En poursuivant vers l’est de la rue Zhengxing, on rencontre un bel arbre qui s’élève près d’un immeuble blanc de six étages. L’ombre de ses frondaisons se projette avec charme sur la façade percée de fenêtres.
Avec le BluePrint, un bar de l’avenue Hai’an installé dans une vielle maison dont la façade a été repeinte en bleu indigo, et l’Anping Tree House, un café qui s’est niché dans une autre ancienne demeure, celle-ci enveloppée par les racines aériennes d’un banian, ce bâtiment qui abrite un hôtel doit sa renaissance au travail de restauration du Studio OU, une équipe de designers dirigée par l’architecte Liu Kuo-chang [劉國滄].
Même s’ils ne sont pas à la recherche d’une chambre, les curieux sont accueillis volontiers pour visiter le lobby et admirer son imposant comptoir, laissé là par les précédents propriétaires de ce qui était déjà un hôtel avant son rachat par le Studio OU, il y a six ans. Dans un coin sont exposés une magnifique robe et une paire de chaussons brodés. Avec un peu de chance, vous tomberez peut-être sur un des ateliers organisés régulièrement sur place, par exemple sur les spécialités culinaires de Tainan ou sur les sites historiques de la ville.
Les rêves d’une colonie d’artistes
« Beaucoup de gens nous disent que nous avons eu de la chance d’ouvrir un hôtel dans un quartier touristique, dit Kino Tsai [蔡佩烜], la directrice de JJ Management Consulting et d’Opening United Cultural Hotel. Mais ils ne se rendent pas compte que lorsque le Studio OU a racheté cet immeuble d’une quarantaine d’années pour 20 millions de dollars taiwanais, le quartier était en fait plutôt miteux. »
Au départ, l’équipe qui a ouvert le JJ-W Hotel voulait en faire une résidence d’artistes. Chaque chambre aurait en même temps servi d’atelier et de galerie, et les artistes auraient pu y travailler ou y passer leurs journées à rêvasser, à leur convenance. La situation centrale de l’immeuble leur aurait permis de parcourir la ville à la recherche de l’inspiration.
Liu Kuo-chang et Kino Tsai, qui dans leur travail de design se nourrissent depuis longtemps déjà de la richesse historique et culturelle de Tainan, sont des admirateurs des communautés d’artistes comme il s’en est créé à l’étranger dans des usines abandonnées par exemple. Ils ont aussi mis à profit l’expérience qu’ils ont retirée de l’ouverture du BluePrint et de la transformation de l’avenue Hai’an, la soi-disant « rue des arts » de Tainan.
Le BluePrint, explique Kino Tsai, se voyait au départ comme un « salon culturel » et un bar musical. L’endroit a tout de suite été un succès, et cela a insufflé une nouvelle vie à l’avenue Hai’an qui était moribonde depuis qu’un programme d’élargissement raté l’avait défigurée. Mais, revers de la médaille, quantité de bars se sont ouverts aux alentours. Aujourd’hui, la « rue des arts » n’a plus d’artistique que le nom : elle a été envahie par une culture de l’excès centrée sur la consommation d’alcool – une expérience amère pour Kino Tsai. « Nous avons compris qu’il fallait trouver l’équilibre entre nos rêves et la réalité », dit-elle.
La chambre redécorée par le réalisateur Tsai Ming-liang [蔡明亮] est très simple mais il y flotte comme un parfum de mystère.
Chevaliers blancs
Liu Kuo-chang et Kino Tsai avaient pourtant très envie de mettre en pratique leur idée de communauté d’artistes. Leur ami Steve Tseng [曾乾瑜], qui était alors directeur d’une librairie de la chaîne Eslite, trouvait l’objectif trop ambitieux. Avec d’autres copains, Wang Hao-yi [王浩一], auteur d’un livre sur la gastronomie de Tainan, et Patrick Su [蘇國垚], alors directeur adjoint du Landis Hotel et aujourd’hui enseignant à l’Université nationale de l’hôtellerie et du tourisme de Kaohsiung, il tenta de les décourager. Mais au bout du compte, à force de discussions, Patrick Su, qui avait habité à Tainan, s’est rallié au rêve de Kino Tsai et de Liu Kuo-chang. Il les a tout de même convaincus de modifier leurs plans pour remodeler le vieil établissement en un hôtel design, quitte à ce qu’il serve aussi de carrefour artistique. Et il leur a promis de les aider à gérer les lieux.
