15/05/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Une invention chinoise à portée de main de tout le monde Le papier

01/03/1996
Les cannes de bambou sont taillées et mises à tremper. Puis elles sont bouillies sur le grand fourneau de la papeterie.
Il Y a plus de deux mille ans, pendant la période des Royaumes combattants (403-221 av. J.-C.) en Chine, le principal ministre et lettré Houeï Che [惠施] (m. 310 av. J.-C.), du petit royaume de Liang [梁], était un grand ami de Tchouang-tseu [莊子]. Ce dernier en cri­tiquant le premier dans son ouvrage, un classique du taoïsme, a sans le vouloir donné une plus grande importance à Houeï Che. Ainsi, l'amour que Houeï Che portait aux livres est devenu légen­ daire, déjà même en son temps. Et pour une bonne raison. Chaque fois qu'il par­ tait en voyage, il avait la mauvaise manie d'emporter tous ses livres, et il ne s'agis­ sait pas d'une ou deux valises supplé­ mentaires, mais bien de cinq chars à boeufs bondés. Depuis, le proverbe « avoir une connaissance de cinq chars (à boeufs) » est assez courant pour louer quelqu'un de grand savoir.

En fait, le volume des matériaux de lecture entassé sur les cinq chars à boeufs de Houeï Che avait probablement une équivalence moindre qu'une étagère de livres de tout élève du collège secon­ daire. A l'époque de Houéi Che, les an­ ciens ouvrages se composaient tous de grandes et lourdes «pages» en bambou gravées et attachées avec des lanières de cuir. La grande invention chinoise du papier n'était pas encore réalisée. On la situe en effet au commencement de l'ère chrétienne. Elle a justement permis non seulement au transport facile des collections d'ouvrages de lieu en lieu, mais surtout au développement considé­rable de la civilisation chinoise, en pre­mier lieu, et des autres, ensuite.

Le développement des hautes études historiques et des civilisations est en étroite relation avec l'existence même de systèmes d'écriture. A partir des découvertes archéologiques dans la province de Honan à la fin du XIXe siècle, on sait qu'un système d'écriture chinois fort bien développé existait déjà sous la dynastie Chang [商] (XVIe-XIe s. av. J.-C.). Les matériaux sur lesquels ces anciennes inscriptions étaient faites com­prennent des os scapulaires de boeuf et des écailles de tortue, d'où leur appella­ tion (en chinois, kia-kou wen [甲骨文]). L'utilisation de cette écriture était exclu­sivement limitée à la cour royale parce que les structures sociales de antique ne donnaient pas accès au privi­lège des lettres à l'ensemble de la popula­tion et surtout parce que les écailles de tortue et les os scapulaires de boeuf des­ tinés aux sacrifices et à être gravés de­ mandaient une longue et difficile prépa­ ration bien au-delà des moyens du particulier.

Comme l'écriture prenait chaque jour un plus d'extension, un besoin plus grand de matériaux commodes à écrire se faisait sentir. On en vint finalement à l'emploi du bambou, qui devait se prou­ ver très populaire dès le VIlle siècle avant l'ère chrétienne, et jusqu'à l'inven­ tion du papier. Ce temps mémorable de la Chine antique commence justement avec la pé­riode des Printemps et des Automnes (770-481 av. J.-C.), une ère de grande pensée philosophique et intellectuelle qui est marquée par les enseignements de Confucius et de Lao-tseu (Laocius), le fondateur du taoïsme. Pour des raisons politiques et la propagation de ces nou­velles philosophies, l'écriture s'est rapi­dement développée en jouant un rôle de toute première importance.
A cette époque, les «pages» en bambou, ou languettes de bambou, étaient le matériau à écrire le plus large­ment répandu. On les utilisait principale­ment pour proclamer un édit royal et noter les principes philosophiques remarquables. Bien que beaucoup plus pra­tiques que les os et écailles des temps passés, elles n'étaient guère idéales, tant s'en faut.

