En 1945, la capitulation de l’Allemagne puis du Japon mettait fin à la Seconde guerre mondiale. Cent dix millions de soldats ont combattu dans un conflit qui a provoqué la mort de 50 millions d’entre eux, et plus des trois quarts de la population mondiale d’alors ont souffert des troubles causés par cette conflagration générale.
En Chine, des millions de militaires et de civils ont succombé, et les combats ont entraîné des migrations massives de population. De Taiwan, alors placée dans le camp du Japon par le jeu de l’histoire, plus de 200 000 hommes sont partis combattre sous le drapeau japonais en Chine continentale, en Asie du Sud-Est et en Insulinde. Près de 30 000 d’entre eux ne sont jamais revenus.
En mai à Moscou, les leaders du monde occidental se sont rassemblés pour commémorer le 60e anniversaire du conflit. Réfléchissant aux dures épreuves passées, ils se sont engagés à garantir une sécurité mutuelle. Pourtant, en Asie, on est loin encore aujourd’hui de cette unanimité. La méfiance entre anciens belligérants n’a, dans cette partie du monde, pas disparu.
Des phrases, telles que « victoire après la guerre antijaponaise », « célébration de l’armistice » ou encore « glorieuse rétrocession de Taiwan » sont ici controversées. N’oublions pas que l’île, colonie japonaise à l’époque, fut dans le camp des vaincus. Certains de ses habitants ont combattu dans les rangs de l’Armée impériale. A cela, s’est ajoutée la répression sanglante qui a suivi les émeutes du 28 février 1947, perpétrée par le régime autoritaire de Tchang Kaï-chek [蔣介石] (1887-1975). Pour couvrir le tout, des relations extrêmement complexes entre Taiwan, la Chine et le Japon font que les insulaires ressassent un passé douloureux et plein de contradictions.
« L’histoire ressemble aux nuages vers lesquels je lève les yeux ; elle est aussi ce tonnerre qui assourdit mes oreilles », dit l’écrivain Wang Ting-chun [王鼎鈞], faisant allusion aux émotions exprimées ici sur la guerre. La fin des combats dans le Pacifique doit être une date à jamais inoubliable pour toute l’humanité, à se remémorer par des célébrations, mais aussi à prendre comme base de réflexion sur le passé. C’est sans doute la seule façon d’éviter une 3e guerre mondiale.
« Pour les Européens, la guerre s’est vraiment achevée quand les deux agresseurs, l’Allemagne et l’Italie, ont présenté des excuses solennelles et accepté les responsabilités qui leur incombaient. Ils ont pu reconstruire un nouvel ordre social, s’orienter, au-delà des ressentiments, vers une coopération et retrouver la prospérité. Mais en Asie, le Japon ayant toujours refusé d’admettre ses torts, c’est comme si la Seconde Guerre mondiale se poursuivait », clame amèrement Nan Fang-shuo [南方朔].
Wu Ching-fa [吳錦發], le vice-ministre de la Culture, soupire : « Une “guerre silencieuse” fait encore rage à Taiwan. Si l’on réfléchit à la domination japonaise, aux événements du 28 février 1947, à la Terreur blanche qui a suivi ou à la stricte éducation anticommuniste [que les Taiwanais ont reçue par la suite], les problèmes issus de la guerre ne sont pas résolus. »
Ainsi, 60 ans après la capitulation japonaise, prévaut à Taiwan un mélange contradictoire de sentiments antijaponais et antichinois.
Le passage à une nouvelle ère
En Chine, le 15 août 1945 a marqué la fin d’une terrible guerre de 8 années. Après les célébrations, les habitants qui avaient fui les zones de combat ou d’occupation sont rentrés chez eux. Cependant les réjouissances ont été de courte durée, nationalistes et communistes se lançant dans la guerre civile. En 1949, lorsque le gouvernement nationaliste s’est retiré sur Taiwan, deux millions de soldats l’ont suivi.
A Taiwan, le jour de la reddition des forces japonaises (le 25 octobre 1945), les habitants avaient entendu à la radio l’empereur nippon déclarer le cessez-le-feu. C’était la fin des bombardements aériens par les forteresses volantes B-29 américaines et des difficultés quotidiennes dues au rationnement alimentaire. Les Taiwanais regardaient l’avenir avec espoir.
