14/03/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Madame Chiang Kai-Shek, une femme au service de la Chine

01/10/2008
Chiang Kai-shek et Mayling Soong dans les jardins de leur résidence officielle, à Taipei.

Mayling Soong [蔣宋美齡] (Song Meiling), née à Shanghai en 1898 et décédée à New York dans sa 106e année, est souvent réduite à son rôle d’épouse de Chiang Kai-shek [蔣介石], avec qui elle se maria le 1er décembre 1927 et auquel elle servit de secrétaire et d’interprète – éduquée aux Etats-Unis de 1907 à 1917, Madame Chiang s’exprimait couramment en anglais et, ce qu’on ignore généralement, maîtrisait aussi le français qu’elle avait étudié à Wellesley. C’est effectivement sous le nom de Madame Chiang Kai-shek que cette femme extraordinaire est passée à la postérité, mais cette association étroite au Généralissime ne saurait faire oublier que Mayling Soong, issue d’une famille prestigieuse (sa sœur aînée, Ching-ling [慶齡], épousa Sun Yat-sen [孫逸仙]), avait sa propre personnalité, menait sa propre existence et mérite sa propre place dans les livres d’Histoire. Un expert ne s’y est d’ailleurs pas trompé : Richard Nixon. Alors vice-président des Etats-Unis, celui-ci visita Taipei en novembre 1953. Il fut frappé par l’intelligence et la détermination de Chiang Kai-shek, mais c’est Madame Chiang, qui traduisit la majeure partie des sept heures d’entretiens, qui l’impressionna surtout. Elle « était bien plus que l’interprète de son mari », dira-t-il dans un livre de souvenirs, Leaders, en déplorant qu’on dénigre généralement les épouses des dirigeants « en ignorant le rôle qu’elles jouent souvent dans la coulisse, mais aussi en sous-estimant leurs qualités et leur personnalité ». « Je crois que l’intelligence, la force persuasive et l’énergie morale de Madame Chiang, conclura-t-il, auraient pu faire d’elle un grand dirigeant à part entière ».

Il est significatif que Mayling Soong ait rempli sa plus importante mission et connu son heure de gloire alors qu’elle était loin de son mari : lors de son voyage hautement médiatique aux Etats-Unis en 1943. Venue se faire soigner à New York pour de multiples problèmes de santé qui avaient fait craindre pour sa vie, Madame Chiang avait laissé le Généralissime dans sa capitale de guerre, Chongqing (Chungking). Elle profita de son séjour de plusieurs mois en Amérique pour y sensibiliser la classe politique et l’opinion publique aux besoins de la Chine qui résistait désespérément à l’envahisseur japonais. Elle séjourna à la Maison-Blanche et eut de longues discussions avec Franklin Roosevelt, ses conseillers et les membres de son cabinet. Elle prononça, le 18 février 1943, un discours historique devant le Congrès que la presse salua de façon dithyrambique. Elle s’embarqua ensuite, contre l’avis de ses médecins qui ne l’estimaient nullement rétablie, dans une tournée qui l’emmena à New York, Boston, Chicago, San Francisco, Los Angeles, Ottawa et Atlanta, où des foules considérables l’acclamèrent à chaque fois ; à Los Angeles, c’est tout Hollywood qui l’honora en montant un spectacle célébrant les mérites de la Chine nationaliste. Certes, c’est parce qu’elle était Madame Chiang Kai-shek que Mayling Soong fut traitée avec tous les honneurs et qu’elle capta tous les regards, mais c’est parce qu’elle était personnellement douée qu’elle séduisit les médias et rallia les soutiens. Son seul nom d’épouse n’aurait pas suffi à Madame Chiang pour devenir du jour au lendemain, aux yeux des Américains, une star volontiers comparée à Jeanne d’Arc et fréquemment identifiée à la Chine elle-même, a fortiori à une époque où, déjà, Chiang Kai-shek était critiqué pour son autoritarisme et la corruption de son régime.

Madame Chiang est invitée à prononcer un discours au Congrès américain en 1943. Elle sera chaleureusement applaudie par des membres du Congrès.

