06/05/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

De la langue à l'identité

01/02/2005
Temi Tseng au milieu de ses élèves.
Après avoir ramassé les élèves à la tombée de la nuit, le bus qui a traversé Chingliu s'arrête. Il dépose les enfants devant un bâtiment d'un étage. Ceux qui habitent plus près sont venus à pied. Aujourd'hui c'est mercredi, le jour de la classe de langue seediq.

« Le premier jour de classe, cet enfant m'a dit pourquoi il était venu , raconte Temi Nawi Tseng [曾瑞琳] en montrant l'un de ses élèves. Il voulait parler avec ses grands-parents dont c'est la seule langue. Alors, il l'a apprise. »

Les Seediq sont un sous-groupe des Atayal, l'une des douze tribus aborigènes de Taiwan, dont ils sont culturellement très proches - vêtements, coutumes...-, mais ils parlent une langue différente.

Avec 64 000 membres, les Atayal forment la deuxième communauté aborigène dans l'île. Parmi eux, les Seediq, au nombre d'une trentaine de milliers, selon Temi Tseng, ne sont pas officiellement reconnus comme un peuple distinct.

En écoutant le jeu des questions-réponses auquel se livrent l'enseignante et ses élèves, il est difficile de ne pas noter l'importance de la préservation de la mémoire collective des Seediq. Un événement particulier dans l'histoire de ce peuple illustre parfaitement ceci. Il s'agit de la révolte de Wushe, en octobre 1930, qui a vu le soulèvement d'un clan du centre de l'île contre les Japonais qui administraient alors Taiwan. Le massacre initial de quelques dizaines de soldats et fonctionnaires japonais par les guerriers seediq fut suivi, en représailles, par un massacre encore bien plus terrible de plusieurs centaines de membres du clan. Les quelque 300 personnes qui en réchappèrent furent chassées de leurs terres traditionnelles et contraintes de se réinstaller dans ce qui est aujourd'hui devenu le village de Chingliu.

« A l'époque, il nous était interdit de parler notre langue maternelle en public » , souligne Temi Tseng dont le père avait rejoint la rébellion à l'âge de 15 ans. Il ne faut pas non plus oublier que les aborigènes étaient habitués à se battre : ils l'avaient fait depuis des siècles pour se protéger des immigrants chinois qui empiétaient toujours de plus en plus sur leurs terres traditionnelles.

Comme minorité, ils continuèrent d'être brimés après que Taiwan fut reprise par les Chinois et que le gouvernement Kuomintang s'y fut replié. La politique nationaliste de Tchang Kaï-chek [蔣介石] pour promouvoir la « langue nationale », le mandarin, ne fit que maintenir plus longtemps cette interdiction.

Temi Tseng, elle-même, bien qu'ayant vécu dans un environnement où le seediq était parlé au quotidien, souffrit de cette hégémonie du mandarin. Pour les besoins de sa scolarité, elle quitta ses montagnes natales pour rejoindre une ville dans laquelle pratiquement personne ne parlait sa langue maternelle. Au fur et à mesure, elle en perdit l'usage. « A chaque retour en vacances chez moi, je me heurtais à des difficultés de plus en plus grandes pour converser en seediq avec mes parents, reconnaît-elle. Cela devenait très pénible. »

A l'époque, la grande majorité des aborigènes taiwanais ne parlaient plus leur langue en public, parce qu'ils se sentaient honteux de leurs origines. C'est cette disparition progressive d'une culture mais aussi d'un peuple dont les jeunes sombraient dans l'alcool et la violence qui la fit réagir il y a une quinzaine d'années.

Elle décida que l'éducation serait son objectif, car celle-ci donne à ceux qui la reçoivent le moyen de maîtriser leur avenir. Avec le soutien de l'église catholique, puisqu'elle était nonne à ce moment-là, elle accomplit un formidable travail social durant 25 ans. Elle se lança ensuite dans l'hébergement des étudiants aborigènes à Puli. Cette ville, la plus importante du centre de Taiwan, sert toujours de plaque tournante pour les gens des montagnes qui l'entourent.

De la langue à l'identité

Un cours pour réapprendre aux femmes seediq les arts traditionnels de leur tribu.

C'est cependant l'enseignement de la langue qui correspond le plus au sens de la mission qu'elle s'est fixée. C'est ainsi qu'elle a commencé à offrir des cours du soir pour les aborigènes désireux d'apprendre la langue de leurs ancêtres. Mais son uvre au service des siens ne s'arrête pas là. Temi Tseng a réappris aux femmes seediq les techniques de tissage traditionnelles qui avaient fait la renommée de leur tribu, le but étant de préserver un pan important de l'héritage des Seediq et des Atayal mais aussi de donner un moyen aux femmes de la tribu d'améliorer leur sort et celui de leur famille en vendant leur production.