« Pour expliquer les divisions internes de Taiwan, il faut tenir compte des souvenirs différents qu’ont les uns et les autres », affirme Wu Mi-cha [吳密察], professeur associé d’histoire à l’Université nationale de Taiwan, à Taipei, signalant que les divergences entre les communautés insulaires sont nées des contradictions identitaires entre « Taiwanais » et « continentaux ». La conscience chinoise qui s’est forgée dans la lutte contre l’ennemi japonais durant la guerre n’a pas tenu compte du fait que les Taiwanais avaient vécu sous la domination nippone pendant 50 ans.
Lorsque, le 7 juillet 1937, les troupes japonaises lancèrent leur offensive sur la Chine du Nord, cet acte provoqua aussitôt une levée en masse contre l’envahisseur. Les scènes atroces du massacre de Nankin, en décembre de la même année, ont horrifié la population continentale, jusque dans les régions les plus reculées du pays, et fait émerger un puissant sentiment nationaliste chinois. L’historien Hsu Cho-yun [許倬雲] souligne : « L’éveil des Chinois en tant que nation n’est pas du tout une construction théorique ; il a été trempé dans le sang chinois sous le feu des envahisseurs nippons. »
Pendant ce temps, à Taiwan, « la période coïncide avec un redoublement d’efforts de la part de l’occupant nippon pour assimiler les Taiwanais comme sujets de l’empereur nippon », insiste Chou Wan-yao [周婉窈], chercheuse à l’Academia Historica, à Taipei.
Dans l’île administrée par le Japon, les insulaires de la jeune génération détenaient un passeport japonais, lisaient des ouvrages nippons et parlaient la langue des maîtres de l’île. Alors qu’ils goûtaient les améliorations du quotidien répandues par le modernisme japonais, ils ressentaient néanmoins, en tant que peuple colonisé et acculturé, un complexe d’infériorité vis-à-vis des Japonais eux-mêmes.
A peine 2 mois après le déclenchement de l’offensive sur le territoire chinois, un contingent de soldats « taiwanais » était envoyé au front sur le continent pour ravitailler les troupes nippones. Lorsque le gouvernement nationaliste chinois s’effondra et que ses troupes pratiquèrent la politique de la terre brûlée, le gouvernorat général [nippon] de Taiwan envoya sur les terrains conquis (le Hebei, le Shandong, le Jiangsu, et les districts orientaux du Henan et de l’Anhui) une équipe d’agriculteurs taiwanais.
Les méandres de l’histoire sont tels que l’on a ainsi trouvé des Chinois et des Taiwanais dans les camps opposés sur le même champ de bataille.
Le 28 février 1947, des espoirs anéantis
A la fin des hostilités, le gouvernement chinois nomma le général Chen Yi [陳儀] (1883-1950) administrateur de Taiwan, avec pour mission d’accepter la reddition des forces japonaises stationnées dans l’île. La cérémonie eut lieu le 25 octobre 1945 à Taipei, dans le bâtiment aujourd’hui appelé Salle Zhongshan. Les troupes occupantes se constituèrent prisonnières, laissant formellement les troupes chinoises reprendre les lieux. Cinquante ans plus tôt, très exactement au même endroit, le Japon avait solennellement pris possession de l’île cédée par l’empire Qing.
Pour célébrer le retour de Taiwan à l’administration chinoise, les habitants s’étaient mis à l’étude du mandarin [NDLR : langue parlée par les continentaux par opposition au taiwanais et au japonais en usage localement], avaient organisé des festivités, fabriqué des drapeaux et des fanions aux couleurs de la République de Chine pour l’arrivée des armées nationalistes débarquées à Keelung, tandis que 88 000 insulaires revenaient de l’étranger.
La vue des soldats nationalistes dans leurs uniformes sales et dépenaillés, leurs guêtres défaites, leurs gamelles à l’épaule et marchant en désordre fut une déception pour la population qui pouvait les comparer aux soldats japonais dans leur tenue impeccable et à la discipline de fer. Les spectateurs bienveillants leur trouvèrent des excuses : « Ils doivent être bien fatigués ; c’est pour ça qu’ils marchent en traînant les pieds ! »
Etant donnée l’exubérance avec laquelle les Taiwanais ont tout de même accueilli l’armée nationaliste, la plupart des experts ne croient pas que les différentes expériences de la guerre mondiale aient suffi à nourrir les divergences de clocher ou la nostalgie de l’époque japonaise qui sont apparues par la suite. En fait, le vrai choc est survenu deux ans plus tard, lors des événements du 28 février 1947.
