>> Les Chinois ont émigré partout dans le monde, souvent très tôt. A la Réunion, leur présence remonte à plus de 150 ans. Qui étaient les premiers immigrants et comment vivent aujourd’hui leurs descendants dans cette île française de l’océan Indien ?
Située dans le sud-ouest de l’océan Indien, à quelque 800 km de Madagascar et à environ 200 km de l’île Maurice, l’île tropicale de la Réunion est restée inhabitée jusqu’au XVIIes. Si son peuplement a des origines géographiques et ethniques diverses, on sait que les Chinois y sont arrivés il y a plus de 150 ans.
Un siècle et demi d’histoire
Les premiers venus, entre 1844 et 1901, étaient des coolies recrutés par les grands propriétaires et planteurs de l’île pour effectuer des travaux agricoles. Ces travailleurs chinois, appelés les « engagés », ont débarqué munis d’un contrat de travail à durée déterminée, éventuellement renouvelable. La plupart d’entre eux étaient originaires de la province continentale du Fujian. Certains venaient du Guandong ou de la péninsule malaise et des îles environnantes - Singapour, Penang, etc.
Probablement choisis avec peu de soin, les engagés ne donnèrent pas satisfaction sur le plan de leur conduite et du travail. Aussi, d’après les études effectuées par de La Barre, leurs effectifs diminuèrent régulièrement de 1848 à 1860. Les grandes exploitations agricoles poursuivirent néanmoins les recrutements, en accordant plus d’attention à la qualité de la main-d’œuvre.
En octobre 1901, débarqua l’ultime contingent de 808 engagés, voyageant à bord du navire L’Erica. Ces derniers, des Chinois du Fujian, eurent des rapports difficiles avec leurs patrons planteurs, à tel point que des mutineries éclatèrent dans les établissements sucriers. En 1908, la plupart de ces hommes avaient été rapatriés.
Les quelques engagés qui avaient choisi de rester dans l’île n’ont pas suffi à assurer la formation d’une communauté à part, leurs descendants ne représentant qu’une infime fraction de la population chinoise actuelle. Les deux derniers sont morts à la fin des années 1960, et il n’y a plus que quelques personnes âgées pour se souvenir encore des engagés fujianois.
L’autre catégorie a été composée d’immigrants volontaires appelés aussi « passagers libres d’engagement » qui ont débarqué dans l’île de la Réunion à partir de 1862. Contrairement aux engagés, ils arrivaient sans contrat de travail. Aussi, dès leur descente de bateau, entamaient-ils les démarches pour obtenir un emploi, quel qu’il soit. Les immigrants libres, venus de plusieurs localités de la province du Guangdong, formaient deux groupes ethnolinguistiques bien distincts, d’une part, les Cantonais et, d’autre part, les Hakkas originaires de la région de Meixian, puis, quelques années plus tard, des possessions françaises du Sud-Est asiatique.
On ne dispose pas, sur une longue période, de statistiques officielles concernant ces immigrants libres, mais on sait que les vagues qui se sont succédé ont été relativement modestes, leur nombre augmentant sensiblement entre les deux guerres.
La croissance par les naissances
L’arrêt de l’immigration chinoise, à partir de 1950, a amorcé l’augmentation démographique de la communauté par le biais des naissances. Les habitants d’origine chinoise représentent aujourd’hui 5% de la population totale de la Réunion évaluée, en 1999, à 750 000 personnes environ.
Les recensements selon des critères ethniques étant interdits, il est difficile de connaître le nombre exact de Réunionnais d’origine chinoise, tout comme il y a impossibilité de savoir celui des métis chinois. On ne dispose que d’évaluations plus ou moins précises portant la communauté chinoise à plus de 25 000 individus.
Formant une minorité au sein de la société pluriethnique réunionnaise, ceux-ci sont dans leur immense majorité des citoyens français et participent intégralement à la vie sociale, culturelle, politique et économique de l’île. La population chinoise actuelle est presque exclusivement composée des générations nées sur place, à la Réunion, auxquels s’ajoutent quelques survivants de la génération des premiers immigrants.
Les Hakka et les Cantonais constituent les composantes les plus importantes de cette communauté, la répartition numérique Hakka/Cantonais étant sensiblement équivalente. Il convient de leur ajouter les descendants des immigrants engagés venus du Fujian, peu nombreux, et un nombre restreint de Chinois provenant de pays divers (Chine populaire et île Maurice principalement mais aussi Hongkong, Taiwan, Madagascar ou la France) venus rejoindre de la famille ou pour une tout autre raison.
