Le thon rouge est en effet très recherché au Japon pour son délicieux goût crémeux et la demande pour ce poisson n’a jamais faibli alors qu’il est de plus en plus difficile à pêcher. Lors de sa session plénière qui s’est tenue en juillet 2013, le Comité scientifique international pour les thonidés et les espèces apparentées dans l’océan Pacifique nord (ISC) adoptait une résolution pour alerter sur le fait que le thon rouge est victime de la surpêche. Dans le même temps, la Commission pour la conservation et la gestion des stocks de poissons grands migrateurs dans l’océan Pacifique occidental et central, dont Taiwan est membre, a adopté une résolution en septembre 2013 selon laquelle les prises de thon rouge pour cette année devront être de 15% en deçà de leur niveau des années 2002-2004.
Le thon rouge est loin d’être la seule espèce à faire face à des restrictions de pêche. Selon une étude récente publiée par l’ISC, la surpêche a provoqué un déclin colossal au sein de l’ensemble des espèces de thons, de l’ordre de 96,4% à l’échelle mondiale. Cette crise des fonds marins n’a évidemment pas manqué d’avoir une influence sur le secteur de la pêche à Taiwan qui, depuis les années 70, pêche le thon en priorité, avec un pic d’activité enregistré à la fin des années 90. Longtemps sixième exportateur mondial de thon et l’un des principaux fournisseurs du Japon, Taiwan a vu l’importance de ses prises se réduire rapidement du fait de la fonte des stocks de thons sauvages et de l’imposition de quotas drastiques par les commissions de pêche en charge des différentes zones internationales pour les ressources halieutiques. Les dernières statistiques publiées par l’Agence de la pêche qui dépend du ministère de l’Agriculture montrent qu’en 2012, les prises de thons réalisées par Taiwan ont décru au niveau enregistré il y a 10 ans pour atteindre 358 000 t, soit une baisse de 16%. Les prises en 2012 ont représenté une valeur marchande totale de 35,2 milliards de dollars taiwanais et comprenaient différentes variétés dont le thon rose (50,8%), le thon obèse (18%), le thon jaune (17%), le thon blanc (13,6%) et enfin le thon rouge (0,2%).
Selon les statistiques de l’Association des pêcheurs de Tungkang, les prises de thon rouge de première qualité, que l’on baptise souvent le tigre des mers du fait de son comportement prédateur, ont chuté, passant de 1 349 t pour une valeur marchande de 534 millions de dollars taiwanais, en 2001, à 190 t estimées à 167 millions de dollars taiwanais sur le marché, en 2013.
La forte baisse des prises locales est directement liée à la raréfaction du thon à l’échelle mondiale. L’un des facteurs à l’origine de cette évolution négative réside dans la pratique de la pêche à la senne en eaux profondes qui consiste à jeter en mer un très large filet remorqué dans les zones où se concentrent des bancs de poissons puis de le fermer avant de le remonter à bord. Les écologistes sont farouchement opposés à l’utilisation de cette technique de pêche, notamment parce qu’elle provoque la saisie d’espèces non recherchées, mais elle est malheureusement pratiquée par de nombreux pays dont Taiwan. « Les principales nations de pêche autorisent toujours la pêche à la senne, ce qui met en péril les jeunes thons rouges », explique Lin Han-chou [林漢丑], secrétaire de l’Association des pêcheurs de Tungkang, qui note que la demande constante et la baisse des prises ont tiré les prix à la hausse.
Pour préserver les thons rouges sauvages, le Japon, qui est le premier consommateur de thon rouge dans le monde mais aussi un des plus gros fournisseurs, a recours à l’élevage depuis maintenant une quarantaine d’années. A Taiwan, qui se trouve au sud de l’archipel nippon, la température des eaux est trop élevée pour permettre ce type d’élevage.
Taiwan cherche plutôt à élever des thons jaunes, très nombreux dans les eaux locales, déclare Wu Long-jing [吳龍靜], chef du centre de recherche sur les ressources littorales placé sous l’autorité de l’Institut de recherche sur la pêche du ministère de l’Agriculture. « Notre objectif final, c’est de faciliter l’aquaculture autonome et d’arriver à domestiquer les thons jaunes », dit-il.
La demande de thon sur les marchés n’a jamais décru même si le poisson est aujourd’hui menacé. (CNA)
Le centre de recherche placé sous la responsabilité de Wu Long-jing a débuté son étude de la population des thons jaunes dès 1997, en installant notamment 42 structures artificielles dans les eaux fréquentées par ce poisson. En 2004, le centre a travaillé en collaboration avec le district de Pingtung pour lancer un programme d’aquaculture du thon jaune, l’une des premières initiatives de ce type en Asie, qui a aussi supposé la prise de jeunes thons jaunes sauvages pesant moins d’un kilo. Ces derniers étaient placés dans une cage mesurant 16 m de diamètre dans les eaux proches de Xiaoliuqiu, une île au large de la côte ouest du district de Pingtung.