Quelques anciens combattants taiwanais se souviennent encore de ce que leur ont dit les militaires japonais avec qui ils s’étaient retrouvés dans des camps de prisonniers : « Je vous envie, car, que le Japon gagne ou perde, c’est vous qui aurez gagné ! » En fait, une fois revenus chez eux, ces soldats se sont vu reprocher d’avoir « servi l’ennemi » et n’ont jamais partagé les fruits de la victoire. Ceux qui avaient été capturés en Chine alors qu’ils étaient dans les rangs nippons furent immédiatement réincorporés et envoyés se battre contre les communistes. D’autres encore, qui n’avaient pu revenir à Taiwan, furent forcés d’entrer dans les troupes communistes. Il fut ainsi possible pour quelques-uns de servir successivement Hirohito (1901-1989), Tchang Kaï-chek et Mao Zedong [毛澤東] (1893-1976).
Pendant ce temps-là, la population insulaire souffrait des effets de l’inflation, le prix du riz étant multiplié par 400, celui du charbon par 200 et le taux de criminalité par 28. Quant à la corruption, elle était déchaînée.
Après les échauffourées du 28 février 1947 à Taipei, près d’une centaine de personnes avaient été parquées à Keelung, attachées avec du fil de fer barbelé, puis fusillées et jetées à la mer. L’armée se mit ensuite à ratisser les rues. Ceux qui s’étaient proposés de servir d’intermédiaires entre les continentaux et les insulaires furent à leur tour arrêtés, torturés et publiquement exécutés, en masse. La population de Taiwan, qui avait si chaleureusement accueilli le retour de l’autorité chinoise, se mit aussitôt à remettre en question la nature de la « glorieuse rétrocession ».
« S’il n’y avait eu les actes consécutifs au 28 février [1947] ou si les Taiwanais n’avaient été ensuite systématiquement exclus des affaires publiques, ils n’auraient pas eu le sentiment d’avoir toujours été gouvernés par une puissance étrangère », dit l’historien Bo Yang [柏楊].
Selon Nan Fang-shuo, une autre raison aux divisions ethniques est l’arrivée dans cette petite île de deux millions de réfugiés du continent. Leurs actions, qui ont frustré deux générations d’insulaires, ont abouti à un malaise intercommunautaire qui persiste encore de nos jours. Chou Wan-yao assure : « Il nous faut sortir de cette tragédie ; c’est seulement lorsque cet épisode sera entré dans la conscience collective que la population insulaire pourra passer outre. »
Mémoire et histoire
L’histoire naît de la mémoire. Et la mémoire se forme d’une sélection qui est largement contingente de l’environnement. « Sous le régime autoritaire, imposé dès les premiers jours, dit Nan Fang-shuo, la population taiwanaise commença à regretter les bons côtés de l’administration japonaise, et plus le ressentiment [envers le gouvernement nationaliste] s’affirmait, plus la mémoire des faits se déformait. »
Pour Chou Wan-yao, « les contradictions chez les Taiwanais proviennent des différences de mémoires historiques, entre celle vécue et celle enseignée. » Ce qui est remis en cause, c’est le contraste trop marqué entre l’histoire officielle et la mémoire populaire, longtemps refoulée – principalement celle des Taiwanais de souche. Comme Wu Ching-fa le résume : « Le régime nationaliste a imposé une conscience chinoise à la population insulaire. »
Prenons un exemple : pour Wang Chang-chen [楊長鎮], directeur des Affaires culturelles et ethniques au Parti démocrate-progressiste, actuellement au pouvoir, le terme « armistice » décrit la fin des combats. « Même si le terme est l’expression employée par les Japonais pour parler de la fin de la guerre, il a une acception neutre et ne s’applique guère qu’entre belligérants. D’un point de vue humain en effet, qui a jamais gagné dans une guerre ? »
Nan Fang-shuo ne voit pas les choses de la même façon. « Pour les Japonais, dit-il, parler d’armistice revient à refuser leur défaite et à continuer de considérer le conflit sous l’angle de l’agresseur. Or, la victoire contre les Japonais [en Chine] est un fait, la rétrocession de Taiwan à la Chine en est un autre. On ne peut pas changer notre façon d’en parler simplement parce qu’on change de gouvernement ou de mentalité. »
Ces vingt dernières années, au cours de ses recherches sur l’histoire de Taiwan sous les Japonais, Chou Wan-yao s’est entretenue avec des Taiwanais qui ont servi dans l’Armée impériale. « Armistice » lui semble un terme un peu simpliste. Quant à « glorieuse rétrocession », après avoir entendu les victimes de la répression qui a suivi les événements du 28 février 1947, elle trouve que c’est une formule inacceptable. « Sans doute des expressions comme “défaite du Japon” ou “fin de la guerre” sont-elles plus adaptées. »
La guerre de qui ?