Ses talents de diplomate et de propagandiste exercés au nom de la Chine en guerre, Mayling Soong en donna la pleine mesure à la Conférence du Caire de novembre 1943. Sa présence au seul sommet interallié auquel participera Chiang Kai-shek étonna les contemporains pour deux raisons au moins : elle était la seule Première Dame présente (Eleanor Roosevelt en nourrira quelque jalousie) et le ministre chinois des Affaires étrangères, T.V. Soong [宋子文](le propre frère de Madame Chiang), était, quant à lui, absent. Si Madame Chiang posa joyeusement aux côtés de Winston Churchill, de Franklin Roosevelt et de son mari sur une photo célèbre (qui immortalisa sans doute l’apothéose de sa vie publique), elle n’était pas venue au Caire faire de la figuration. Lord Alanbrooke, le principal conseiller militaire de Winston Churchill, fulminera en la voyant bousculer l’agenda pour y imposer la Chine en bonne place, alors que Londres aurait préféré qu’on parlât surtout du théâtre européen. Il n’aura pas de mots assez durs, dans ses Mémoires, pour fustiger ce « personnage bizarre chez qui le sexe et la politique semblaient prédominer, les deux étant utilisés indifféremment, ensemble ou séparément, pour parvenir à ses fins ». Il lui reconnaîtra pourtant « beaucoup de grâce et de charme », surtout « lorsqu’en un moment critique, sa robe chinoise se fendit jusqu’en haut de la cuisse et révéla une des jambes les mieux galbées qui soient »…

 

 

 

 

 

 

On a souvent minimisé les bénéfices que la Chine retira de sa participation à la Conférence du Caire. Il est une retombée, pourtant, qui aura de grandes conséquences pour Chiang Kai-shek et la Chine nationaliste qu’il incarnait. C’est au Caire que fut entériné et acté le principe d’une rétrocession de Taiwan (occupée par le Japon depuis 1895) à la République de Chine après la défaite escomptée de l’Empire du Soleil levant et, s’il en fut ainsi, c’est parce que Madame Chiang en avait convaincu Roosevelt lors de leurs conversations à la Maison-Blanche en 1943.

En 1956, Richard Nixon, alors vice-président des Etats-Unis, effectue une visite officielle en République de Chine.

Toutes les missions diplomatiques de Mayling Soong ne furent pas couronnées de succès. Son échec le plus cuisant fut sans conteste la mission de la dernière chance qu’elle tenta en décembre 1948 auprès du président Harry Truman. Le régime nationaliste était alors sur le point de s’effondrer et seule une aide économique et militaire massive aurait peut-être encore pu le sauver. C’est du moins ce qu’on pensait à Nankin et, si la correspondance de l’ambassadeur américain John Leighton Stuart nous apprend que Chiang lui-même ne se berçait plus guère d’illusions sur la volonté de Washington de le secourir, son épouse, par contre, croyait encore possible de renverser le cours de l’Histoire. Logée chez son vieil ami le général George Marshall, Madame Chiang dut patienter dix jours avant d’être reçue à la Maison-Blanche et l’entrevue, devant une tasse de thé, ne déboucha sur rien. Des voix s’élèveront pour dénoncer le traitement réservé ainsi à la Première dame d’un pays ami, y compris dans les rangs démocrates où un député encore peu connu, John F. Kennedy, s’indignera d’autant « d’indifférence, sinon de mépris ». Mayling Soong ne pouvait pourtant décemment espérer beaucoup mieux. En pariant ostensiblement sur le candidat républicain, Thomas Dewey, à l’élection présidentielle, quelques mois plus tôt, les nationalistes chinois avaient porté au point de non-retour l’antipathie que Truman avait toujours éprouvée à l’endroit des Chiang. A l’annonce d’une nouvelle visite de l’égérie du Généralissime, des électeurs avaient écrit au président pour le mettre en garde contre cette femme capable, par son redoutable pouvoir de séduction, de « vendre des montagnes de neige à l’Alaska ». L’avertissement était inutile, cependant, car l’Amérique avait irrémédiablement fait ses choix comme devait le révéler, quelques mois plus tard, la publication d’un Livre blanc sur la politique chinoise des Etats-Unis qui crucifiait Chiang Kai-shek et son régime.