D'abord, la préparation des lan­guettes de bambou n'était pas oeuvre aisée. Après la taille du bambou à la mesure désirée, on en arrachait l'écorce. Ces languettes étaient séchées au feu pour les rendre plus résistantes à la putréfaction et à l'attaque des insectes para­sites. Elles étaient enfin reliées ensemble en un «livre» qui pouvait alors être gravé à l'aide d'un poinçon, de la même manière que sur les os ou les écailles, ou bien écrites à l'aide d'un pinceau. Il est évident que le nombre de caractères li­sibles qui pouvaient y être facilement gravés ou écrits étaient peu nombreux, et il fallait une quantité énorme de lan­guettes de bambou. Les cinq chars à boeufs de Houeï Che font référence à une époque où l'écriture était de plus en plus significative et, si leur contenu avait été consigné sur du papier, il n'y aurait peut-être pas eu assez d'ouvrages rédigés (d'intérêt) pour remplir une demi-valise.

Quoique le bambou fût un matériau fort commode à travers toute , le travail de préparation de ces languettes de bambou mettaient ces «livres» hors de portée de l'homme ordinaire. En con­séquence, beaucoup de lettrés brillants, ambitieux mais pauvres se devaient d'utiliser des matériaux de moindre qua­lité, comme les feuilles de bananier sé­chées, pour pratiquer l'art d'écrire les ca­ractères chinois ou pour la copie d'ouvrages.

A cause de la rareté des ouvrages, quand un lettré de cette période retrou­ vait par hasard un texte de valeur, il devait d'abord le recopier sur sa per­sonne ou ses habits, et c'est seulement rentré chez lui qu'il le consignait définiti­vement sur tout autre matériau dispo­nible. Certaines demeures de lettrés étaient recouvertes d'écrits, sur les murs, les portes et même la vaisselle en bois.

En 221 av. J.-C., après plusieurs années de guerres intestines, fut enfin unifiée par le Premier Empereur de Ts'in (Ts'in Che-houang Ti [秦始皇]). En vue d'éviter le retour à la féoda­lité, qui avait mené à la division du pays et à la chute de la dynastie Tcheou, le Premier Empereur de Ts'in abolit le système féodal et s'investit de tous les pou­voirs en un gouvernement central. Les gouverneurs de différentes provinces, que l'empereur avait créées à la place des Etats féodaux, étaient responsables devant lui seul avec l'obligation de lui faire des rapports réguliers. On rapporte qu'en moyenne, le Premier Empereur de Ts'in lisait chaque jour jusqu'à 120 kin (livres chinoises) de rapports et qu'il ne prenait jamais de repos avant de les avoir tous parcourus. Cela peut sembler une oeuvre colossale qui dépasse les forces humaines, sauf si l'on rappelle que les lourds rapports étaient formés de lan­ guettes de bambou.

L'empire chinois de cette époque comprenait un territoire très vaste, le plus grand qui ait jamais été sous l'auto­rité d'un même souverain. Et le « travail bureaucratique» de ce gouvernement si agressivement centralisé devait être terrible. Si le Premier Empereur de Ts'in, durant son bref règne—il mourut après seulement quinze années sur le trône, et sa dynastie sombra avec lui1—, n'avait rien tenté pour trouver une solution per­tinente aux lourdes languettes de bambou, il a toutefois réussi à unifier l'écriture chinoise à partir des diverses formes de féodale.2 Cette im­mense contribution a eu une significa­tion aussi importante que l'invention du papier sous la dynastie Han suivante. (On divise la dynastie Han en deux pé­riodes, les Han occidentaux (206 av. J.-c. - 24 ap. J.-C.) et les Han orientaux (25-220), l'interruption est brève, une période où fut gouvernée par les Tsin.)