Une autre tâche qu'elle s'est donnée a été de contribuer à la promotion de l'utilisation de l'alphabet latin pour transcrire la langue seediq afin de conserver par écrit le patrimoine culturel des siens. Pendant des années, elle s'est livrée à des études sur le terrain dans les montagnes centrales et orientales de l'île, se rendant partout auprès des anciens pour les interviewer. Grâce à cette détermination, elle en est venue à réunir une masse d'informations sur son peuple et sa façon de construire les maisons, de pratiquer l'agriculture, d'élever les animaux, de tisser... Elle en a aussi appris beaucoup sur les légendes et l'histoire de la tribu.

Elle vient de terminer la rédaction d'une méthode en cinq volumes pour l'apprentissage du seediq. Doctorante à l'université nationale Cheng Chi, à Taipei, elle est d'ailleurs l'une des rares à pouvoir enseigner le seediq à l'université. Elle va et vient entre Taipei et ses chères montagnes depuis huit ans - un trajet qui peut prendre 5 h dans un sens - pour apprendre aux étudiants d'ethnologie de Cheng Chi la langue de ses ancêtres.

Elle est consciente des enjeux pour son peuple : s'ils oublient comment parler leur propre langue, explique-t-elle, ils ne pourront restaurer la confiance en eux-mêmes ou le respect de leurs origines aborigènes.

Temi Tseng se bat depuis longtemps pour promouvoir la culture de son peuple, et les Taiwanais dans leur ensemble commencent seulement à prendre conscience de la situation des aborigènes. C'est ainsi que son programme de classe du soir a finalement obtenu le soutien financier du ministère des Affaires aborigènes. Elle n'est d'ailleurs pas la seule à bénéficier d'une aide publique, puisque le ministère subventionne également dans toute l'île une quarantaine d'autres classes d'apprentissage des langues aborigènes, beaucoup étant organisées à l'initiative des paroisses catholiques.

Grâce au lancement en 2001 d'un programme national d'enseignement des langues locales, l'atayal et le seediq, comme les autres langues aborigènes, peuvent désormais être étudiés à l'école élémentaire. Il y a quatre ans également, un diplôme national d'enseignement des langues aborigènes voyait le jour. Depuis, plus de 5 000 personnes ont passé les épreuves avec succès, obtenant du même coup le droit d'enseigner la langue qu'ils ont choisie. Quatre de ces diplômés enseignent d'ailleurs à l'école Huchu qui compte 134 élèves et que fréquentent les enfants de Chingliu et des environs.

L'un de ces enseignants, Pawan Dakis [邱宏水], reconnaît pourtant que le succès n'est pas toujours au rendez-vous. La première raison qu'il invoque est le temps trop court réservé à sa discipline - 40 mn une fois par semaine. Ensuite, il y a d'autres facteurs qui influencent considérablement la connaissance du seediq, comme le fait pour 15% des enfants de vivre aux côtés de leurs grands-parents. Ceux-là le parlent couramment, explique-t-il, constatant que pour les autres en revanche, les occasions de pratiquer se font rares.

Et puis les parents ont leurs propres préoccupations. Ne pas vouloir surcharger de travail leurs enfants en est une qui revient souvent. « C'est bien si mes enfants veulent apprendre le seediq, dit Huang Mei-lan [黃美蘭], une mère aborigène qui a trois enfants scolarisés. Mais je ne vois pas non plus d'inconvénient à ce qu'ils ne le fassent pas. Les enfants ont tant de choses à apprendre à l'école aujourd'hui ; ils ont tant de pressions. »

Pour autant, certains changements anticipés pourraient inciter les parents à revoir leur attitude. En effet, le ministère de l'Education prévoit en 2007 de tester les capacités des enfants aborigènes dans leur langue d'origine. Ceux qui obtiendraient de bons résultats dans le cadre de cette épreuve pourraient les faire valoir dans le calcul de la note finale de l'examen d'entrée au lycée ou à l'université. Ce système remplacerait l'actuel qui donne aux étudiants aborigènes un accès privilégié aux écoles supérieures et universités sans avoir à passer le test commun d'aptitude au mandarin.

Le combat pour la préservation de la langue seediq est loin d'être fini. Temi Tseng envisage de créer un centre culturel et artistique. Pour y parvenir, elle est prête à donner des terres qui lui appartiennent près de Chingliu. Elle espère aussi que les Seediq obtiendront la consécration tant attendue en devenant la 13e tribu aborigène officiellement reconnue à Taiwan. ■

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