Réduite à l’île de Formose après 1949, la Chine nationaliste se trouvait dans une situation plus précaire que jamais. Madame Chiang n’en sera que plus motivée à déployer des trésors de diplomatie pour obtenir l’indispensable protection du « monde libre » et d’abord des Etats-Unis. Elle en fit la démonstration en juin 1960 quand Taipei accueillit Dwight Eisenhower, le premier président américain à fouler le sol chinois et le seul qui se rendit jamais à Taiwan. « Ike » connaissait bien Mayling Soong, qu’il avait rencontrée naguère au Caire, à Nankin et à Washington, malgré quoi ses collaborateurs crurent nécessaire de rédiger une notice biographique dans laquelle on lui apprenait que, « tout en étant charmante et affable en public, c’était une femme au tempérament nerveux dont la vie privée, paraissait-il, était ponctuée de soudains mouvements d’humeur »… Eisenhower avait également été prévenu que Madame Chiang « n’exerçait plus d’influence politique significative sur le Généralissime ou dans les cercles restreints du pouvoir ». Arrivé à Taipei, il ne lui faudra pourtant pas longtemps pour en douter. Mayling Soong avait imposé sa présence lors des entretiens officiels. Elle était au balcon du palais présidentiel quand l’auguste visiteur s’adressa, en fin d’après-midi, à une foule de 250 000 personnes. On la retrouva naturellement, le soir, au banquet offert par le Généralissime et elle était encore là quand celui-ci se retira avec le président pour continuer la discussion autour d’un café et d’une liqueur. Mayling Soong se joignit à son mari et à leurs hôtes, le lendemain matin, pour un office religieux à la chapelle de Shihlin. Ce n’est qu’ensuite qu’elle se sépara des hommes pour faire les honneurs du jardin de la résidence à Barbara Eisenhower. Elle prit enfin congé du président, non sans lui avoir remis un album de reproductions de ses peintures et un recueil des discours prononcés lors d’un récent voyage aux États-Unis. L’entente fut des plus cordiales entre Eisenhower et Madame Chiang. Peut-être faut-il en trouver une des raisons dans leur passion commune pour la peinture, à laquelle ils s’adonnaient l’un et l’autre.

La visite à Taipei du vice-président Lyndon Johnson, le 14 mai 1961, allait une fois de plus démontrer que Mayling Soong était bien davantage qu’une Première Dame commise aux seules fonctions protocolaires. Les conversations que Johnson eut avec le Généralissime se prolongèrent bien après minuit – fait remarquable, notera l’ambassadeur Drumright, parce que Chiang était un couche-tôt. Et quand celui-ci se retira finalement, c’est Madame Chiang qui poursuivit et conclut la négociation, soupesant chaque mot du communiqué final, révèlent les minutes de la séance de travail conservées dans les archives présidentielles à Austin (Texas). Le vice-président y rassurera les nationalistes sur les projets de la nouvelle administration américaine : les Etats-Unis n’avaient nullement l’intention de reconnaître « le régime de Peiping » et continueraient à s’opposer à son admission aux Nations Unies. Il y consacrera « l’objectif commun de la République de Chine et des Etats-Unis de sauvegarder l’intégrité de l’Asie libre » pour que, avait insisté Madame Chiang, « nos compatriotes sur le continent ne perdent pas espoir ». Mais il y soulignera surtout que « les progrès politiques, sociaux, agricoles et économiques à Taiwan, qui résultaient de l’effet conjugué des conditions de paix dans l’île, des talents et du travail des Chinois, et de l’aide américaine, étaient une réussite qui méritait d’être saluée dans toute l’Asie et à travers le monde ».

Fidèle à une tradition qui remontait aux années 1930 et 1940, quand elle se faisait presque un devoir de recevoir tout qui passait par Shanghai, Nankin ou Chongqing – journalistes, missionnaires, diplomates, hommes et femmes politiques – Madame Chiang restera omniprésente dans la conduite des relations publiques de la République de Chine à Taiwan. Elle portera aussi la bonne parole aux Etats-Unis en y effectuant régulièrement des séjours prolongés lors desquels elle prononcera, dans les universités, les clubs de la presse, les associations du barreau ou les chambres de commerce, des discours qui feront sensation, moins en raison des idées qui y seront défendues, cependant, qu’en vertu d’un vocabulaire exceptionnellement recherché et de références historiques, littéraires ou mythologiques toujours inattendues.

Au soir de sa vie, veuve depuis longtemps et retirée dans son appartement new-yorkais de Gracie Square, Mayling Soong ne résistera pas à l’ultime envie de donner son avis sur les affaires du monde et d’administrer des leçons de politique ou de diplomatie dans de longues lettres qu’elle enverra aux présidents Ronald Reagan (le 10 mai 1982) et George Herbert Bush (le 18 décembre 1991). Le premier fera banalement répondre par son secrétariat ; le second ajoutera, lui, quelques lignes manuscrites au texte préparé par ses services pour dire à sa correspondante qu’il a trouvé sa lettre « fascinante ». « Je suis occupé à lire, précisera-t-il, le livre de Manchester sur Churchill [The Last Lion. Winston Spencer Churchill : Visions of Glory, 1874-1932] qui traite de certains épisodes historiques que vous mentionnez si éloquemment. » ■

Philippe Paquet est l’auteur d’une biographie de Madame Chiang Kai-shek à paraître prochainement à Paris.

