Un temple honorant l'esprit d'un chien est le lieu populaire d'un culte de la chance, de la santé et de la richesse.
Un touriste étranger prenant un taxi dans les rues encombrées de Taipei ou un ascenseur jusqu'au dernier étage d'un gratte-ciel taipéien peut vraiment s'étonner que l'esprit de traditionnel soit encore présent dans cette ville si trépidante. Taipei, n'est-elle pas devenue une de ces métropoles impersonnelles du XXe siècle qui perd son patrimoine culturel sur le chemin du modernisme?
Mais un regard plus pénétrant assure bien que le passé est encore très vivace dans cette marche effrénée vers le futur. Voyons un peu. Tiens, cette amulette suspendue au rétroviseur d'un taxi protégera son chauffeur dans cette circulation impitoyable, ou bien cet homme d'affaires drappé dans un complet européen des étages supérieurs d'un haut immeuble de la ville qui consulte toujours son devin avant de prendre une décision aux conséquences graves sur les marchés financiers de Tokyo ou de New York.
La technologie moderne n'a pas supplanté les dieux traditionnels. Au contraire, face à la rapide métamorphose de la société et aux fluctuations brutales de la bourse, les gens s'y cramponnent avec d'autant plus de ferveur et de dévotion. De grosses sommes issues d'un marché extérieur en plein essor sont toujours versées à la construction de nombreux temples et lieux de pèlerinage. Les fêtes religieuses à l'anniversaire d'un dieu populaire, comme la déesse Matsou, ou une toute autre commémoration divine drainent des foules de millions de personnes. Et la corporation montante des devins professionnels en tout genre assure un service qui va du mariage au conseil en investissement.
L'accès au tombeau souterrain des Dix-Huit Rois.
Peut-être nulle part ailleurs ne coexiste si bien la technologie moderne et la pratique religieuse traditionnelle de façon plus éclatante qu'au temple des Dix-Huit Rois, ou mieux Cheu-pa wang Kong [十八王公], situé dans le hsien de Taipei à Cheumen [Shihmen], donc au nord de Taiwan face à la grande mer de Chine orientale, et principalement dédié à l'esprit d'un chien. La construction de la première centrale électronucléaire de Taiwan dans les environs s'est un peu mêlé à son histoire et est la cause de sa si grande popularité.
Dix-sept de ces « Rois » honorés dans ce temple sont humains, le dix-huitième est canin. Selon une légende locale, il y a une centaine d'années, un bateau contenant les corps de dix-sept marins vint échouer sur la plage à la suite d'une tempête. Une autre version prétend qu'il s'agirait de pirates, mais peu importe. Dans ce bateau, il y avait également un chien, certes bien affaibli mais encore vivant. Il demeurait là fidèle auprès de ses maîtres décédés en gardant les corps contre les animaux sauvages et les oiseaux de proie jusqu'à l'arrivée des habitants du village voisin de Cheumen. Les villageois voulurent soigner et nourrir le chien et enterrer les corps. Mais le chien refusa toute nourriture de ses sauveteurs et alla se suicider en se jetant dans la tombe. On l'enterra donc avec ses maîtres. Le chien ainsi vénéré est devenu le symbole de la chance, de la vie, de l'amitié et de la loyauté. Il n'est donc pas étonnant que ce petit temple d'abord bâti pour apaiser les mânes esseulés de ces marins se transforma finalement en un haut-lieu de pèlerinage.
Les cigarettes servant d'encens.
A Taiwan, les fosses communes contenant les restes de héros inconnus ou imaginaires sont souvent le lieu d'une dévotion ou d'un culte. Leurs spectres sont affamés et féroces, n'ayant plus de descendants pour les nourrir et les apaiser. Et les « Dix-Huit Rois » n'y ont pas fait exception. Un petit autel fut donc édifié sur leur tombeau tandis que les habitants des environs venaient de temps à autre leur offrir de l'encens pour leur rendre hommage selon les rites traditionnels.
Le culte était resté strictement vicinal jusqu'à ce que l'Electricité de Taiwan (Taipower) décide de construire une centrale nucléaire dans le voisinage dans l'ignorance absolue du fait. Au début des années 70, au cours des travaux de terrassement, on apprit avec beaucoup d'émoi dans le voisinage que le projet engloberait le site du tombeau sacré. Mais, comme les travaux avançaient, les lourds engins de terrassement tombèrent tous en panne autour du monument sacré. Toujours est-il que, devant la stupéfaction générale, on abandonna le plan original et le rectifia en conséquence sur le terrain. Et, comme tout le monde peut le constater, l'enceinte de la centrale nucléaire borde le tombeau, mais ne l'entoure pas.
