé Totes, le parapluie en question est bientôt fabriqué à 10 000 exemplaires pour les besoins de la promotion. La marque américaine invite même Rihanna à concevoir une série limitée, ornée de strass. C’est au fabricant taiwanais Enson International qu’en est confiée la production.
Prime à la créativité
Enson a été fondé en 1993 par Wu Tseng-zong [吳增榮], un ancien ingénieur en recherche et développement chez Fu Tai Umbrella Industries qui, à 58 ans, venait de prendre sa retraite. Pendant toute sa carrière, ce spécialiste du parapluie avait mis au point des dizaines de modèles et déposé plus de 100 brevets. Le plus remarquable d’entre eux, un système d’ouverture et de fermeture automatiques, lui avait valu une médaille d’or au Salon international des inventions de Genève, en Suisse. Jeune retraité, c’est après avoir été sollicité par Totes qu’il a décidé de commencer une deuxième carrière.
C’est donc logiquement en tant que sous-traitant de Totes qu’Enson a développé son activité. Toujours aussi créatif, Wu Tseng-zong a conçu pour la marque américaine nombre de parapluies qui se sont révélés de vrais succès : un parapluie géant à ouverture et fermeture automatiques, d’un diamètre de 140 cm et pouvant abriter deux personnes ; un parapluie plat, si compact qu’il peut être glissé dans un sac à main ; un parapluie doté d’une tige télescopique en cinq parties et équipé de diodes électroluminescentes (DEL) à ses extrémités ; un mini-parapluie léger comme une plume (il pèse à peine 160 g) ; ou encore un parapluie doublé dont la couche supérieure dispose de fentes pour réduire la prise au vent. Au bout d’une petite dizaine d’années de sous-traitance, Wu Tseng-zong a créé la marque Enson, une façon pour lui d’être à l’écoute des clients et de mieux comprendre les tendances du marché.
Les premiers parapluies Enson furent mis sur le marché il y a huit ans. Le grand magasin Living Mall, situé dans l’arrondissement de Xinyi, à Taipei, et qui venait d’ouvrir ses portes, organisait des soldes. Au milieu des sacs, foulards et autres accessoires de mode féminins, les clientes purent découvrir les premiers modèles de la marque : des parapluies automatiques pliants.
En quelques heures, le lot était dévalisé par des consommatrices séduites par la facilité d’ouverture et de fermeture de l’objet : une simple pression de bouton et le tour était joué ! Le prix modique de ces parapluies, compris entre 399 et 499 dollars taiwanais, fit également sensation, au point que les médias, ici toujours en quête de bonnes idées shopping, s’empressèrent de répercuter la nouvelle.
Prise de court, l’entreprise dépêcha sur place une dizaine d’employées pour assurer la vente, et réalisa finalement ce mois-là un chiffre d’affaires de 2 millions de dollars, explique Yvonne Mao [毛幼芳], belle-fille de Wu Tseng-zong et responsable du marketing pour les boutiques Rain Story, créées il y a 7 ans par Enson. Ce succès immédiat a fortement contribué à ouvrir à Enson les portes d’autres grands magasins, dont les célèbres Shing Kong Mitsukoshi.
Parapluies d’Asie
A peu près au même moment, Totes, qui souhaitait développer sa présence en Asie, faisait d’Enson son distributeur exclusif à Taiwan, au Japon et en Corée du Sud. Dans ce dernier pays, un partenariat était même trouvé avec un distributeur local pour assurer la présence des deux marques dans les grands magasins.
DEL au bout du manche, cet ingénieux parapluie évitera bien des pépins à son propriétaire ! (AIMABLE CRÉDIT D'ENSON INTERNATIONAL)
« Notre partenaire coréen a remarqué que les Taiwanaises aiment s’habiller mais n’assortissent presque jamais leur parapluie à leur tenue – à un point qui dépasse même l’entendement. Cela nous a ouvert les yeux sur une niche à conquérir », dit Yvonne Mao. Suivant ces conseils, Enson a bientôt ouvert ses propres boutiques, Rain Story, et étudié de manière plus approfondie les goûts de ses clientes.