§ [L'empire de Han [漢] (ou sa dy­nastie dans la famille Lieou) est en effet divisé en deux périodes d'après le siège de sa capitale. La première période (occi­dentale) s'étend de la fondation rituelle de l'empire de Han en 206 av. J.-C jusqu'au sac de la première capitale Tchang­ an (auj. Si-an [西安], dans le Chân-si) en 25 après J.-C. De 9 à 23 de notre ère, Wang Mang, ministre et neveu d'une impératrice, usurpa le trône à son profit. Il tenta d'y asseoir sa famille en prenant le nom dynastique Sin [新] (Nouveau) (et non Tsin). A sa mort, une branche collatérale de la famille impériale re­trouva ses droits. La seconde période (o­ rientale) part de l'établissement de la capitale, plus à l'Est, à Lo-yang, dans le Ho-nan, en 25 de notre ère jusqu'à la dé­ position du dernier empereur de Han en 220 par Ts'ao P'i, au milieu de graves troubles dans l'empire.]

Les cannes bouillies sont diversement pour former une pulpe. Cette pulpe est petit à petit passée sur un large tamis en bambou.

Traditionnellement, vers le milieu de la période des Han orientaux, l'inven­tion (de la fabrication) du papier est attri­buée à Ts'aï Liun3 [蔡倫], eunuque du palais de l'empereur Ho, ou Ho Ti [皇帝] (88-105). Ts'aï Liun comprit le besoin urgent d'écrire sur un matériau pratique et économique pour la corres­pondance officielle, les rapports et tous les autres documents de la cour impériale hannique (des Han), encore plus nom­breux que sous les Ts'in. On rapporte qu'il fit l'essai avec plusieurs matières et qu'en fin de compte, il parvint à un papier économique fait de fibres végé­tales. Ainsi, on lui attribue l'invention du papier.

Or, il apparaît que le papier existait en Chine bien avant l'époque de Ts'aï Liun. Depuis le début des grandes découvertes archéologiques chinoises à la fin du siècle dernier et au début de celui­-ci, il y a ainsi de nombreux petits conflits de datation entre la tradition populaire et la dure évidence archéologique.

Un bel exemple est la découverte de la soie, traditionnellement attribuée à Louéi-tsou4 [嫘祖], épouse du légen­daire Empereur Jaune, ou Houang-ti [皇帝]. La date de la première utilisation de la soie en Chine remonterait donc à il y a 4 700 ans. Mais, dans une récente mise au jour d'un site néolithique chinois, on a découvert des lambeaux de soie qui datent d'une centaine d'année avant Loueï-tsou, ce qui repousse d'autant la date du tissage de la soie qui est bien avant ce qu'on ait pu imaginer.

§ [En établissant le comput de leur histoire, les Chinois ont convenu d'y in­clure les Cinq Souverains (ou ères) mythiques, mais la datation est tout à fait ar­bitraire et sans aucune valeur historique tandis qu'il existe des discordances chro­nologiques notables. Malgré cette tradi­tion qu'on ne saurait ignorer, on ne peut fixer avec précision la datation de l'in­vention de la soie. Elle remonte sûre­ment au néolithique postérieur (3000-1850 av. J.-C). Ici, la tradition n'est point démentie par les récentes dé­couvertes archéologiques.]

Semblablement, au cours de décou­vertes archéologiques de l'antique capi­tale chinoise de Tch'ang-an (auj. Si-an, dans le Chân-si, on a retrouvé un lambeau de papier datant des Han occiden­taux (IIe-Ier s. av. J.-c.), ce qui prouve à juste titre l'existence du papier en Chine avant l'époque de Ts'aï Liun. Mais si Ts'aï Liun n'est pas l'inventeur de la fabrication du papier, alors quand et com­ment cette fabrication a-t-elle eu lieu en Chine? Ce qui est assez intéressant, c'est que la réponse tourne autour de celle de la soie.

La soie et l'origine de la fabrication du papier sont inséparables. En effet, la soie était utilisée en très petite quantité, comme matériau à écrire alors que les languettes de bambou étaient couram­ment répandues. On notera toutefois que pendant toute l'histoire dynastique de , jusqu'à nos jours, les décrets impériaux étaient rédigés sur de la soie jaune. Ainsi, la soie comme matériau à écrire était strictement limitée à l'usage de la cour à cause de son coût excessif.