Près de l'entrée du temple, un grand encensoir devant une réplique du tombeau.
Par ces temps modernes, ce n'est pas le seul cas à Taiwan où la technologie du XXe siècle a cédé devant la puissance occulte des lieux sacrés. Ainsi à Taipei, le faubourg de Neihou a édifié un temple pour un gros rocher, appelé Seigneur Rocher Jaune. Longtemps révéré, il bloquait le tracé d'une voie et n'avait pas pu être déplacé. Ce n'est qu'après avoir promis de lui édifier un temple qu'on a réussi à le déplacer.
La construction de la centrale nucléaire et, surtout, la propagation de cet échec de l'encerclement du tombeau des Dix-Huit Rois a soulevé l'émotion et a véritablement transformé cette dévotion vicinale en un culte pan-insulaire. En 1975, on a construit un temple et, non loin, un immense parking qui, malgré sa taille, peut difficilement accommoder les convois quotidiens de voitures, d'autocars et de motocyclettes des pèlerins venant des villes voisines de Tamsouï, Kilong ou Taipei, ou même d'un peu plus loin...
Avant peu, un marché de nuit s'est installé près du temple où plusieurs boutiques et échoppes présentent à la foule bigarrée de pèlerins et de visiteurs toutes sortes de produits cuisinés, marins et autres, des boissons, de la bière et des noix d'arec, sans oublier non plus les chiromanciers, les astromanciers et autres devins et les inévitables vidéojeux. Un groupe d'entrepreneurs peu scrupuleux avait même tenté dans l'euphorie de rentabiliser le culte en construisant une réplique du tombeau et du temple quelques kilomètres plus loin à l'ouest qui, par une publicité tapageuse, les vantait comme originels, mais sans succès.
Une des deux statues canines dans la cage qu'on tente de toucher avec une amulette.
Le temple des Dix-Huit Rois est assez différent de la plupart des autres centres de pèlerinage taiwanais, car le culte est dédié à des spectres, et non à des dieux. D'autre part, le nombre 18 est conté comme celui des enfers dans la religion populaire chinoise. Le temple s'enveloppe ainsi de mystères et de périls indéfinissables. D'une manière générale, le culte rendu dans les temples taiwanais est diurne alors que les Dix-Huit Rois sont plus réceptifs d'un culte nocturne. C'est donc vers minuit jusqu'aux premières heures de la matinée que leurs esprits y possèdent leurs plus belles forces. La foule se rassemble au temple des Dix-Huit Rois tandis que la route littorale de Tamsouï à Cheumen s'encombre de véhicules. On leur offre normalement des bâtonnets d'encens incandescents, mais les Dix-Huit Rois acceptent aussi des cigarettes allumées. Parmi les offrandes, on trouve aussi des dessins imprimés de vêtements ordinaires et d'autres articles de tous les jours.
Le temple qui est essentiellement ouvert la nuit au public a également la réputation d'attirer dans la nuit des visiteurs insolites, comme les joueurs, les spéculateurs en bourse peu scrupuleux, les voyous, les prostituées, les chauffeurs de taxi indépendants, les endettés, les entraîneuses des clubs de danse, des salons de coiffure ou de massage, des personnages en marge de la société, tous à la recherche d'une meilleure chance au jeu de cartes ou à la bourse, d'une survie dans le milieu des durs, d'un apaisement du trafic urbain désastreux, d'un papa gâteau pour payer d'horribles factures. Les gens respectueux des lois se rendent plus volontiers dans un temple qu'ils croient hanté par des criminels. Et le portrait du marginal, pèlerin de ce temple, en accroît le pouvoir mystérieux. Pourtant, la grande variété, sans parler de la quantité extrême, des pèlerins qu'on y rencontre écarte la possibilité qu'il est seulement le domaine des groupes marginaux, voire criminels. La communion de toutes ces gens ordinaires et marginaux est le pèlerinage au temple des Dix-Huit Rois pour y rendre hommage et faire acte d'humilité par leurs dévotions. Ainsi, de nombreux chauffeurs de taxi y viennent acquérir une amulette du temple qu'ils suspendront au rétroviseur de leur voiture ou bien une statuette de l'esprit du Chien toute parée qu'ils disposeront sur le tableau de bord.
Les effigies des Dix-Huit Rois sur le maître-autel du temple de Cheumen.