« Pour Patrick, raconte Kino Tsai, Tainan manquait d’un hôtel ayant de la personnalité. Le JJ-W n’a pas le luxe ostentatoire d’un établissement cinq étoiles et il n’est pas géré de la même façon. Les clients y sont traités comme des amis, dans l’esprit d’accueil qui règne à Tainan. C’est en cela qu’il est unique. »
Comme Patrick Su, Wang Hao-yi avait déjà une belle carrière à son actif avant de rejoindre l’équipe du JJ-W. Pour lui, le JJ-W exsude une riche atmosphère culturelle. Il rappelle d’abord que l’immeuble, qui date des années 70, avait été dessiné par Wang Hsiu-lian [王秀蓮], une architecte appartenant à la génération de l’après-guerre, et qu’il recèle de nombreux détails qui méritent l’attention. Ensuite, l’hôtel est tout près de la bâtisse qui abrite le Marché Ouest, laquelle fut construite à l’époque coloniale japonaise. Enfin, l’hôtel est à deux pas des avenues Hai’an et Bao’an qui regorge de petits restaurants typiques, du quartier de la rue Shennong, où le temps semble s’être arrêté, du Musée national de la littérature de Taiwan et du temple de Confucius.
Tainan, la ville aux trésors
Les travaux de rénovation et de décoration, qui ont duré un an, ont coûté plus de 40 millions de dollars taiwanais – le double du prix auquel le bâtiment avait été acquis. Le JJ-W a ouvert ses portes en octobre 2009 et il compte 27 chambres.
Du mobilier et des bibelots anciens lui donnent beaucoup de cachet, et chaque chambre est décorée sur un thème spécifique. Il y a par exemple la chambre 301, baptisée « Herboristerie Huai Shan », qui ressemble à une pharmacie traditionnelle et où des informations sont données sur certaines préparations médicinales comme la « soupe aux quatre toniques ». La chambre 308 ou chambre du « Fil de Zhinü », qui fait référence à un mythe chinois, a pour thème l’un des quatre grands temples de Tainan, qui est dédié à Yue Lao, le dieu du Mariage. La chambre 305 (« Chambre aux fenêtres de Luh-Erh » est décorée avec quantité de vieilles fenêtres en bois. Et la chambre 206 (« Maison de la rue Shennong ») a sur ses murs une reproduction d’une vieille ruelle.
Les chambres du JJ-W, qui font entre 16 et 33 m2, sont louées entre 3 000 et 5 000 dollars taiwanais la nuit, ce qui ne décourage pas les fans des endroits à la mode : environ 30% de la clientèle n’en est pas à son premier séjour, et l’hôtel affiche souvent complet le week-end et pendant les jours fériés. Les clients viennent pour un tiers de Chine, de Hongkong et de Macao, et quelques-uns d’Amérique du Nord ou d’Europe, mais le plus gros de la clientèle est constitué de Taiwanais. On croise dans le lobby beaucoup de designers et d’artistes, certains venant même y créer ou y donner des conférences.
Les propriétaires n’ont pas totalement abandonné leurs projets initiaux puisque les six chambres situées au 4e et au 5e étage ont été réservées comme espaces d’exposition. Avec un soutien financier de la Fondation nationale de la culture et des arts, l’hôtel invite des artistes de Taiwan et de l’étranger et a déjà organisé six expositions.
Le JJ-W apporte un soutien généreux aux artistes. Dans ses « chambres artistiques », de nombreuses œuvres sont exposées, et certaines ne manquent pas de remettre en question les canons traditionnels de la beauté ou d’exprimer une vision critique de la société. La chambre qui porte le nom « L’architecture du pavé » a été dessinée par l’historien de l’art britannique Julian Stallabrass : le couvre-lit y ressemble à un morceau de macadam, avec sa ligne jaune, et le mobilier prend la forme d’un banc public et d’un lampadaire, tandis que les oreillers sont censés être des grilles d’égout. Dans une autre, qui porte le nom de « Face à face », décorée par le photographe hollandais Jan Banning, les murs sont ornés d’immenses portraits de clochards et donnent l’impression de se retrouver soi-même dans la rue. Mais ces installations provocatrices ne risquent-elles pas d’éloigner les clients ?