« L’histoire implique un processus de sélection de faits qu’on choisit d’oublier ou de garder en mémoire. Lorsqu’un groupe de personnes se met d’accord sur une modification de la mémoire collective, il ne peut pas se contenter, pour y parvenir, d’ajouter de nouveaux faits jugés plus importants, il faut aussi qu’il en ravive d’autres. A Taiwan, la mémoire collective ne s’est pas formée de façon naturelle », dit Chou Wan-yao. C’est peut-être la raison pour laquelle, après la levée de la loi martiale en 1987 et avec l’éveil de la conscience taiwanaise, il a été si facile de réviser l’histoire officielle imposée par le gouvernement nationaliste pendant 40 ans.
Sous la loi martiale, l’histoire enseignée concernait exclusivement celle de la Chine, avec ses luttes internes et externes, mettant en avant les exploits des soldats chinois contre les troupes japonaises. Mais on a adopté un silence absolu sur les plus de 200 000 militaires insulaires qui ont combattu avec les Japonais, dont le fameux bataillon des Takasago – des volontaires aborigènes formosans –, ou bien sur la vie dans la Taiwan occupée des années 1920 à 1945.
« Ils n’ont pas pu parler publiquement de leur expérience. Même leurs enfants et petits-enfants n’osaient le faire de peur d’être méprisés », affirme Cheng Li-ling [鄭麗玲], professeur d’histoire à l’Université nationale de Taipei, dans la capitale.
« Ces soldats sans nation n’avaient personne pour les protéger », dit Liu Feng-sung [劉峰松], directeur de Taiwan historica, qui travaille à l’édification d’un mémorial en leur honneur. Il explique qu’il ne s’agit pas de faire de ces hommes des héros, puisqu’on peut difficilement s’enorgueillir de la gloire d’une armée de conquête, mais simplement de les replacer dans l’histoire de Taiwan sans taire leurs noms.
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« A Taiwan, la Seconde Guerre mondiale n’a jamais été le sujet de débats animés », avoue Yang Chang-chen. La période qui a immédiatement suivi la fin du conflit aurait en fait été le meilleur moment pour la réflexion, la discussion et la formation d’une compréhension collective. Mais pour aider les nouveaux dirigeants à consolider leur pouvoir sur un terrain auparavant administré par l’ennemi, « la mémoire collective insulaire a été complètement effacée, nous n’avons jamais pu nous en forger une ! », se lamente-t-il. Et cela a même emporté les sentiments anticolonialistes !
« L’ancien vocabulaire a pris un coup de vieux, et tout – ce qui aurait dû être oublié et ce qui aurait dû être retenu – s’est échappé de notre mémoire », écrit Chen Chien-wu [陳千武], un poète taiwanais qui a servi dans l’armée japonaise.
« L’histoire moderne de la Chine pendant la guerre contre le Japon a vraiment besoin d’être rafraîchie », assure Lu Fang-sang [呂芳上], de l’Institut d’histoire contemporaine à l’Academia sinica. Pour les historiens, la levée de la loi martiale à Taiwan en 1987 marque une révolution tranquille, autorisant les discussions sur des sujets autrefois tabous et l’accès à certaines archives fondamentales. « A partir du moment où l’histoire moderne chinoise n’est plus aussi explosive, on commence à y voir plus clair », explique Lu Fang-sang.
Jusqu’à quel point pouvons-nous comprendre la guerre avec le Japon ? Hormis les faits canoniques du conflit que l’on trouve dans les manuels, il existe une autre histoire qu’on ne raconte guère : celle des soldats nationalistes qui ont été séparés de leur famille et enrôlés au loin, celle de ces familles qui ont dû choisir la mort dans l’âme qui prendrait place dans le dernier bateau fuyant les communistes et celle de toutes ces familles de militaires qui ont vécu dans des conditions difficiles à Taiwan, après la guerre.
A cela, s’ajoute la conscience d’une « République de Chine » qui perd de son acuité, comme on peut le constater ici ces dernières années, et la montée d’une impression chez les étrangers que ce sont les communistes qui furent la réelle force dans la lutte contre l’envahisseur japonais. Les vétérans qui ont combattu avec acharnement durant 8 ans se sentent en plein désarroi.