« Auparavant, seuls comptaient le coût et le côté pratique. Mais les Taiwanais accordent désormais autant d’importance au design qu’à la fonctionnalité », assure la belle-fille de Wu Tseng-zong. Cette évolution de la demande permet au fabricant de mieux répartir la charge de travail sur toute l’année. Devenus accessoires de mode en Asie, les parapluies y sont achetés pendant la saison des pluies, en contrepoint du boum annuel des ventes en Europe et aux Etats-Unis, situé lui pendant les fêtes de fin d’année.
Pour autant, les modèles écoulés diffèrent selon les continents : ils s’adaptent aux saisons et aux goûts des clients. En été, ils arborent des couleurs claires et fraîches, avant d’adopter une palette plus sobre en hiver. A Taiwan, les clientes ont un penchant pour les parapluies à thèmes, aux motifs évoquant la campagne et la féminité, ou déclinés sur un mode « mignon », à grand renfort de chiens, de chats et d’icônes de dessins animés. Pour satisfaire cette demande locale, Enson a d’ailleurs obtenu la licence de l’Américain Disney et du Japonais Sanrio pour utiliser leurs personnages Mickey, Minnie, Winnie l’Ourson ou encore Hello Kitty.
Enson ne se contente pas de telles reproductions mais invite également des illustrateurs de pays européens, dont des Français, à créer des collections originales. Chaque moi, de nouveaux modèles sont ainsi mis sur le marché et des séries spéciales voient le jour pour la Saint-Valentin ou Noël. Les designers de la marque sont également à l’affût des tendances de la mode. Par exemple, ces dernières saisons, les teintes pourpres et les taches léopard étaient en vogue, une donnée qui n’a pas échappé à Enson. Et même les parapluies d’entrée de gamme sont soumis au diktat de la mode.
Au Japon, le parapluie s’est depuis longtemps élevé du rang d’article ménager vendu en droguerie à celui d’accessoire de mode. Rain Story a donc collaboré avec la marque nippone Che Che New York pour créer des pépins regorgeant de fantaisie. La marque envisage même de présenter ses collections de parapluies sur le modèle des défilés parisiens ou new-yorkais. Tel un vêtement, veut croire Enson, un parapluie peut refléter non seulement l’humeur du ciel, mais aussi celle de son propriétaire.
Fabriqués en Chine, conçus à Taiwan
A sa création, Enson n’avait pas d’usine et sous-traitait entièrement la fabrication de ses modèles. Deux ans plus tard, la société ouvrait son premier site de production à Huiyang, dans la province chinoise du Guangdong. Une deuxième usine suivait peu après. A présent, 900 ouvriers produisent 720 000 parapluies par mois, soit plus de 8 millions d’unités par an.
Bien que plus de 10 000 usines soient impliquées en Chine dans la fabrication de parapluies, la plupart ne produisent qu’une partie du produit final : les baleines, la toile, etc., ou se spécialisent dans l’assemblage. Chez Enson, c’est le contraire. Les parapluies sont fabriqués entièrement sur place, depuis la tige jusqu’à l’embout, en passant par les ressorts et la toile. La production s’apparente à une séquence de tâches fortement spécialisées, dont certaines (poinçonnage de la tige, coupe et couture de la doublure…) ne peuvent être accomplies qu’à la main, en raison de la minutie qu’elles exigent.
L’apparence anodine du parapluie cache en fait une très grande complexité. En comptant les boutons et la lanière, ce sont plus de 300 pièces qui doivent être assemblées. Pour certains marchés, comme les Etats-Unis, les parapluies sont en outre emballés dans des étuis, opération qui nécessite une importante main-d’œuvre.
