>> Bob Yeh s’est fait connaître dans l’île en popularisant le thé froid en canette. Cette année, il s’attaque au marché européen en surfant sur la vague zen
Au début de l’été dernier, les Parisiens ont vu apparaître sur les rayonnages de leurs grands magasins d’élégantes bouteilles de thé parfumé importées de Taiwan. Lao Tsu Say [葉兩傳], le nouveau bébé de Bob Yeh, est aussi commercialisé en Angleterre et aux Pays-Bas.
« Avec Lao Tsu Say, nous avons tout pour réussir : le savoir-faire, un thé taiwanais de qualité, pas d’additif, très peu de sucre, et une fondation spirituelle. »
A Taiwan, dans le business de la boisson, tout le monde connaît Bob Yeh et ses longs cheveux décolorés qui le font plus ressembler à un fils de pub qu’à un marchand de sodas (c’est lui qui a importé à Taiwan Virgin Cola et Orangina). Et pourtant ce n’est pas à son look de rocker qu’il doit sa célébrité. Bob Yeh se proclame avec raison l’auteur d’une révolution culturelle : le thé glacé en bouteille.
C’est en 1985 qu’il fait une entrée fracassante dans le monde de l’agroalimentaire taiwanais avec un thé oolong en canette, commercialisé sous la marque Kaihsi. Il raconte avec verve sa saga personnelle.
Chimiste de formation et amateur de thé, il réfléchit dès 1980 aux raisons de la stagnation sur le marché mondial d’une boisson qui a pourtant des millénaires d’histoire. Il raisonne alors à partir des cinq éléments naturels qui sont à la base de pratiquement toutes nos boissons : l’eau, les fruits, le lait, le café et le thé. Et il s’aperçoit que tous représentent un énorme marché, sauf le thé. La première raison à cela est que les Chinois évitent les boissons froides, largement déconseillées par la médecine chinoise. La seconde, dit-il, est que les Chinois n’avaient rien changé à leur façon de préparer et de boire leur boisson fétiche, contrairement aux Italiens et aux Français qui avaient su réinventer la leur, le café.
Le thé froid en bouteille existait déjà au Japon mais, dit-il, le produit était de qualité moyenne. « Je me suis dit que si j’arrivais à transformer le thé froid en une boisson de qualité, avec un conditionnement et une politique marketing adaptés, le marché serait immédiatement beaucoup plus vaste. »
Les néo-consommateurs
C’est alors que commence l’aventure Kaihsi. Le succès est immédiat : les Taiwanais, surtout chez les jeunes qui sont déjà habitués aux sodas glacés. Très vite, la société engrange des millions.
En fait, il a fallu la conjonction de plusieurs éléments pour que la recette prenne sur le marché taiwanais, dont l’évolution des habitudes de consommation, avec l’apparition des chaînes de magasins de proximité (7-Eleven a ouvert son premier magasin ici en 1980) et des hypermarchés (Carrefour est présent dans l’île depuis la fin des années 80).
Il y a aussi à prendre en compte le fait que les Taiwanais commencent à s’interroger sur leur physique et leur santé, à faire du sport. Depuis le début des années 90, le thé, les eaux minérales et les jus de fruits ont la cote, alors que les boissons gazeuses perdent de leur attrait.
Sur le plan identitaire, observe Bob Yeh, les Taiwanais sont pris entre leur désir de retour à la tradition et l’envie de modernité. « C’est à ce moment-là que j’ai lancé l’expression "XinXin Renlei [新新人類]”, les “neopeople” pour une campagne publicitaire. Même [l’ancien président de la République] Lee Teng-hui s’en est inspiré, et tout le monde a repris l’idée. »
Mais voilà, au bout de quelques années, le succès a entraîné des désaccords sur la stratégie à suivre avec son associé. Voyant la société péricliter et Kaihsi perdre du terrain, Bob Yeh a fini par prendre le large et monter sa propre affaire.