Le commerce surtout
Si les immigrants chinois ont travaillé dans plusieurs secteurs d’activité, c’est dans le commerce qu’ils ont le mieux réussi. Jusqu’à la fin des années 1970, le commerce était pour eux une activité importante. A force de travail, certains sont parvenus à des positions élevées tandis que la plupart avaient un niveau de vie situé dans la moyenne.
Depuis, la situation a encore évolué, et les Chinois ont élargi leur champ professionnel. Beaucoup ont réussi une ascension sociale rapide et possèdent ou dirigent de nombreuses affaires comme des station-service, des restaurants, des hôtels, des quincailleries, des libre-service, etc.
Sur le plan de l’insertion professionnelle et économique, il est admis que le bilan concernant la population chinoise est positif et que les membres de cette communauté constituent une force économique. Leur importante contribution à la vie économique de la Réunion a marqué la communauté et la fait percevoir comme un modèle d’intégration.
L’opinion répandue chez les Chinois est qu’ils forment une communauté d’acteurs économiques particulièrement dynamiques au sein de la société réunionnaise. D’aucuns affirment qu’ils sont devenus « incontournables » dans l’économie locale grâce à leur avancement à des positions enviables dans des secteurs tels que la grande distribution, l’industrie agroalimentaire, etc.
Il est certain que cette réussite socioprofessionnelle favorise la promotion scolaire des jeunes Chinois et a également des effets bénéfiques sur le logement, la santé et l’identité ethnique.
Toutefois, il convient de nuancer le bilan. Le chômage touche de plus en plus la communauté chinoise, en cette période de crise, les diplômés de l’enseignement supérieur en étant souvent les victimes. Certains doivent recourir à l’émigration vers la métropole pour trouver un emploi. On remarque aussi que, dans plusieurs secteurs de la vie économique, cette communauté joue un rôle moins actif qu’il y a seulement une quinzaine d’années.
Les Réunionnais d’origine chinoise pensent constituer une minorité prospère. Un autre sentiment répandu est que leur ascension sociale s’est faite rapidement et que cette réussite a affaibli les liens traditionnels de solidarité qui existaient au sein de la communauté, d’autant plus facilement que les plus nécessiteux peuvent se reposer sur l’aide de l’Etat (allocation-chômage, etc.). A l’avenir, on risque cependant d’assister à un recul ou une stagnation de l’avancée professionnelle des jeunes générations.
Les progrès de l’intégration
Sur le plan culturel, la communauté chinoise, qui totalise plus d’un siècle et demi de présence dans l’île, a perdu bon nombre de ses particularités. Il est patent que ses membres ont abandonné la plus grande part de leurs traditions, pour n’en conserver que des bribes. La perte de la culture chinoise se traduit notamment par le déclin très important de l’usage des dialectes chinois, l’abandon des religions chinoises et des coutumes ancestrales. La population chinoise actuelle, sous l’influence de la société réunionnaise, a largement adopté les éléments du mode de vie local.
L’assimilation qui a commencé par le recul des dialectes hakka et cantonais ne s’est pas produite seulement sur le plan linguistique. Elle résulte aussi du métissage avec la population réunionnaise, ce facteur renforçant l’intégration en général, en poussant à la rencontre avec les autres communautés de l’île, ce qui a pu aussi parfois susciter des conflits.
La faculté d’assimilation des Chinois dans la société réunionnaise se mesure aussi au taux élevé de mariages mixtes, malgré les obstacles liés en particulier aux préjugés raciaux et aux différences socioculturelles. Le déséquilibre initial de la communauté d’origine chinoise caractérisée par un déficit très important de l’élément féminin a contraint les hommes à s’unir avec des femmes d’autres groupes ethniques. Les premières générations de métis sino-réunionnais sont le fruit de ces unions.
La régularisation du ratio hommes-femmes qui s’est produite par la suite a eu pour effet de limiter la tendance aux unions exogames. A l’opposé, c’est désormais davantage par les femmes que la communauté chinoise réunionnaise poursuit son métissage. Le phénomène semble s’accélérer depuis quelques dizaines d’années. Le progrès du niveau d’éducation, la transformation des mentalités, l’adhésion aux normes et aux valeurs de la société réunionnaise, ainsi que la diffusion de l’esprit de modernité, figurent parmi les facteurs explicatifs de cette évolution.