Les sous-produits de la soie furent les matières premières du premier papier. Ainsi les cocons laissés de côté, car trop difficiles à effiler, et les bouts de cocons qui ne pouvaient plus être étirés étaient traités pour un tout autre usage. Trempés puis bouillis pour en extraire la résine, ils étaient enfin battus pour en briser les fibres. L'ensemble disposé sur un fin tamis en bambou était rincé à la ri­ vière et séché au soleil. Après séchage, ces restes étaient utilisés comme ouate de soie pour édredon, manteau fourré, etc. Ils avaient l'avantage d'être très chauds et extrêmement légers. Cette ouate de soie retirée du tamis de bambou, il s'y déposait une très fine couche de fibres courtes et résineuses de soie qui s'étaient agglomérées. Certains, ou peut-être beaucoup de gens, eurent apparemment l'idée de retirer cette mince pellicule de fibres qui avait pris la forme du tamis et de l'utiliser pour écrire. Ce fut le premier papier de Chine. Le caractère chinois désignant le papier, tcheu [紙], utilise la clé pour la soie, sseu [絲], proclamant ainsi son origine.

§ [Ici, l'auteur se méprend quelque peu. L'affirmation que peu ou prou de gens aient utilisé cette mince pellicule de fibres de soie, en fait une cellulose, comme matériau à écrire suppose des ouvriers-papetiers une forte érudition tandis que les structures sociales de cette époque ne se prêtaient guère à l'exploita­tion de ce type de «papier», qui plus était résineux et inapte à fixer une encre diluée. Cette découverte, probablement accidentelle, ne peut qu'être un premier pas vers l'invention du papier avec la cel­lulose végétale totalement différente.]

Les feuilles de papier fraîchement formées sont empilées puis pressées pour en extraire l'excédent d'eau.

§ [Le papier est une matière feutrée et séchée, constituée par l'enchevêtre­ment de fibres de cellulose. La cellulose est une substan,ce blanche, de formule(C6H10O5)n qui est le constituant univer­sel de la paroi celIulaire des végétaux et se présente généralement sous forme de fibres. Après avoir épendu sur une toile métallique fine une suspension dans l'eau de fibres cellulosiques, elles s'y dé­posent en s'enchevêtrant tandis que l'eau s'écoule. Une fois pressé et séché, cet enchevêtrement constitue le papier.]

§ [Mais cette découverte n'est abso­lument pas à l'origine du terme chinois. En effet, le Chouo-wen Kié-tseu [說文解字] (dictionnaire étymologique des idéogrammes chinois), composé vers l'an 100 de notre ère, ne donne à l'idéo­ gramme tcheu [紙] qu'une seule accep­tion, bandelette de soie fine (pour écrire), qu'ont complétée des ouvrages contem­porains. Plus tard, on trouve dans le Tong kouan Han ki [東觀漢記] une se­conde acception, l'invention de Ts'aï Liun. Enfin, Sou Yi-kien [ 蘇易簡], dans son ouvrage, Tcheu-p'ou [紙譜] (Chro­nique du papier), en indique les diffé­rentes matières premières utilisées selon les régions productrices : « On fabrique diversement le papier (en chinois, tcheu), au Sseu-tchouan avec du chanvre; au Fou­-kien avec du bambou tendre; dans le Nord avec des écorces de mûrier; à Yen-ki [剡溪] avec du rotin; près de la mer avec des mousses; au Tche-kiang avec de la pâte de céréale et des tiges de riz; dans le Centre-Est (Wou) avec des cocons; et dans le Centre et le Sud (Tch 'ou) avec du papyrier (mûrier à papier).» ]