Guerre du froid
Vingt ans après la « révolution » du thé froid, le marché des boissons au thé est à Taiwan de 15 milliards de dollars taiwanais, évalue-t-il, soit deux fois celui de tous les autres softdrinks — Coca-Cola, Hey Song, etc. — avec 8 milliards. Mais le terrain est occupé par de grosses sociétés auxquelles Bob Yeh trouve plus prudent de ne pas se frotter, comme Ten Ren, leader ici sur le segment du thé au détail, qui s’est associé à Coca-Cola justement pour commercialiser toute une gamme de thés en bouteille.
Rappelons aussi que 7-Eleven est une filiale du géant de l’agroalimentaire taiwanais President, lui-même producteur… de boissons au thé, entre autres. President a donc les moyens de verrouiller le marché aux nouveaux entrants en refusant de les distribuer.
Quant au marché chinois, déjà bien occupé par Ten Ren encore, l’entrepreneur n’y songe pas. Il y a cinq ans, persuadé qu’il peut prendre un nouveau départ en exportant vers l’Europe, Bob Yeh commence à démarcher les marchands d’eau minérale et de bière, sans succès. Le moment n’était pas encore venu.

Des bouteilles de Lao Tsu Say en vente chez Harrod’s, à Londres. Laozi aurait-il apprécié de boire son thé froid ?
L’entrepreneur reprend ses cartons et réfléchit au problème. « J’ai compris que pour qu’il sorte du lot, il fallait que je donne à mon produit une touche extrême-orientale, et que je lui associe une icône facilement reconnaissable pour les Européens. »
Et c’est le personnage de Laozi qui s’est imposé tout naturellement. « Les Français disent tout le temps “c’est très zen”, sans savoir que le zen — ou chan — est une philosophie qui vient de Chine. En ce moment, ils sont en train de passer du concept de zen à celui de taoïsme : le feng shui est très à la mode. »
Il est vrai que l’Asie est souvent une mine d’idées nouvelles pour les tendanceurs des grandes multinationales.
Bob Yeh est tellement dans le vent qu’il se fait presque doubler par Carlsberg qui met en rayon un energy drink baptisé Tao, avec pour slogan, «Be free as Laozi ». « J’avais déjà déposé ma propre marque, mais j’ai renoncé à les attaquer en justice. Laozi est à tout le monde. »
Sûr d’avoir l’avantage de l’expérience, Bob Yeh ronge son frein et peaufine son produit. Pour plaire aux Européens, son thé sera vert et parfumé. « En ce moment, le thé vert est très in, on en met dans les cosmétiques, dans la nourriture bio, etc. Et comme je suis un amateur de cuisines étrangères, j’ai eu l’idée d’y ajouter des saveurs que les Européens connaissent bien comme le jasmin et la menthe poivrée. Ici, ça ne pourrait pas marcher parce que les Chinois pensent que la menthe n’est pas bonne pour leur virilité… »
Son produit une fois mis au point, il l’a présenté à deux foires internationales, le SIAL à Paris et l’ANUGA à Cologne, où il a fait sensation et trouvé des distributeurs.
« J’entre sur le marché avec un prix très élevé, dit-il. Je veux que mon produit devienne le Vuitton de la boisson sucrée. » Bob Yeh est sûr de lui. « Si j’arrive à prendre 3% du marché des boissons conditionnées vendues par Lipton et Nestlé en Europe, je ferai davantage de chiffre d’affaires que President ici. C’est à ma portée, puisque j’ai réussi à prendre à Coca-Cola 10% de ses parts de marché à Taiwan, grâce à Virgin Cola. »
La concurrence se laissera-t-elle faire ? « Ils me regardent du coin de l’œil, éclate de rire l’entrepreneur. Si je grossis trop, ils essaieront de m’écraser comme un cafard ! Mais pour l’instant, je suis trop petit pour les inquiéter. » ■