Sur le chemin qui mène au temple de Cheumen, on ne peut manquer les deux temples bouddhiques tout flambant neuf au mille et une petites lumières, mais caverneux et pratiquement vides de gens. Plus loin, se tient le « faux temple » des Dix-Huit Rois qui, lui, est parfaitement désert.
A mesure qu'on approche du temple, une longue file de motocyclettes, de voitures, de camionnettes, d'autocars et même de jeeps suit lentement la déviation pierreuse et rocailleuse de la route en construction. Soudain, la route fait un coude, et c'est le grand parking. De là, un chemin étroit de plusieurs centaines de mètres conduit les pèlerins à pied vers le temple et à travers son inévitable petit marché de nuit à l'extérieur.
Il y règne une grande confusion. Presque tout le marché est souterrain, allant du temple jusqu'au parc de stationnement. Il baigne dans une fumée de cigarette imprégnante et une odeur forte et mélangée d'aliments en cuisson. On y accède à chaque bout par des escaliers en bois. Les gens circulent dans l'allée centrale flanquée d'une multitude de petits marchands de soupe ambulants, présentant la plus grande variété de mets et snacks taiwanais, de boissons diverses et de bière, à côté, d'autres tenanciers de jeux de chance et d'esprit, des devins de toutes disciplines et bien d'autres encore. L'obscurité qui colle aux murs est à peine affaiblie par les tubes fluorescents tous gluants de poussière et de suie, lançant sur les visages un rai de lumière pâle et sinistre. Pourtant, l'ambiance est à la bonne humeur. On y mange, boit, tente une révélation divinatoire, prend une photo-souvenir, joue au vidéojeu ou au tir sur ballons. C'est une version modernisée, une mise à jour de l'environnement traditionnel qu'on retrouve un peu partout autour des temples populaires chinois.
Devant l'autel, tout est ferveur, respect et crainte.
L'enceinte du temple est recouverte de carreaux en faïence blancs où sont brossées des peintures de scènes religieuses et ordinaires. Au coin, de grands caractères au néon rouge éclatants sur fond blanc, ressemblant à une enseigne lumineuse commerciale, indiquent très clairement « Temple des Dix-Huit Rois ».
Non loin de l'entrée, les pèlerins et les visiteurs sont assaillis par des femmes d'âge moyen qui, dans un jargon à peine intelligible, leur projettent au visage diverses pochettes en plastique contenant des amulettes jaunes et rouges et d'autres objets de culte. « Achetez-le moi! C'est seulement 50 yuans taiwanais. Achetez! » rythment les voix qui, déjà, donnent le ton de l'atmosphère trépidante de ce qui ce passe à l'intérieur.
Beaucoup, plus ou moins familiers de ces lieux, écartent toutes ces vendeuses en se frayant un passage vers l'entrée du temple au milieu de rangées de bradeurs et marchands de soupe à côté de leur chariot en acier inoxydable où chaque casier propose un mets différent. Offrir beaucoup de nourriture aux dieux, et aussi à leurs fidèles, fait partie du folklore religieux chinois. A l'entrée du temple, presque tout l'accès du temple est obstrué par des barres fixes et parallèles en acier à hauteur d'estomac. Cet intervalle étroit n'autorise que les visiteurs à s'y faufiler un par un, à l'exclusion de tout véhicule et autre engin mécanique. Dans la cour d'avant remplie de tables et d'autels, on y dispose les offrandes aux divinités. A gauche, devant un grand enclos grillagé, se tient un gros vase en bronze servant d'encensoir. Dans la cage, deux statues de chien en métal, les yeux grands ouverts. Chaque chien a des dents protubérantes et une langue qui pend par-dessus les babines. Sous le scintillement des multiples petites guirlandes électriques et des grosses bougies, les chiens semblent au premier coup d'œil très féroce. Mais à la longue, on observe à la fois un air curieux, narquois, bénin et plein de compassion. Ce sont des chiens pour toutes les émotions.
Les fidèles de minuit font leurs dévotions.
A côté de ces statues la réplique du tombeau commun du Chien et de ses dix-sept maîtres qui se tient en réalité à l'arrière du temple au bas d'une cage d'escaliers. En effet, quand on a construit la route qui longe l'enceinte de la centrale nucléaire il y a une vingtaine d'années, il a fallu relever le terrain de plus de trois mètres. Aussi l'autel original et le tombeau se sont-ils retrouvés au sous-sol.