L’ensemble de ce processus exige une maîtrise parfaite des approvisionnements. A Huiyang, Enson bénéficie d’un accès privilégié à une chaîne de production contrôlée par d’autres entrepreneurs taiwanais. La conception est par contre toujours assurée à Taiwan, au parc industriel de Wugu, dans le district de Taipei.
« La protection des droits de propriété intellectuelle est pour nous une question centrale », souligne en effet Yvonne Mao. La fabrication d’un parapluie standard est relativement aisée mais l’apport de véritables innovations est une autre paire de manches. Elles sont en effet immédiatement copiées.
Parapluie-torche
Il y a trois ans, pour les fêtes de fin d’année, Totes dévoilait aux Américains un parapluie au manche équipé d’une lampe DEL, bien utile quand il faut regarder sa montre ou chercher un trou de serrure dans l’obscurité. Cette innovation a fait fureur, et les ventes ont atteint le million d’unités la première année avant de se stabiliser entre 400 000 et 500 000 unités par la suite.
Un point de vente Rain Story dans un grand magasin taiwanais. (JIMMY LIN / TAIWAN PANORAMA)
Cette invention de Wu Tseng-zong a été choisie à la dernière minute par la marque américaine, qui était à la recherche d’un produit phare pour les fêtes de fin d’année. Pour livrer la production à temps, les vacances des employés d’Enson ont dû être interrompues et un contrat négocié en urgence avec l’entreprise japonaise détentrice du brevet de cette DEL.
L’utilisation des DEL ne s’est pas limitée à ce modèle, et Wu Tseng-zong, en bon Géo Trouvetout, a développé de nouveaux dispositifs, comme ce modèle enfant conçu pour Disney et qui a même attiré l’attention de CNN. Positionnement, alimentation, interrupteur : tous les aspects du design ont été passés en revus par l’inventeur, jusqu’à un ingénieux système lenticulaire permettant d’accroître la luminosité de la lampe sans augmenter la consommation d’électricité.
Compact
Double couche, résistance au vent ou encore augmentation de la surface couverte par le parapluie grâce à une architecture en dôme : les nouveautés se succèdent. Mais c’est peut-être dans le pliage du parapluie que Wu Tseng-zong a le plus excellé. En parvenant à le plier en trois, voire en cinq, il l’a rendu plus compact et plus maniable.
A cette fin, il était indispensable de renouveler les matériaux utilisés pour l’armature du parapluie, d’habitude en acier ou en aluminium. Après de nombreux essais ce sont le titanium, robuste par grand vent et résistant à la corrosion, et la fibre de verre, plus légère et flexible, qui sont sortis du lot. C’est sur ce genre d’innovation que les fabricants taiwanais de parapluies peuvent s’appuyer pour séduire de grandes marques et se distinguer de la production de masse.
Pour Enson, qui ne s’est lancé que récemment dans le commerce avec sa propre marque, la sous-traitance pour Totes, mais aussi pour Burberry, United Colors of Benetton et Sisley, représente encore 85% du chiffre d’affaires.
Quant aux boutiques Rain Story, elles vendent depuis sept ans des parapluies signés Enson, Totes ou encore Isotoner. On y trouve aussi des chapeaux de pluie, des capes, des bottes ou encore des gants. La couleur y règne en maître et la grande diversité de l’offre attire une large palette de clients.
La chaîne compte à l’heure actuelle 14 points de vente à Taiwan, lesquels dégagent un chiffre d’affaires global de 4 à 6 millions de dollars taiwanais par mois. Rain Story est également présent dans les grands magasins Franc Franc, Plaza et Tokyu Hands, au Japon. En Corée du Sud, c’est la franchise In the Rain qui assure la distribution des produits Enson.
« Implanter sa propre marque est l’objectif de tout sous-traitant », estime Yvonne Mao. Un but qu’Enson espère atteindre, en devenant un symbole de féminité et une source d’inspiration pour d’autres marques taiwanaises émergentes.