§ [Le papier fut aussi désigné en chi­nois du nom du papyrier, ou mûrier à papier, tch 'ou [楮], à partir duquel il était principalement fabriqué. Cet idéo­gramme, dans cette acception, est encore présent dans de nombreuses lo­cutions. L'analogie aidant, on a vite pris les caractères tcheu, désignant des bandes de soie [紙] ou de tissu [幣] sur lesquelles on écrivait, pour dénommer le papier proprement dit. On retrouve la même chose en Europe. C'est la feuille de papyrus, en latin charta (du grec khartês, d'origine égyptienne)' qui a d'abord dénommé le premier «papier». Ce terme a subsisté en italien (carta), en grec moderne (khartÎ) et même en arabe (qartâs). En français, il a formé les mots carte et charte. Puis, c'est le papyrus, sous son appellation populaire papier qui a tôt désigné le «papier» fait pour écrire. Les autres langues d'Europe ont adopté ou assimilé ce terme français tandis que la papeterie française (Ambert et Troyes) exerçait une grande influence à l'époque (XIVe et XVe siècle). Plus tard, le papyrus a récupéré sa dénomination savante latine pour son appellation propre. Yoir infra.]

Bien que le principe élémentaire de la fabrication du «papier» fût ainsi compris, l'usage continu de fibres de  soie eût été peu pratique du point de vue et du coût et de la quantité limitée mise à disposition. On s'aperçut plus tard que d'autres sortes de fibres utilisées dans la confection des tissus contenaient aussi des fibres courtes nécessaires à la fabrica­tion du papier. Le lambeau de papier, dé­couvert à Si-an et datant des Han occi­dentaux, était fait de chanvre. Il était évi­demment plus économique qu'à partir de la soie. §[Cette découverte archéolo­gique ne confirme nullement l'invention du papier à partir de la soie, comme il est affirmé plus haut.] Si cette découverte estompe quelque peu la gloire de Ts'aï Liun, inventeur du papier, le personnage brille toujours pour sa contribution à l'a­ mélioration de la fabrication du papier. Au temps des Han orientaux (Ier-IIe s. de notre ère), il devenait nécessaire d'avoir un moyen plus économique pour la production de papier. Ts'aï Liun essaya avec des chiffons, de vieux filets, des écorces d'arbre et tout ce qui conte­nait des fibres végétales et qui pouvait entrer dans la fabrication du papier. Il en améliora suffisamment le procédé pour un plus grand rendement de la produc­tion. Par exemple, auparavant, les maté­riaux utilisés pour cette fabrication trem­paient dans une eau pour une décompo­sition naturelle; après quoi, les fibres se séparaient facilement les unes des autres. Cette décomposition naturelle était cependant très lente. Ts'ài Liun en accéléra le mouvement en brassant ces matériaux dans un grand mortier pour les briser et en séparer les fibres. Il rédui­ sait considérablement le temps de cette transformation, ce qui en accroissait net­tement le rendement.

Ces grandes feuilles de papier sont séchées sous une ventilation chaude.


Au cours des trois siècles suivants (IIIe-Ve siècle), la fabrication du papier a connu de plus amples développements en terme de qualité et de rendement. Il faut surtout noter l'augmentation consi­dérable du volume de la production de papier. Du temps de Ts'ài Liun, il fallait un tamis de bambou pour fabriquer un morceau de papier. Lorsque la fine pelli­cule en pâte de fibre (ou cellulose) s'éta­lait uniformément sur le tamis, on la lais­sait sécher au soleil. Après séchage seule­ment, le «papier» pelait doucement du tamis. Ce procédé exigeait beaucoup de tamis pour ne produire que peu de papier et, surtout, beaucoup de temps pour le séchage de la cellulose. Ce pro­cédé fut modifié. Plutôt que de laisser sécher la cellulose sur les tamis, on la re­tirait ainsi étalée et encore humide. Toutes ces feuilles de «papier» étaient entassées humides les unes sur les autres auprès d'une soutce de chaleur pour être séchées. Alors, plutôt que d'attendre une demi-journée ou plus le séchage du papier sur le tamis, l'ouvrier pouvait aus­sitôt préparer une feuille après une autre avec un même tamis. Ce procédé avait l'avantage d'être beaucoup plus économique. C'est pourquoi, on porta les ef­forts sur la qualité du papier du moment que le rendement économique du papier était acquis. Avec du lin ou de l'écorce de mûrier à papier (broussonétie, dit aussi papyrier), on obtint des papiers beaucoup plus fins. En outre, les mé­thodes de coloration du papier au moyen de la teinture végétale firent aussi leur apparition à cette époque. Grâce aux quelques oeuvres de cette époque qui nous sont parvenues, on peut s'aperce­voir que la production de papier en Chine avait déjà atteint un excellent niveau.