Kino Tsai voit les choses d’une façon très personnelle : « Lorsque nous avons inauguré “Face à face”, il y a effectivement des gens qui sont partis en courant, mais nous ne voulons pas qu’au JJ-W, l’art soit seulement un prétexte pour augmenter le prix des chambres. Nous voulons créer des étincelles pour générer de nouvelles relations entre l’hôtel, les artistes et les clients – entre la culture, l’art et la vie ».
Conçu en priorité pour les femmes, le JJ-S a des airs d’auberge de jeunesse : la clientèle y partage une salle de gym, une buanderie et une salle de méditation, entre autres.
Un hôtel pour les femmes
En 2011, l’équipe du JJ-W a accepté de relever un nouveau défi lorsque le propriétaire d’un autre vieil hôtel de Tainan est venu leur demander de le redessiner et de lui donner des conseils sur la meilleure façon de le gérer. Cette collaboration a redonné vie à un petit établissement du quartier de la gare qui jusque là ne payait pas de mine. Kino Tsai se souvient clairement de la première fois qu’ils s’y sont rendus. Elle et ses partenaires ont été charmés par le vieux sagoutier qui s’élevait près du bâtiment. Les chambres étaient petites et nombreuses, et les alentours donnaient une impression d’isolement malgré la proximité du centre-ville. C’était donc un endroit idéal pour les jeunes routards. Seul problème : sa réputation d’hôtel de passes.
La solution proposée par Patrick Su a été de le transformer en boutique-hôtel destiné principalement à une clientèle féminine. Il porte aujourd’hui le nom d’Hôtel JJ-S, mais son nom chinois, Xiao Nan Tian (petit ciel du sud) est en fait l’ancien nom du quartier, une manière de rappeler que la destinée de l’hôtel est liée à celle des alentours.
Une fois adoptée l’idée d’un hôtel conçu spécialement pour les jeunes femmes voyageant seules, la taille réduite des chambres n’a plus été un problème, puisqu’elles pouvaient ainsi être louées à un tarif modique. Mais les propriétaires n’ont pas pour autant été avares sur la qualité des installations. Les salles de bain sont toutes équipées d’une baignoire, et les chambres bénéficient de la lumière naturelle grâce à des baies vitrées qui donnent sur les feuillages à l’extérieur.
La clientèle du JJ-S est à 90% composée de jeunes de moins de 28 ans – elle est donc bien plus juvénile que celle du JJ-W ou 80% des hôtes ont entre 28 et 45 ans. La cible a été atteinte.
Planifier son voyage
Désormais muni d’une solide expérience, le Studio OU s’est scindé en trois sociétés ayant chacune sa spécialité : l’architecture d’intérieur, le conseil en gestion et développement, et la gestion des hôtels de la famille JJ. Au mois de mai, le Studio OU a ouvert deux hôtels-appartements à Taipei et à Tainan, et l’année dernière, l’équipe a aussi ouvert trois cafés et un gîte. Au total, les trois sociétés emploient aujourd’hui une cinquantaine de personnes.
« Nous en avons fait l’expérience avec le JJ-W, dit Kino Tsai. Un hôtel peut être le point de départ d’un cluster d’entreprises créatives et stimuler la demande pour une découverte plus en profondeur d’un lieu. C’est la raison pour laquelle nous souhaitons voir apparaître de nombreux autres points lumineux à travers la ville. Nous voudrions qu’il y ait quelque chose qui vaille le détour dans chaque ruelle. »
Yu Chih-wei [游智惟], propriétaire d’une agence de voyages qui s’est largement impliqué dans le mouvement de préservation des vestiges architecturaux de Tainan, estime que même le plus petit des voyages est un bon début et peut changer imperceptiblement la façon de penser du voyageur en suscitant sa réflexion sur des sujets comme le développement urbain, la transmission de la culture aux jeunes générations, l’avenir de l’agriculture, la protection de l’environnement, etc. « Il suffit de prendre la route pour que le monde change », dit-il avec philosophie.