 

Le roi Fayçal d’Arabie saoudite en visite d’Etat à Taipei en 1971. Mayling Soong est aux premières loges.


■ Gandhi sous le charme de Madame Chiang               P.P.

©Philippe Paquet, 2008

On connaît les missions diplomatiques que Madame Chiang Kai-shek effectua aux Etats-Unis. On sait moins qu’elle accompagna son mari en Inde, en février 1942, pour un voyage destiné tout autant à convaincre le peuple indien de soutenir les alliés dans leur résistance au Japon qu’à apporter un appui à peine voilé aux indépendantistes engagés dans un bras de fer avec le colonisateur britannique.

Le 18 février est le jour de la rencontre tant désirée par les Chiang avec Mohandas Gandhi. À 72 ans, le Mahatma est l’âme de la révolte et, depuis Londres, Churchill peste à l’idée d’une collusion hautement symbolique entre les nationalismes chinois et indien. « Ce serait, j’en suis sûr, une grave erreur pour Chiang Kai-shek de parcourir plusieurs centaines de miles à travers l’Inde pour conférer avec Gandhi à propos de la fin ou non de l’empire britannique des Indes », écrit-il à son ministre des Affaires étrangères, Anthony Eden. Le 15 février, Singapour est tombée aux mains des Japonais et les Anglais, blessés dans leur orgueil, ont la susceptibilité à fleur de peau. Si Chiang est poliment dissuadé d’envisager un pèlerinage à Wardha, le village proche de Bombay où Gandhi a ses quartiers, Churchill ne veut pas davantage d’une réception à New Delhi, qui serait tout autant une consécration politique pour le vieil opposant. C’est sur le choix de Calcutta, par où le Généralissime doit repasser sur le chemin du retour, que s’établit le compromis. La délégation chinoise quitte Delhi au matin du 16 février, en compagnie de Nehru et d’Indira Gandhi, tandis que Gandhi fait le long voyage depuis Bombay en train lui aussi, mais en troisième classe.

C’est dans la luxueuse propriété d’un grand capitaliste indien, le magnat du coton Ghanshyamdas Birla, que se déroule l’événement. L’entretien avec Chiang Kai-shek dure tout l’après-midi, traduit au début par Hollington Tong [董顯光], le vice-ministre chinois de l’Information. Le Mahatma ne tarde pourtant pas à regretter Mayling, avec qui il a délicieusement bavardé après le déjeuner. « C’est bien pour vous d’avoir un interprète officiel quand vous voyez les rois et les empereurs des pays étrangers, mais, avec un homme ordinaire comme moi, je suggère que Madame Chiang traduise pour vous », finit-il par conseiller à son hôte. « De plus, j’aime entendre sa voix douce tandis que je suis le déroulement de vos pensées… » Mayling s’exécute, en priant Tong de reprendre le relais une heure plus tard. Tout à sa liberté inattendue, le vice-ministre chinois s’abandonne, cependant, à la découverte de Calcutta et manque à son devoir. « Ce soir-là, elle se plaignit d’être épuisée à cause de moi et je lui répondis d’adresser plutôt ses reproches au grand Indien », rapportera-t-il dans Dateline : China, un ouvrage publié en 1950. A celui-ci, Madame Chiang a, dans l’intervalle, décrit par le menu les difficultés inhérentes à la restitution de la pensée du Généralissime dans toutes ses subtilités, pour conclure : « Il n’a pas épousé une interprète ; il a épousé une femme ! »

Tout au long de la conversation, Gandhi n’a pas cessé de filer du khadi (ou khaddar), le coton dont on fait à la main des tissus traditionnels ; depuis les années 1920, il encourage cette pratique pour combattre le chômage rural et décourager les importations de vêtements étrangers. Mayling est intriguée et le Mahatma lui propose d’en apprendre la technique dans son ashram de Wardha. « Venez à Sevagram et je vous enseignerai, lui dit-il. Laissez le Généralissime faire de vous son ambassadeur ici et je vous adopterai comme ma fille ! » En attendant, il lui offre son rouet en souvenir. « J’ai connu trop d’hommes pour succomber à aucun, mais le Mahatma m’a captivée », confiera Mayling au journal Harijan fondé par Gandhi. ■

 

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