Tandis que la consommation de papier continuait d'augmenter à cette époque, elle monta en flèche avec l'avènement de l'imprimerie au début des T'ang (VIIe siècle de notre ère). Les(premières) planches d'impression xylo­graphiques apparurent dans les années qui suivirent aussitôt les T'ang (Xe siècle). Avec l'installation d'un gouvernement civil, formé de lettrés et d'éru­dits (qui se concrétisa sous les Song aux XIe et XIIe siècles), la consommation de papier dépassa tout ce qu'on avait pu connaître jusqu'alors. Si les procédés de fabrication avaient déjà atteint une cer­taine perfection (à laquelle ils sont très probablement parvenus, étant donné la technique du jour), ce dont ils avaient besoin était surtout des matériaux immé­diatement disponibles pour une fabrica­tion de papier plus importante qu'au­ jourd'hui. Les Chinois, se tournant vers leur passé, retrouvèrent un matériau très familier, le bambou qui était (et est toujours) une des productions les plus courantes de Chine et aussi une res­source immédiatement disponible et peu onéreuse pour satisfaire la demande in­ cessante de papier du pays.

Sous les Song, l'impression à carac­tères mobiles vint en usage et les docu­ments imprimés étaient certes très largement distribués, mais il n'y eut guère de grands changements dans la fabrication du papier ou dans le choix des matériaux jusqu'à l'avénement de la machine mo­derne à fabriquer le papier.

§ [Les caractères mobiles furent in­ventés par Pi Cheng [畢昇] en 1041. Les idéogrammes entiers en plomb étaient coulés dans des moules en terre cuite. Par la suite, différents alliages au cuivre en améliorèrent la dureté et la résistance à l'impression. On doit cette invention en grande partie au génie propre de la langue chinoise à travers ses idéo­grammes qui sont chacun à la fois un mot et une «lettre» en soi. Différem­ment écrit selon le style ou les innombrables variantes des copistes, un même texte devenait aisément illisible ou in­compréhensible. Aussi la fixité des formes imprimées des idéogrammes devait ouvrir à l'ensemble de la popula­tion chinoise l'accès à sa propre langue écrite.]

Un récit illustré, précis et fondamen­tal des techniques chinoises de fabrica­tion de papier est contenu dans l'ouvrage Tien kong k'aï wou [天工開物] (Les cé­lestes inventions) de Song Ying-sing [宋應星], spécialiste des pratiques agricoles quelque peu obscure mais brillant de la dynastie Ming.

La voici très brièvement : (1) Les jeunes cannes de bambou, dépouillées de leurs feuilles, sont placées dans un bassin d'eau courante pour y être trem­pées, puis rincées au bout de cent jours. (2) Les cannes de bambou ainsi ramol­lies sont bouillies avec de la chaux dans un récipient en pierre pendant huit jours et huit nuits. (3) Après ébullition, le mé­lange est versé dans un grand mortier pour y être brassé jusqu'à l'obtention d'une pâte (pulpe de papier). (4) De cette pulpe de papier, on en verse sur un fin tamis en bambou au cadre de bois qui est secoué d'avant en arrière dans de l'eau pour l'y répartir en une couche fine et égale. —C'est le moment le plus diffi­cile et le plus délicat qui assure un pro­duit fini doux et plat. Les ouvriers qui ef­fectuaient ce travail devaient avoir de longues années d'expériences avant de pouvoir répartir uniformément la pulpe sur le tamis.— (5) Sorti de l'eau, le tamis est égoutté puis retourné pour en détacher la feuille de «papier» qui est empilée sur une autre feuille et ainsi de suite. (6) A l'obtention d'une certaine quantité de feuilles de «papier», on dis­pose une planche en bois sur la pile que l'on presse avec une pierre pour extraire le reste d'humidité. (7) Ce qui est tout à fait remarquable, ces feuilles n'adhèrent pas entre elles. En effet, elles sont déta­chées une à une à un moment donné et rempilées ensemble dans un four à basse température pour le séchage. L'opéra­tion achevée, les feuilles de papier sont emballées pour expédition.