Jusqu’ici le taux de survie pour ces thons élevés en cage est demeuré faible, explique Wu Long-jing. En effet, les thons peuvent parcourir jusqu’à 80 km en une heure et continuent même à se déplacer durant leur sommeil pour capter l’oxygène de l’eau. A cette vitesse, les cages dans lesquelles ils sont placés se révèlent vite trop exiguës avec de fréquentes collisions entre poissons. Chez les très jeunes thons jaunes, le contact avec les mains des chercheurs ou des éleveurs peut, en plus, facilement provoquer des ecchymoses.
Les thons sont par ailleurs très sensibles aux conditions environnementales, les eaux boueuses étant susceptibles de boucher leurs branchies et une lumière trop forte provoquer leur cécité. « Notre principale difficulté réside dans la gestion des conditions climatiques extrêmes qui, en général, provoquent de fortes fluctuations le long des eaux côtières où la température et l’acidité de l’eau sont très variables. Tous ces changements sont nuisibles à la santé des jeunes thons dans leur cage », explique encore Wu Long-jing qui souligne que le centre travaille désormais à la possibilité de positionner les cages-filets plus loin encore du littoral, dans les eaux profondes. Durant la saison des typhons, cela se révélera particulièrement utile, note-t-il, puisque la profondeur permettra de préserver le poisson de ces nuisances environnementales. Il s’agit toutefois d’une solution onéreuse, difficile et longue à mettre en œuvre.
Malgré toutes ces difficultés, un jeune thon jaune en élevage atteint désormais 10 kg à l’âge d’un an. Même si Wu Long-jing se félicite de ces premiers résultats, il a conscience qu’il faut encore beaucoup de travail, notamment pour amener un thon aux 70 kg qu’il doit peser entre 3 et 5 ans. Wu Long-jing explique en outre que les thons jaunes sont très voraces et dotés d’un métabolisme très rapide. Un thon en captivité nourri de 20 kg de petits poissons ne grossira que d’environ 1 kg, ont noté les éleveurs japonais.
Un tel appétit implique une capture constante d’autres poissons pour nourrir les thons, ce qui risque d’avoir un impact sérieux sur les écosystèmes locaux. Pour éviter cela, le centre de Wu Long-jing nourrit les thons avec de jeunes poissons-lait d’élevage (aussi appelé chanos) d’une taille d’environ 10 cm (ces poissons au corps argenté pouvant atteindre une taille d’ 1,7 m). Ils sont élevés à Taiwan depuis des centaines d’années et les fermes spécialisées dans cet élevage sont capables d’en produire de larges quantités. Ces derniers sont d’ailleurs nourris avec du son de riz. Utiliser ces ressources permet donc de réduire l’impact de l’élevage des thons sur l’environnement.
Qualité première
La demande sur le marché est généralement plus forte pour le thon doté d’un taux de graisse important parce que cela donne un meilleur goût à sa chair, explique Wu Long-jing. Chez ce poisson, la graisse se loge principalement dans l’abdomen et dans le dos. Les thons d’élevage sont 5 à 10 fois plus gras que les thons sauvages chez lesquels le gras est réparti dans des endroits différents, donnant à leur chair une tonalité légèrement plus rosée et une texture comparable à celle des thons rouges de la meilleure qualité, précise le directeur.
Le centre est désormais doté des infrastructures nécessaires pour élever les thons à un coût moyen de 30 dollars taiwanais par kilogramme, alors que le coût de revient du thon sauvage est de 20 dollars le kilo. Pour Wu Long-jing, ce coût de revient peut encore être réduit au moyen d’économies d’échelle. Mais pour Edward Huang [黃昭欽], le secrétaire général de l’Association des pêcheurs de thons, il ne faut pas se faire d’illusions, le ton sauvage ne pourra jamais être remplacé par le thon d’élevage.
Deux thons jaunes capturés par des pêcheurs de Tungkang, dans le district de Pingtung, au mois d’avril. (CNA)
Lin Han-chou partage cette opinion et souligne que le thon d’élevage n’a pas le même goût que le thon sauvage. Ce n’est toutefois pas l’avis de David Huang [黃重賢], chef dans le restaurant de cuisine japonaise qu’il a créé. Pour lui, les aliments avec lesquels il est nourri et une cage suffisamment spacieuse permettent au thon d’évoluer avec sa vitesse naturelle, et ce sont des éléments déterminants dans le goût du poisson. « Mais cela ne veut pas dire que tous les gourmets sont prêts à adopter le thon jaune d’élevage, d’autant que, dorénavant, on se soucie de la présence d’hormones artificielles ou d’autres pollutions chimiques. » Les pêcheurs se préoccupent également du possible impact des pratiques de fermage sur leur marché. « Les thons d’élevage font chuter les prix », affirme Lin Han-chou.