On peut toucher les deux chiens en métal à travers les barreaux. Ils portent une fine écharpe rouge sur laquelle sont écrits les requêtes à l'esprit canin. Ces statues et les fidèles sont tous plongés dans une fumée opaque provenant de nombreuses et diverses spirales d'encens suspendues aux poutres et combles et des milliers de bâtonnets plantés dans l'encensoir.
A l'intérieur du temple, les vendeurs d'amulettes sont encore plus frénétiques tandis qu'ils sont entourés d'une multitude de dévots, car c'est bien l'endroit où tous les charmes ont leur plus belle prise. A l'instant, un chauffeur de taxi un peu rustre et mâcheur de noix d'arec et une jeune femme moulée dans une robe très courte mais un peu osée et magnifiquement coiffée achètent chacun un sachet en plastique : une amulette du temple. C'est un petit étui contenant un carré rouge et jaune et attaché à un long cordon de soie rouge. L'amulette est l'image d'un chien ornée de quelques mots assez significatifs, « Le chien fidèle protège son maître. Meilleurs vœux de sécurité et de bonheur ».
On voit d'abord, le chauffeur de taxi grimper sur la murette qui entoure la cage, saisir l'amulette de la main droite et, à travers les barreaux, tenter d'en tapoter la statue sous la cadence rapide d'une litanie marmonnée par le vendeur ou la vendeuse. Chaque vendeur possède une formule légèrement différente pour le transfert du pouvoir de la statue canine aux amulettes nouvellement acquises. Il récite tout simplement en sud-foukiénois (taiwanais) les vers rythmés suivants : « Touche les oreilles, tu auras une conduite sûre ; touche la tête, tu achèteras une belle maison ; touche la poitrine, tu auras une grande responsabilité professionnelle ; touche la gueule, tu auras une haute situation parmi les riches ; frappe toutes les parties du corps, l'argent pleuvra sur toi de toutes parts et tu hériteras d'une grande propriété. » Ces phrases perdent le rythme dans leur traduction française, mais le sens éclate bien haut et clair. L'esprit canin ameute donc la richesse.
Puis, c'est au tour de la jeune femme. Elle lutte contre les barreaux et finalement relevant plus haut sa jupe étroite, elle parvient à se hisser sur la murette. Prête à atteindre le chien à travers les barreaux avec son amulette, on entonne la litanie qui lui est quelque peu adaptée selon ses besoins personnels. Ainsi, une ménagère, dans les mêmes efforts, s'entendra peut-être dire « Touche les quatre pattes, tu nourriras bien ta famille,... »
Il faut souvent deviner pour saisir les mots ainsi débités, mais personne ne recevra d'aide pour comprendre le sens exact. Il faudra pour cela allonger le don en espèces. En effet, l'argent semble le moteur de ces litanies et de la pensée des fidèles. Ceux qui sont venus au temple il y a quelques années prétendent que le spectacle a aujourd'hui perdu de son effervescence. Au plus fort de la spéculation boursière et au début du lancement du jeu de hasard ta-kia le [大家樂], la « joie de tous », une loterie clandestine qui s'est formée après l'abrogation de la loterie nationale, le temple était envahi d'une foule plus dense. Il fallait de la chance, et même beaucoup, à tous pour devenir riches. C'est alors qu'on s'est tourné vers le meilleur ami des hommes, le « Chien de la chance ».
Le véritable tombeau du chien et de ses dix-sept maîtres remarquables repose donc maintenant au sous-sol, au fonds d'une étroite cage d'escaliers éclairée par des guirlandes électriques blafardes. Comme le pèlerin y descend, il perçoit comme un sentiment d'un danger impalpable mais imminent que surenchérissent les cris d'un mainate* qui hurle dans un pékinois parfait : « Que viens-tu donc faire ici? » Les murs recouverts de carreaux de faïence blanc sont peints de figures criardes par des fidèles bénévoles. La descente n'est pas toujours agréable, tant l'air semble lourd et quelque peu nauséabond. En bas, une antichambre où sont rangées des statues de chiens, des peintures de bouddhas et de bodhisattvas, et d'autres objets cultuels. Un magnétophone caché joue en sourdine des chants bouddhiques. On se rappellera que beaucoup de temples de Taiwan mélangent pêle-mêle les valeurs taoïques, bouddhiques et celles de la religion populaire chinoise.