Cette technique, qui marque l'apo­gée du génie chinois, est restée inchan­gée jusqu'aux temps modernes. Même si la plupart des papiers pour les jour­naux, les cahiers, les livres sont actuelle­ment produits industriellement en République de Chine, le papier le plus fin pour la calligraphie et les autres usages particuliers sont toujours produits selon l'ancienne méthode.

Bien qu'un peu plus de mille ans se soient écoulés depuis la première appari­tion du papier en Chine, la première usine européenne de papeterie, en France, n'a pas commencé avant l'an 1157. Cette fabrication, révolutionnaire pour la civilisation chinoise, fut passée aux Français par les Arabes qui l'avaient apprise des Chinois environ quatre siècles plus tôt.

En 751, à la suite de guerres contr e les forces de la dynastie T'ang, un des Etats arabes avait fait quelques prison­ niers chinois, parmi lesquels il y avait de grands papetiers. Ramenés à Samarcande (auj. en Asie centrale, Ouzbékistan, Union soviétique), ils « transférèrent leur technologie» de la papeterie à leurs vainqueurs. Il ne fallut guère de temps pour y voir fonder officiellement dans la région une usine de papeterie et, finalement, la fabrication de papier se répandit jusqu'en France par l'Afrique du Nord.

Au XIIIe siècle, la fabrication du papier était devenue courante dans toute l'Europe. Jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle, certains Européens croyaient encore que le papier avaient été inventé par les Allemands ou les Ita­liens. A la fin du XIXe siècle, un profes­seur européen avait à juste titre corrigé cette idée que le papier n'était pas une invention européenne, mais qu'il fixait au VIlle siècle à Samarcande. Approfondis­ sant ses recherches, il déclarait six plus tard que le papier avait probablement ses origines en Chine, une vision qui fut pleinement confirmée par les décou­vertes archéologiques du Sinkiang et du Kansouh au début du XXe siècle.

§ [Il règne une assez grande confu­sion dans l'histoire du papier qui est trop souvent bousculée et hâtive. En fait, sous l'impulsion du courant expansio­niste chinois, l'empereur Hiuan-tsong (règne 712-754) lança ses armées jus­qu'aux confins de l'Asie centrale. Elles devaient rencontrer sur un terrain éloigné et moins favorable un autre empire en pleine expansion, l'Islam. A la bataille du Talas en 751, les armées chinoises succombèrent devant les forces musulmanes et se retirèrent aussi­ tôt jusqu'au Kansouh, en Chine. Des pri­sonniers chinois emmenés à Samarcande y fondirent une papeterie cette même année. Plus tard, le calife Haroun er­ Rachid (règne 786-809) ordonna en 794 la création d'une papeterie à Baghdad, capitale de l'empire musulman. Les con­quêtes arabes, et surtout les divisions du califat répandirent lentement dans les différentes autres capitales musulmanes la précieuse invention chinoise jusqu'en Espagne maure.]

§ [En Europe, on fait état en 1154 de la grande papeterie de Játiva, dans le royaume (émirat) de Valence qui sera glorieusement conquis par l'Aragon en 1238. On relève la première papeterie dans l'Europe chrétienne en 1276 à Fa­briano, près d'Ancône (Italie). Au siècle suivant seulement, la papeterie fit son apparition en France (à Ambert, près de Clermont-Ferrand en 1326) puis en Alle­magne (à Nuremberg en 1390). De là, elle rayonna dans toute l'Europe.]