Le métissage inévitable
Le métissage apparaît comme un des fondements de l’assimilation. Le mariage mixte éloigne souvent chacun des partenaires de son groupe d’origine et, dans ce cas, la conservation des traditions est plus difficile. Les enfants acquièrent en général des traditions mêlées qui empruntent leurs origines aussi bien du côté paternel que du côté maternel. Le métissage est un trait constant de la société pluriethnique réunionnaise. Grâce à lui, les traditions se rencontrent et se mélangent dans des proportions variant selon les individus, mais constituant toujours un facteur très important d’assimilation qui n’a pas encore fini de produire ses effets.
L’interaction de populations d’origines ethniques différentes a rendu le métissage possible et même inévitable. La Réunion est une société créole et sa population constitue une mosaïque où se côtoient dans une relative harmonie des Blancs, immigrants de longue date ou plus récents (Zoreils), des Noirs d’origine africaine ( Cafres) et des Malgaches, des Indiens dravidiens d’origine tamoule ( Malbars), des Indiens musulmans appelés Z’arabes en raison de leur appartenance à l’islam, des Comoriens, de nombreux métis et enfin des Chinois.
Les langues, les croyances
La pression assimilatrice de la société réunionnaise a amené les Chinois à rompre avec leurs traditions linguistiques. Si, dans le passé, la population chinoise a été divisée par l’emploi de différents dialectes chinois, de nos jours les Chinois de la Réunion utilisent principalement le créole, qui est la langue régionale, ou le français, la langue officielle et administrative, comme moyens de communication.
D’autre part, le christianisme a eu raison des croyances bouddhiques et taoïstes traditionnelles de la communauté chinoise. La grande majorité des Réunionnais est de religion catholique. Le christianisme, par le biais du catholicisme, s’est imposé et a été accepté par les Chinois de la Réunion. Des interférences se produisent entre le catholicisme et les traditions ancestrales.
En effet, certaines croyances se sont tout de même perpétuées, et des coutumes considérées par les Chinois comme des repères traditionnels se sont mélangées et juxtaposées à la pratique de la religion chrétienne. L’Eglise catholique tolère ces manifestations folkloriques et cette expression d’une identité culturelle chinoise, que ce soit par la langue, par les rites ancestraux ou autres, tant qu’elles ne portent pas atteinte aux fondements de la foi chrétienne.
Les Chinois des Mascareignes
Si l’on met en parallèle la situation de la communauté chinoise de la Réunion avec celle des autres pays où la diaspora s’est installée, on peut noter des constantes mais aussi quelques différences. Le degré d’intégration culturelle des Chinois d’outre-mer dans leur pays de résidence est largement fonction des régimes politiques ou des législations sur place à l’égard des minorités ethniques.
En se livrant à une comparaison plus détaillée avec les communautés chinoises des pays de la zone des Mascareignes, il semble, à première vue, que les Chinois de l’île Maurice et de Madagascar soient moins bien assimilés.
Dans cet ordre d’idée, on peut signaler pêle-mêle quelques traits distinctifs : à l’île Maurice, les Chinois ont encore recours à la médecine traditionnelle chinoise ; à Madagascar, le système des « congrégations » * est toujours en vigueur ; en Afrique du Sud, la communauté, plus structurée, a dû s’adapter à un contexte social influencé par l’apartheid jusque dans les années 1990.
La survie des traditions
Comme le souvenir des traditions est en train de disparaître avec les derniers survivants de la génération des immigrants « historiques », la communauté attend qu’une nouvelle vague d’immigration apporte un second souffle à la culture ancestrale.
D’ici là, les Chinois de la Réunion tentent de réinventer leurs traditions. La communauté ayant besoin de repères spatio-temporels, elle s’est dotée de lieux de mémoire. En 1996, des travaux ont été engagés pour faire renaître de ses ruines l’ancienne école franco-chinoise de la rue de La Bourdonnais, à Saint-Denis.
Depuis février 1998, on projette la construction d’un nouveau temple chinois à Saint-André et, comme la mémoire collective des Chinois de la Réunion a également besoin de célébrations, on a aussi relancé les rites pour la fête de Guandi, la divinité taoïste.
Il est clair que la communauté attend désormais des nouveaux immigrants qu’ils apportent un second souffle à la culture ancestrale. Ils ne pourront en tout cas pas l’arracher au courant de l’assimilation. ■
*Le système des congrégations : il existe à Madagascar des chefs qui représentent la communauté chinoise dans certains districts.