Enfin, derrière l'antichambre, se tient la véritable sépulture. A première vue, on ressent à la fois un malaise et une déception. Un malaise, car l'air renfermé remplit l'atmosphère. On est évidemment dans un lieu sépulcral. Une déception, car une esthétique frappe lourdement la vue comme un marteau-pilon. Le sol, les murs, le plafond sont crasseux, pleins de saleté et de suie provenant des fumées d'encens, de bougies et de cigarettes. Un tube au néon est suspendu de guingois. La sépulture proprement dite est recouverte de morceaux de mosaïque multicolore qu'on utilisait il y a une vingtaine d'années à Taiwan pour le revêtement des baignoires en ciment. Enfin, le tertre est drapé de nappes de chintz aux couleurs éclatantes.
C'est la présence humaine généralement respectueuse qui adoucit la scène. Un chauffeur de taxi s'agenouillera en mettant sa cigarette allumée dans un encensoir près d'une statuette de chien. « Pourquoi offrez-vous une cigarette », voudrait-on lui demander. La demi-douzaine de gens se bousculent un peu dans ce lieu étriqué, les mains jointes pour prier, les lèvres remuant en silence et le corps s'inclinant avec beaucoup de révérence et de respect. Puis, après un coup d'œil furtif sur les lieux, le pèlerin regrimpe les escaliers.
Les simples curieux, eux, hésitent à reprendre le chemin du retour. Dans ce sépulcre souterrain, un sentiment d'insécurité les saisit. Partir immédiatement, après la prise de photos et l'observation de plaques et images commémoratives, leur semble incongru. Et peut-être dangereux. Alors, comme tout le monde, on se tourne quelques instants vers le tertre les mains jointes comme pour prier. On expliquera silencieusement à l'esprit canin la raison bénigne de la visite et on glissera un billet dans le tronc du temple afin de ne pas troubler les esprits du lieu.
En haut des escaliers, l'espace autour du maître-autel est foulé par les fidèles et pèlerins venus nombreux. Après minuit, les esprits du temple ont plus de vigueur, assure-t-on. Serait-ce par ce nuage plus dense de fumée d'encens ou de bougie qui menace d'absorber tout l'oxygène ambiant à tous ces gens qui se pressent entre les tables d'offrande, l'autel et les gros encensoirs métalliques. Sur le long rebord des murs du temple s'alignent des tas de bâtonnets d'encens et de monnaies votives en offrande tandis que les fidèles font la queue devant le four à incinération en brique pour y brûler la monnaie votive offerte aux mânes.
Sur le maître-autel, est la principale attraction : les dix-sept hommes et le chien vêtus de robes finement brodées. La rangée voisine de petites statuettes de bodhisattvas témoignent de la tolérance religieuse, mais l'ensemble des fidèles se tourne principalement vers le chien et son esprit. Devant, tous deux prosternés, une mère instruit son enfant : « Présente-toi. Dis-lui d'où tu viens et ce que tu souhaiterais. Dis-lui quand tu reviendras avec des offrandes le remercier d'avoir exaucé tes vœux. Dis-lui combien d'argent votif tu lui brûleras pour le remercier... »
Le sentiment commun d'insécurité ou de danger est rudement éprouvé à l'intérieur du temple par les pèlerins ou même les visiteurs. Ce danger ou cette insécurité, psychologiques ou matériels, sont donc étroitement liés à la puissance et l'efficacité de ce culte des Dix-Huit Rois. Cela va même plus loin, car c'est vers le Chien, et non les dix-sept hommes, que se tournent les diverses offrandes cultuelles et toutes les requêtes humaines. Les effigies canines dominent partout dans le temple, et c'est la seule image qui est peinte sur les amulettes du temple.
Les visions de l'enfer, par exemple, dépeignent généralement des gens moralement corrompus comme les victimes impuissantes de chiens féroces. Dans l'antiquité, on utilisait le sang de chien noir pour différents rituels. Ainsi naquit une certaine méfiance des Chinois à l'égard de la gent canine. Mais, ces derniers temps, on constate un changement d'attitude des Chinois de Taiwan à l'égard des chiens quand on voit le nombre de chiens qui sont adoptés comme chien de garde ou d'intérieur, exprimant justement la confiance et l'amitié.
La fiction et le théâtre ont aussi joué un rôle très important dans la propagation des divers cultes aux dieux dans traditionnelle. Aujourd'hui à Taiwan, les films et les feuilletons télévisés ont, en mieux, la même fonction. Les Dix-Huit Rois sont souvent le thème de nombreux films et feuilletons télévisés généralement en dialecte sud-foukiénois (ou taiwanais) avec toutefois une distinction entre les deux. Les films narrent les miracles des Dix-Huit Rois qu'achèvent une mort et· un ensevelissement à Cheumen. Les feuilletons préfèrent célébrer leurs exploits héroïques avant leur martyre.