Le chef du district de Pingtung, Tsao Chih-hung [曹啟鴻], n’est pas de cet avis. Au contraire, argumente-t-il, la mise sur le marché des thons d’élevage doit être suffisamment maîtrisée pour éviter la saturation. Si la production et les prix sont correctement contrôlés et stabilisés, les retombées pour l’économie locale seront importantes. « Nous pouvons même penser à l’émergence d’une grappe industrielle autour des éleveurs de thon, des fournisseurs de nourriture pour l’élevage et des fabricants de cages-filets », ajoute-t-il.
Le chef du district déclare que ses services étudient l’élevage du thon tel que l’Australie l’a développé au début des années 90. L’un des objectifs est de déterminer quel est le modèle le plus approprié à la situation taiwanaise. Lorsque les décisions auront été prises dans ce dossier, il faudra attirer les investissements privés d’autant que la création d’un d’élevage requiert beaucoup de capitaux. Hung Kuo-ching [洪國清], un des investisseurs potentiels, un médecin originaire de Xiaoliuqiu qui exploite justement une ferme familiale d’élevage de saumons noirs (ou cobia), soutient le projet du chef du district. Entre 2004 et 2011, Hung Kuo-ching s’est lui-même lancé dans l’expérience de l’élevage du thon avec des cages-filets. Il a investi des millions dans cet effort qui s’est conclu par un échec. Il ne regrette toutefois rien parce qu’il a compris que le thon sauvage peut être domestiqué et que le taux de survie peut-être amélioré. De son point de vue, l’élevage du thon a le mérite d’alléger la pression existante sur les stocks de thons sauvages. « La pêche au thon que nous pratiquons aujourd’hui ne sera peut-être plus tenable demain, dit-il. Nous ne pouvons plus continuer à exploiter les ressources de l’océan de cette manière. »
Wu Long-jing garde tout de même un œil sur cet objectif de durabilité. C’est aussi l’un des objectifs de son ministère de tutelle. « Nous devons réussir dans ce domaine et nous prévoyons également de relâcher à tout moment nos poissons d’élevage dans les océans en cas de menace sur la population des thons sauvages. » Les autres services placés sous l’autorité de l’agence de la Pêche collaborent d’ailleurs avec le Centre de recherche sur les ressources littorales. Par exemple, Lee Yen-horn [李彥宏], chercheur au Centre de recherche en biotechnologies de Tungkang, explique que les thons jaunes élevés par son laboratoire ont déjà frayé à deux reprises, la première fois en juin 2012, et la seconde en mars 2013.
Malheureusement, les alevins n’ont pas survécu plus de deux semaines. Sukei Masuma, un expert des thons jaunes de l’Université de Kinki, dans la préfecture de Wakayama, au Japon, explique que la température de l’eau peut être à l’origine de cette mortalité, en plus de la mauvaise qualité des œufs. « Il faut également envisager, dit l’expert, une mauvaise alimentation en rotifères conjuguée à une alimentation en haute température qui ne convient pas au métabolisme de base des alevins de thons jaunes. »
Les facteurs en cause dans la mortalité des alevins n’ont toujours pas été identifiés mais Lee Yen-horn pense que le centre de Tungkang va dans la bonne direction en isolant un par un les facteurs pour mieux les étudier. « Nous sommes soumis à de fortes pressions parce que notre ministère nous impose de réussir avant 2019 », dit-il, soulignant que son centre travaille d’arrache-pied à mettre au point de nouvelles technologies, ainsi que des aliments qui puissent convenir au métabolisme du thon. Il faut aussi pouvoir maintenir une salinité de l’eau inférieure à 3,4% et une température comprise entre 28 et 30 °C.
Dans le même temps, l’Institut de recherche sur la pêche qui dépend du Centre de recherche sur la biologie marine du district de Taitung, sur la côte est, travaille à développer une aquaculture en haute mer qui pourrait se trouver à 5 km des côtes et à 600 m de profondeur. Les chercheurs pensent que la qualité des eaux dans cette zone devrait être plus propice à la reproduction. En novembre 2012, le centre de Taitung s’est lancé dans l’élevage de 30 thons jaunes et de cinq thons obèses dans une zone dédiée, mais le passage du typhon Usagi en septembre 2013 a retardé le programme de quelques années.
Shukei Masuma, l’expert japonais, est tout de même relativement optimiste quant aux projets du ministère de l’Agriculture. « Taiwan possède des techniques de pointe pour l’élevage d’alevins et je pense que les éleveurs sauront surmonter les problèmes qu’ils ont rencontré au début, estime-t-il. Les trois centres de recherche mobilisés par l’Etat travaillent d’arrache-pied pour atteindre cet objectif. Taiwan pourrait donc devenir le seul Etat d’Asie, avec le Japon, à être capable d’élever du thon, ce qui promet de jolis bénéfices. »