« Il nous faut honnêtement revoir le passé pour comprendre sur quoi reposent aujourd’hui nos destinées, affirme Nan Fang-shuo. Grâce à une optique différente, on peut se faire une autre idée du monde, qui modifie complètement ce qu’on a pu puiser pendant 50 ans sous la domination nippone puis pendant 50 autres années durant la Guerre froide. »
Confessions
Dans ses cours d’histoire, Wu Mi-cha explique souvent à ses étudiants que, lorsqu’un jeune homme raconte avec ferveur à une jeune femme l’histoire de sa famille, c’est parce qu’il espère vraiment qu’elle aura envie d’en faire partie.
Les « continentaux » qui ont âprement combattu les Japonais en Chine ne peuvent pas comprendre les sentiments et l’impuissance des Taiwanais qui vécurent sous la domination japonaise. D’une manière similaire, ceux qui ont vécu dans l’île durant les hostilités ne réalisent pas la férocité des combats sur le front en Chine, et ensuite, la profondeur de la blessure laissée chez les « continentaux » par la perte de la guerre civile. Mais, poursuit-il, « si vous n’arrivez pas à comprendre ce que votre interlocuteur a vécu pendant la guerre en Chine, pourquoi attendez-vous de lui qu’il saisisse ce que vous avez traversé sous la domination japonaise ? » Alors que la génération aînée campe sur ses idées préconçues, Wu Mi-cha espère que les jeunes d’aujourd’hui seront capables de se débarrasser des émotions pour regarder l’histoire avec objectivité, engager un vrai dialogue, tolérer les avis contraires, raviver les mémoires, accepter les divergences et, par-dessus tout, s’efforcer de vivre ensemble.
En parlant de la férocité des combats dans la guerre antijaponaise ou des hauts faits d’armes, on ne peut simplement coller une étiquette aux autres en les désignant comme « traîtres à la patrie », « rebelles » ou « bandits maoïstes », si l’on veut bien discerner les multiples facettes de l’histoire complexe de la Chine. Ainsi, entre 1937 et 1945, à côté du gouvernement nationaliste siégeant à Chongqing, dans le Sichuan, d’autres pouvoirs étaient en place : notamment en Mandchourie, celui du Mandchoukouo, celui de la Chine du Nord installé à Pékin et celui de Wang Tsing-wei [汪精衛] (1883-1944) à Nankin, ainsi que celui des communistes à Yan’an, dans le nord du Shaanxi.
D’un autre côté, quand nous considérons avec une certaine nostalgie la propreté, l’ordre, l’instruction universelle et la modernisation qu’ont apportés les Japonais dans l’île, il faut se souvenir de la résistance contre eux, de la barbarie avec laquelle la colonisation a commencé à la fin du XIXe s. et des souffrances laissées par les conquérants, ainsi que de la manière dont les Taiwanais étaient traités, en citoyens de seconde classe. Seule une révision objective de l’histoire peut nous faire connaître les réalités de la colonisation nippone.
Alors que nous versons des larmes sur la tragédie du 28 février 1947, il nous faut aussi prendre en considération les efforts positifs de la reconstruction de Taiwan déployés par Chiang Ching-kuo [蔣經國] (1910-1988) et d’autres personnalités nationalistes.
De même, plutôt que de se polariser en deux factions et s’injuriant l’une l’autre, il vaudrait mieux se rappeler que les deux parties ont été complètement bouleversées par la guerre, n’espérant alors que survivre jusqu’à ce que la paix revienne. Bien que l’histoire se peigne souvent avec de grosses giclées de noir et de blanc, tous les espaces intermédiaires sont profondément teintés de gris. Wu Mi-cha dodeline de la tête en pensant à ces 60 ans années infructueuses marquées par la suspicion entre les communautés : « A Taiwan, les contradictions sont tenaces. Ne parlons même pas de réconciliation ou de fin de la guerre. Je crains qu’il ne soit impossible avant longtemps de tenir un dialogue positif. »
Les recherches et les discussions sur le sujet sont rares, aussi les politiques sont vite enclines à altérer les faits historiques. La population, quant à elle, avec les émotions de laquelle on joue constamment, est devenue une pâture sur ce champ de bataille qu’est la mémoire. ■
Cet article est le premier d’une série consacrée à la Seconde Guerre mondiale. Dans le numéro de novembre, un vétéran raconte « sa » guerre sur le front indonésien, dans l’armée nippone.