Les films sont une curieuse combinaison de la fantasmagorie et de la bouffonnerie qui allie souvent le temple et la prostitution. Débutant sur les ondes en 1985, le feuilleton a une note plus sérieuse et théâtrale. Il transforme les Dix-Huit Rois en de braves rebelles chinois tentant de renverser le régime mandchou allogène (la dynastie Tsing a régné en Chine de 1644 à 1911) pour restaurer la dynastie nationale Ming évincée en 1644. Ils meurent en mer pour fuir leurs persécuteurs.
On rapporte qu'un acteur, le lendemain d'un pèlerinage au temple des Dix-Huit Rois, fut choisi pour jouer le rôle d'un des héros. Quant à Lisa, le berger allemand, qui a joué le rôle du Chien, sa robe fut teinte en noir pour l'assortir à l'imagerie religieuse populaire. Mais ni le cinéma ni la télévision ne sont le produit d'un zèle prosélyte conscient. Ce sont des spectacles de divertissement financièrement motivés. Tous deux témoignent de la grande popularité du culte aux Dix-Huit Rois, en même temps qu'ils le mettent en valeur.
Le temple de Cheumen n'est pas l'unique temple qui honore l'esprit d'un chien à Taiwan. Il y en a d'autres dans le centre de l'île. Le temple des Braves, à Kiayi, et le temple des Dix-Neuf Seigneurs, à Peïkang, sont également dédié à un esprit canin. Ces temples ont des affinités frappantes avec celui de Cheumen. Les deux se tiennent également sur le tombeau de jeunes héros et de leur chien fidèle. A la différence des Dix-Huit Rois, ceux-là sont morts au champ de bataille, et non en mer. Les héros de Kiayi et de Peïkang ont trouvé la mort à une date incertaine en combattant les forces de Lin Chouang-wen qui s'était rebellé contre l'autorité mandchoue en place dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Le Chien de Kiayi vint à la rescousse de ses maîtres assiégés en se prosternant avec profusion devant le juge du fou (préfecture*) de Taiwan (auj. Tainan) qui dépêcha du renfort auprès d'eux. Mais les secours arrivèrent trop tard. Tous les maîtres du chien avaient été tués, leur tête piquée sur les hallebardes des rebelles. Aux funérailles des victimes, le chien se suicida de désespoir en se fracassant la tête contre le sol.
Le Chien de Peïkang avait averti ses maîtres de se défendre d'une attaque de forces rebelles. Les ennemis ayant pu prendre ses maîtres à revers et par surprise les tuèrent tous sauvagement et empoisonnèrent finalement le chien fidèle. Les deux chiens ont été enterrés avec leurs maîtres respectifs.
Les temples de Kiayi et de Peïkang sont plus anciens que celui de Cheumen, et leur affabulation a probablement servi de modèle à ce dernier. Mais la disposition de leur maître-autel ne met pas en valeur le chien, ou son esprit, qui ne jouit pas d'une popularité aussi grande que celui de Cheumen.
Ainsi donc, le culte du chien au temple des Dix-Huit Rois est une excellente illustration de la coexistence de la tradition et de la modernisation à Taiwan. L'énergie produite par la centrale nucléaire n'a pas du tout amoindri la force d'un culte d'un temple voisin. Au contraire, elle a indirectement permis de célébrer l'esprit du Chien de Cheumen que les masse-médias ont su à leur tour propager à travers toute l'île.
D'après Meir Shahar et Wei Li-ting.
Photographies de Chen Ping-hsun.
Les deux articles sur le même sujet ont été complètement refondus dans la présentation française. (NDLR)
* mainate (n.m.) un passereau au plumage noir et bec jaune. Le mainate religieux, originaire de l'Inde, est capable après éducation d'énoncer des paroles de toute langue d'une sonorité assez pure. (NDLR)
* préfecture, est la traduction habituelle du terme chinois fou due aux missionnaires chrétiens dans leurs écrits latins. Comme beaucoup d'autres de ce genre, le terme latin est inadapté donc incorrect puisqu'il connote une idée imprécise sans rapport avec la réalité, d'autant plus que la hiérarchie impériale chinoise en la matière était assez subtile et complète. Cette circonscription, ainsi que toutes les autres intermédiaires entre le cheng (province) et le hsien (district), ont été supprimées par (NDLR)