§ [Ce n'est qu'aux XVe-XVIe siècles que la papeterie atteignit des frontières plus lointaines en Europe (Pologne, Hongrie, Russie et Scandinavie). Dès 1575, les Espagnols créèrent la première papeterie du Nouveau Monde à Culhua­cán, près de Mexico. Enfin, c'est l'ingé­nieur français Nicolas-Louis Robert qui mit au point une machine pour la fabrica­tion moderne du papier en 1798. Cette machine fut très vite perfectionnée et a reçu les développements que l'on con­naît dans le monde.]

§ [On explique assez mal la lenteur d'adoption du papier en Europe chré­tienne. Ce sont les Maures d'Espagne qui y amorcèrent la fabrication du papier. Pourtant le papier n'était certai­ nement pas inconnu, à cause des nom­breux contacts, même violents, avec l'Islam. Longtemps considéré impie, en tant qu' «objet» des Infidèles, le papier eut des débuts très difficiles et très lents en Europe. C'est vraiment de France, qui lui donna son nom en Occident, que le papier a reçu ce si grand essor pour en fin de compte s'installer ainsi dans la vie de tous les jours.]

Non seulement les Chinois furent les premiers à avoir fabriqué le papier dans le monde, mais la finesse de leur papier n'a jamais été égalée nulle part en Europe avant l'ère moderne. Et même, nos papiers modernes, fabriqués mécani­quement avec des procédés chimiques, commencent à se détériorer sérieuse­ment au bout de vingt à cinquante ans, alors qu'il existe beaucoup d'ouvrages de la dynastie Song (de près de mille ans d'âge) encore en excellent état, sans signe de déprédation graves malgré leur grand âge. La principale raison de la longue durée de ces papiers chinois est que les matériaux utilisés, comme le lin ou le bambou, sont moins sujets aux transformations au contact de l'air et du climat que la pulpe de bois qui est finale­ment devenu la principale matière pre­ mière dans le monde moderne.

Le roi de Suède [Gustave V], au cours d'une visite en Chine en 1933, avait particulièrement admiré les ou­ vrages qu'il avait vus au musée national du Palais (à Pékin) et qui, malgré leur longévité séculaire, ne s'étaient ni déco­lorés ni abîmés, un fait qu'il osa souli­gner aux papetiers européens [et améri­cains] pour en tenir compte dans leur fabrication. Au cours de cette visite, le souverain suédois avait aussi proposé un effort de coopération entre les industries papetières de Chine et de Suède.

De ces débuts accidentels comme couche fine sous-produite des restes de fibres de soie sur un fond de tamis en bambou il y a plus de deux mille ans, l'invention chinoise a contribué au déve­loppement non seulement de sa propre civilisation mais aussi, plus tard, de celle de [l'Islam et de] l'Occident. Le papier et les documents imprimés font mainte­nant partie intégrante de notre vie. Et il est difficile d'en imaginer l'absence et, conséquemment, la probable ignorance de maints plus grands artistes du monde et de leurs oeuvres. Ainsi, la présente revue qui est entre vos mains en ce moment est un héritage direct de ce que les Anciens Chinois ont légué.■

1.Che-houang Ti est mort en 210 av. J.-C. au cours de sa 37° année de règne. Il fut d'abord souverain (wang) du Ts'in, annexa différents royaumes chinois et à l'écrasement du dernier en 221 av. J.-C., il se proclama empereur de tout le pays conquis Oa Chine) auquel il donna le nom du sien propre. C'est ce nom qu'ont retenu les Perses (Sin), les Grecs et les Romains (Sina) pour désigner justement petit-fils, un enfant, fut déposé en 206 av. J.-C. par Lieou Pang, général de Che·houang Ti, qui, vainqueur des autres prétendants au trOne impé­ rial, fondera l'empire de Han en 202 av. J.-C.

2.Cf. numéro de juillet-aoQt 1985 de libre (pp. 22 sqq.)

3.Ts'aï Liun est écrit selon l'orthographe tradition­nelle française. Toutefois, en chinois moderne, il convient de signaler sa prononciation actualisée Ts 'al' Louen.

4.Loueï-tsou. La prononciation actualisée de ce nom est Leï-tsou.

Les plus lus

Les plus récents